UNIVERSITE-LAVAL DE QUEBEC. THESE POUR LE DOCTORAT EN MEDECINE, Présentée et soutenue le 15 Juin 1859, ï>a,r E. ^l. H. LaRUE, Licencié en Médecine. DU SUICIDE. Le sentiment religieux, en général, est le préservatif le plus efficace du suicide. E. LlSLE. QUEBEC: DE L'IMPRIMERIE DE ST. MICHEL ET DARVEAU, 11, rue Lamontagne, Basse-Ville. 1859. i» s \ UNIVERSITE-LAVAL DE QUEBEC. THÈSE POUR LE DOCTORAT EN MEDECINE, Présentée et soutenue le 15 Juin 1859, Par F1. A.. H. LaKUE, >/ Licencié en Médecine. DU SUICIDE. Le sentiment religieux, en général, est le préservatif le plus efficace du suicide. E. LlSLE. ^ LITÏ^Àwj. ;" DE L'IMPRIMERIE DE ST. MICHEL ET DARVEAU, 11, rue Lamontagne, Basse-Ville. 1859. A MON PÈRE, A MA MÈRE, AFFECTION, DÉVOUEMENT. A M. LE RECTEUR DE L'UMVERSITÉ-LAVAL, RECONNAISSANCE SANS BORNES. A MES MAITRES. Leur élève reconnaissant. INTRODUCTION. Le suicide a attiré, d'une manière toute spéciale, l'attention des moralistes et des médecins légistes, depuis un certain nombre d'années. C'est surtout dans des questions de ce genre, que la statistique est venue offrir le secours de ses importants services, et aussi des relevés nombreux et intéressans ont-ils été faits dans un grand nombre de pays civilisés. Les causes de ce crime contre nature, les diverses circonstances qui l'accompagnent, les raisons nombreuses qui semblent expliquer sa plus grande fréquence depuis quelques années, tout a été discuté, expliqué de bien des manières différentes et parfois opposées, suivant les idées, les principes, la manière de voir de chaque auteur, suivant aussi les notions philosophiques plus ou moins saines, ou les préjugés inhérens à l'éducation de chaque individu. Dans toutes ces discussions, il me semble qu'une importance trop grande a été accordée généralement à une foule de causes qui, à mes yeux, sont d'un intérêt tout-à-fait secondaires : telles que la misère, la pauvreté, le dégoût de la vie, l'influence des climats, des saisons, les phases de la VI lune, etc., etc. : tandisqu'on n'a fait qu'effleurer, ordinaire- ment, cette grande et suprême cause qui domine, et qui absorbe pour ainsi dire toutes les autres, je veux parler de l'absence de principes, ou de l'indifférence en matière de foi et de religion. Loin de moi la pensée de vouloir établir en axiome que la moralité d'un pays peut toujours se calculer par des chiffres, peut toujours se juger par le nombre des suicides ou des autres crimes qui se commettent dans son sein. Mais ce que je veux surtout faire ressortir de ma thèse, c'est que dans les pays où la foi, où les principes religieux sont universellement répandus, et ne sont pas à l'état de lettre morte, et dans ceux où le matérialisme n'a pas encore jeté ses racines, là aussi le nombre des suicides ne doit pas atteindre un chiffre bien élevé. Notre jeune pays, que les étrangers s'accordent générale- ment, et avec raison, à regarder comme un des plus moraux et des plus religieux de la terre, notre jeune pays, dis-je, m'a paru placé dans des circonstances, tout-à-fait favorables pour la démonstration de cette grande vérité : et heureuse- ment mes prévisions ont été pleinement confirmées, ainsi qu'on pourra s'en convaincre par la lecture de mon relevé statistique. La première partie de ma thèse est consacrée à l'examen des différentes espèces de suicides, et à des considérations générales sur les causes qui semblent développer cet acte ou le faire naître. Dans la seconde partie se trouve un résumé des moyens proposés par les écrivains les plus respectables, pour établir le diagnostique du suicide. La troisième partie offre un relevé statistique de tous les cas de suicide, commis dans le Bas-Canada, pendant l'es- pace de douze ans, vg. depuis 1846, à 1857, avec les causes, les moyens employés, etc., etc. Ce relevé a été fait d'après les rapports d'enquêtes, VII tenus par MM. les Coronaires des divers districts, et aussi d'après quelques renseignemens particuliers. Je profiterai de cette occasion, pour offrir à MM. les Coronaires mes remercimens, pour les précieux renseignemens qu'ils ont bien voulu mettre à ma disposition avec un empressement tout-a-fait libéral, et je crois devoir mentionner ici, d'une manière toute spéciale, MM les Coronaires des Districts de Québec, de Trois-Rivières, d'Outaouais, de Kamouraska, de Rimouski, et M. Harper, de Percé. Dans mon relevé n'entrent pas naturellement, le bien petit nombre de suicides qui peuvent échapper à la vigilance des officiers de la justice, et qui sont mis sur le compte des accidens ; chiffre, d'ailleurs, trop peu considérable pour affecter notablement la statistique. F. A. H. La Rue. CHAPITRE PREMIER. ARTICLE I. DU SUICIDE, DEFINITION ET CLASSIFICATION. Le suicide (se occidere) est l'acte par lequel un individu met fin à sa propre existence ; quelque soit l'état d'esprit où il se trouve au moment de cet acte, quels que soient les moyens auxquels il a recours pour l'accomplir. Ce n'est qu'à la fin du siècle dernier que fut créé ce terme suicide; jusque là, l'action de mettre fin à ses jours n'avait reçu de nom dans aucune langue. Grandes ont été les divergences d'opinions parmi les écrivains pour donner une juste définition de ce mot : et ces divergences s'expliquent naturellement, si l'on songe aux causes si nombreuses et parfois opposées qui donnent lieu au suicide, si l'on examine les moyens si variés qui sont mis en usage pour l'accomplir. Quelques-uns, comme Esquirol, veulent qu'on descende dans la conscience de chaque individu, qu'on scrute les secrets intimes du cœur humain, que dans tous les cas, l'on examine et l'on pèse les sentiments qui ont porté un indi- vidu à se donner la mort, avant de faire l'application du mot suicide: " L'homme, dit-il, se tue ou s'expose à une mort certaine, mû par les sentimens les plus élevés, son action est alors plus digne d'admiration que de blâme." Qu'il mérite notre approbation la plus sincère, celui qui, dédaigneux de la vie, expose ce précieux fardeau, volon- tairement et librement, lorsqu'il est sous l'empire de passions nobles et élevées, et pour des causes raisonnables, rien de 10 plus vrai ; mais d'un autre côté, je ne saurais comprendre quelles sont les nobles passions, quels sont les sentimens élevés qui peuvent jamais porter un individu à se plonger un poignard dans le cœur, où à se brûler la cervelle ; et non plus comment une pareille action peut jamais être plus digne d'admiration que de blâme. Dans ces deux actes que M. Esquirol veut assimiler, il me semble voir toute la différence du monde. Dans le premier cas, il y a courage porté jusqu'à l'héroisme, obéis- sance aux ordres de la divinité, qui veut de notre volonté qu'elle soit toujours prête à lui faire le sacrifice entier de tout ce que nous possédons, même le sacrifice de notre vie, pour l'accomplissement de nos devoirs publics et privés : dans le second, il y a folie ou crime, révolte contre la divinité, qui s'est réservée à elle seule le droit de nous retirer ce don qu'elle seule peut donner. Dans le premier cas, il n'y a qu'exposition de sa vie ; dans le second, véritable meurtre de soi-même, et empiétement sur les droits de la Divinité, qui seule, est maitresse absolue de notre existence. Cette différence sera rendue encore plus sensible par des exemples. Ainsi, pour moi, Regulus, retournant de lui-même, et volontairement, devant le Sénat de Carthage où il sait que J'attendeut les supplices les plus atroces et une mort certaine, pour moi, Regulus n'est pas un suicide, comme l'ont prétendu quelques auteurs. Sa noble résignation est le comble de l'héroisme et du dévouement aux principes de l'honneur. Il se soumet à la mort, c'est vrai ; mais il ne la recherche pas, il ne la désire pas. Il n'est qu'une noble victime offerte à la foi jurée, au patriotisme, il n'est pas le sacrificateur ; il est tué, il ne se tue pas. Bien plus, suivant St. Augustin, sa démarche même est la plus forte condamnation du sui- cide : " Si donc un homme, dit-il, qui tenait si peu à la vie, a aimé mieux ainsi périr dans les plus cruels tourments que de se donner la mort, il fallait que le suicide fût à ses yeux un très grand crime." 11 Quant à ces généraux Romains, qui, sur le point de perdre bataille, se vouaient aux dieux infernaux, et allaient de leur propre mouvement et à dessein, se faire tuer pour relever le courage abattu de leurs troupes, pour moi ce sont là autant d'exemples de suicides. Ces derniers ne subissaient pas seulement la mort qui leur était imposée, ils la re- cherchaient ; ils ne l'attendaient ;pas de pied ferme, mais ils la provoquaient. Ce n'était pas la mort qui allait à eux, c'étaient eux qui allaient vers la mort, sans que rien, pas même le gain d'une bataille, pût justifier leur démarche. M. Lisle, en traitant cette question, établit entre la mort de ces saintes femmes chrétiennes qui se précipitaient à la rivière, pour préserver leur chasteté contre les atteintes brutales de leurs persécuteurs, et le suicide de la chaste Lucrèce, une parité que je ne saurais admettre. " Si le suicide, dit-il, n'existe pas pour les saintes femmes qui préférèrent exposer leur vie à subir une honte, (potiùs mori quàmfoedari) et se jetèrent à l'eau pour sauver leur chasteté, pourquoi existerait-il pour la chaste Lucrèce, qui, ne voulant pas survivre à l'insulte que venait de lui faire un jeune patricien, saisit un poignard, et s'en perça le sein ? " Sans vouloir me prononcer entièrement sur ces deux faits, ni excuser entièrement les vierges chrétiennes, il me semble néanmoins qu'on a tort de vouloir assimiler ces deux cas, et de les considérer sous le même point de vue. Et eu effet, ces vierges chrétiennes avaient au moins pour motiver leur détermination, une excuse plausible, la préser- vation de leur chasteté qui n'était pas encore perdue. La chaste Lucrèce n'avait plus cette même excuse, et pour cette raison, sa mort ne dut reconnaître pour cause que le senti- ment du dépit et de l'orgueil blessé. Et d'ailleurs, si l'on consulte les saines notions de médecine Légale, et les circons- tances sous lesquelles la chaste Lucrèce perdit son honneur, n'est-il pas permis, au moins à un médecin, de concevoir et d'exprimer quelques doutes sur la valeur de ce grand acte de vertu payenne, que l'histoire des temps anciens a eu le soin de nous transmettre avec tant d'éclat! 12 D'après l'exposé qui précède, on voit donc que le suicide peut se présenter sous deux aspects différens : 1 °. Ou l'individu se tue lui-même, et de son propre mouvement, et alors il y a toujours suicide. 2°. Ou bien il ne se tue pas lui-même, mais emprunte le ministère d'autrui pour se donner la mort. Dans le dernier cas seulement, des difficultés peuvent se présenter ; et je crois que c'est, en grande partie, pour n'avoir pas clairement établi les diflerences qui existent entre ces deux espèce de suicides, que les médecins légistes n'ont pas pu s'entendre encore sur la véritable valeur de ce mot, et sur sa définition. Quand l'homme se tue lui-même, je ne crois pas qu'il soit besoin d'aller à la recherche des causes qui l'ont poussé à cette détermination, pour faire l'application du mot suicide ; mais c'est quand il a recours au ministère d'autrui, que la distinction que veut établir M. Esquirol, peut et doit recevoir son application dans certains cas. Toute la difficulté réside alors dans cette question : Les circonstances dans lesquelles se trouvait l'individu, sont-elles de nature à démontrer qu'il a recherché la mort, ou qu'il n'a fait que la subir, comme une triste nécessité, et pour ne pas forfaire, soit aux justes exigences du véritable honneur, soit aux principes moraux, religieux ou philosophiques ? S'il n'a fait que subir la mort, sans la rechercher, alors, on doit dire avec M. Esquirol, que l'action de l'homme, qui s'expose à une mort certaine, est plus digne d'admiration que de blâme. ïïeureusement pour l'intelligence de la définition, que les suicides qui se rattachent à cette dernière espèce, ne sont que les exceptions bien rares ; heureusement encore que l'acte se fait ordinairement alors publiquement, en présence de témoins, et qu'il nous est possible le plus souvent, de le juger avec sûreté. Mais qu'adviendrait-il, si, prenant à la lettre l'opinion de M. Esquirol, il fallait examiner et juger chaque cas en par- ticulier ? Evidemment, il faudrait rayer le mot suicide de la nosographie médical. Car qui oserait aller établir une dis- 13 tinction fondée uniquement sur les raisons qui ont porté un individu à se donner la mort ! Surtout quand on songe que le suicide, se commettant presque toujours dans l'ombre et le secret, et sans aucune espèce de témoins, il nous est impossible de connaître quelles passions, quels sentiments ont pu agiter lame du malheureux en ce moment suprême. D'autres auteurs, entre autres MM. Etoc Demazy et Falret, n'appellent suicides que ceux qui se tuent avec l'intention manifeste de se donner la mort. " Le signe caractéristique du suicide, dit M. Demazy, est l'intervention de la volonté, plus ou moins puissante, plus ou moins éclairée, dans l'action de se donner la mort. Toutes les fois que l'homme qui se tue n'a pas l'intention de s'ôter la vie, sa mort doit être considérée comme le résultat d'un simple accident." " Pour être suicides il ne suffit donc pas de se tuer, il faut se tuer volontairement." " Cette distinction indique assez que nous ne pouvons ranger au nombre des suicides, à l'exemple de M. Esquirol, les fétricitants qui se tuent dans leur délire, et ces maniaques qui, voulant ouvrir la porte de leur appartement, ouvrent la croisée, et se précipitent, en croyant descendre par l'escalier. Dans ces cas, la mort nous paraît être purement accidentelle ; la volonté y reste étrangère ; car il est indubitable que les fiévreux ne savent pas alors ce qu'ils font, et que les maniaques font ce qu'ils ne voudraient pas faire." Cette distinction, que veut établir M. Demazy, est parfaitement conforme aux principes philosophiques et théologiques ; mais il me semble que sur ce point, le rôle du philosophe et du médecin n'est plus le même, et que l'un et l'autre doivent se placer à un point de vue différent pour classifier ces cas. Le philosophe doit, avant tout, juger l'intention, le mérite de l'acte ; le médecin doit plutôt s'attacher à consi- dérer l'acte lui-même et à le constater. Dans les cas de suicides douteux, le philosophe et le théologien laissent au tribunal suprême le soin d'en apprécier la culpabilité ou 14 l'innocence : leur mission est finie, celle du médecin com- mence. En eftet, ce dernier doit enregistrer ces cas, il doit les classifier, et en dépit de tout, et toujours,* il les rangera dans la catégorie des suicides. Donnons des exemples : Un homme se pend, se coupe la gorge, ou se brûle la cervelle, victime de ses hallucinations, et sans que la volonté aît nullement dirigé sa main, alors il n'y a pas suicide au point de vue philosophique, c'est un accident ; mais pour le médecin, il y a suicide, car ce dernier n'est appelé à juger que l'acte extérieur, et il ne peut évidemment se reposer que sur lui seul, pour établir son jugement. Ceci est tellement vrai, que M. Demazy lui-même, tout en établissant le principe contraire, n'a pas pu échapper à cette nécessité ; et dans le chiffre 87, qui est la somme totale de son relevé statistique pour le département de la Sarthe, on voit figurer le chiffre 28, qui représente le nombre de ceux qui se sont suicidés dans un état d'aliénation mentale. Or, chez ces 28 aliénés, comment aurait-on pu établir s'il y avait ou non intervention de la volonté, s'il y avait même conscience de l'action ? Et on pourrait en dire autant de presque tous les suicides ; car comment déterminer l'état où se trouve leur esprit, comment constater " s'ils ne savent pas ce qu'ils font, ou s'ils font ce qu'ils ne voudraient pas faire ?" Mettant donc de côté toute distinction fondée unique- ment sur l'état d'esprit de l'individu, ou sur les moyens mis en usage pour accomplir cet acte, je crois qu'il vaut mieux d'abord donner à ce mot toute sa portée. Partant de là, je propose comme définition du suicide, l'acte par lequel un individu met fin à sa propre existence, quelque soit l'état d'esprit où il se trouve, quels que soient les moyens auxquels il a recours. Mais comme les causes qui déterminent le suicide, sont loin de comporter en elles le même caractère, il devient utile d'établir ces différences au moyen d'une classification appropriée. Je diviserai donc le suicide en 1 ° . Suicide volontaire criminel ; 2 °. Suicide volontaire excusable ; 3 °. Suicide involontaire ou accidentel. 15 1 °. Il est coupable de suicide volontaire criminel, celui qui, doué des facultés de sa raison, mais, mû par quelques passions, de quelque nature qu'elles soient, met volontaire- ment fin à ses jours. 2 ° . Il y a suicide volontaire excusable, quand un individu se tue, obéissant à sa volonté, mais égaré du reste par l'alié- nation mentale. Dans cette catégorie, se rangent encore ceux qui se tuent volontairement, et doués des facultés de leur raison, mais poussés par quelques croyances religieuses ou politiques erronées. Tels sont les suicides de ces veuves de l'Orient, qui se font consumer toutes vivantes sur le bûcher de leur maris, et que M. Esquirol ne considère pas comme suicides. 3°. Il y a suicide involontaire ou accidentel, quand la volonté n'a nullement présidé à la mort, comme chez cer- tains aliénés, et que cette dernière est plutôt le résultat d'une impulsion purement mécanique. C'est cette dernière espèce qui n'existe pas pour le philosophe, mais exclusive- ment pour le médecin. ARTICLE II, DU SUICIDE VOLONTAIRE CRIMINEL OU DU SUICIDE SANS FOLIE. Le suicide volontaire existe-il dans toute l'acception que j'attache à ce mot? Cet acte est-il compatible avec le libre exercice de la raison, avec l'intégrité des facultés intel- lectuelles ; ou bien, est-il au contraire, toujours le résultat du dérangement de ces mêmes facultés, et une preuve constante d'aliénation mentale ? Cette question est des plus graves sous plusieurs rap- ports. Si le suicide, n'est jamais le fait d'une intelligence saine, d'une volonté libre, s'il est toujours accompagné de quelque trouble de la raison, l'Eglise a donc tort de le ranger parfois dans la catégorie des crimes, et de lui infliger toute la rigueur de ses châtimens ; et le testament d'un homme qui met fin à ses jours, quelques moments, quelques heures, après avoir mis ordre à ses affaires, devrait donc être radi- calement nul, ou du moins inspirer les doutes les plus graves sur sa validité. M. Esquirol, sans s'arrêter aux conséquences qui découlent de ce principe, et après s'être exprimé, d'abord avec doute, puis avec hésitation, et même avec contradiction, finit néanmoins par l'admettre dans toute son étendue: " Je crois avoir démontré, dit ce savant, que l'homme n'attente à ses jours que lorsqu'il est dans le délire, et que les suicides sont aliénés." Et cette grande cause d'aliénation mentale qui conduit au suicide, M. Esquirol la trouve dans les passions ; et non seulement dans ces passions fortes et délirantes, amenées par quelques émotions soudaines et imprévues, mais encore, 17 dans ces passions lentes, sourdes, longtemps et délibérément entretenues, pendant des mois et des années : " Quoique agissant lentement, dit-il, les passions n'en affaiblissent pas moins la raison ; " Et ailleurs : " Le suicide, provoqué par l'égarement des passions, est toujours un signe de folie.' M. Falret admet aussi pleinement cette idée. Personne ne saurait douter qu'il est de ces passions aussi fortes que subites, de ces émotions aussi puissantes qu'im- prévues, qui, par le choc qu'elles amènent dans notre orga- nisme, peuvent tout-à-coup détendre les ressorts de l'intelli- gence humaine, et nous porter à des actes répréhensibles dont nous ne sommes plus à même déjuger la portée : alors» ces actes trouvent souvent leur excuse dans la cause même qui les a fait naître, et doivent inspirer plus de pitié que de blâme. Il est très vrai de dire encore que les passions lentes, peuvent quelquefois par leur action incessante et continue, miner sourdement les facultés de notre âme, comme elles peuvent porter une atteinte sérieuse à la santé de notre corps. Mais vouloir ériger ces idées en doctrines positives et constantes, n'est-ce pas donner tête baissée dans un extrême des plus dangereux ? N'est-ce pas vouloir d'un seul coup, soustraire les criminels à la juste vindicte des lois humaines ? Si le suicide, provoqué par l'égarement des passions, est toujours un signe de folie, n'est-on pas forcé d'admettre que tous les crimes de quelque nature qu'ils soient, sont aussi le résultat de la folie, puisque ces derniers ont aussi pour cause ordinaire ce même égarement des passions ? La con- séquence est parfaitement logique ; et en admettant la pre- mière proposition, ne doit-on pas aussi admettre la seconde ? MM. Esquirol et Falret ont reculé devant ces conséquences, sur lesquelles ils se taisent complètement ; mais M. Bourdin, dans une brochure qu'il a fait paraître sur ce sujet, il y a quelques années, les admet et les donne dans toute leur étendue. Les partisans de la doctrine contre laquelle je m'élève, ont apporté à l'appui de leur thèse, une foule d'exemples où 18 le suicide a eu pour cause primitive une passion quelconque, portée jusqu'au dérangement de la raison. Mais ces exemples ne constatent qu'un fait admis par tout le monde, savoir, que le suicide est souvent la suite de l'aliénation mentale, qui elle-même a été provoquée, et déterminée par une passion. Il aurait fallu aller au-de-là, et démontrer que jamais il n'y a eu suicide, là où il y avait intégrité des facultés intellectuelles. C'est ce qu'un bien petit nombre a tenté jusqu'ici, et avec bien peu de succès comme nous le verrons. Et en effet, il ne sont pas rares les faits de ce genre où la consommation du crime, les préparatifs antérieurs, les moyens d'exécution ont été co-ordonnés avec une intelligence rare, et une volonté parfaite. Dans les pays où le suicide est commun, ne voit-on pas tous les jours des individus, résolus de mettre un terme à leur existence, commencer d'abord par mettre l'ordre le plus parfait dans leurs affaires, terminer leurs transactions, et ensuite faire choix du lieu, de l'époque, des armes, d'une manière tout-à-fait raisonnée et raison- nable ; et laisser même après eux des écrits qui rendent compte parfaitement de leur détermination ? Mais même dans les morts volontaires accomplies sous de telles circonstances, on a prétendu découvrir toujours des signes d'aliénation mentale ; et pour n'en citer qu'un exemple, n'a-t-on pas voulu rejeter sur le compte de la folie, le suicide si remarquable de Caton ? Voici en peu de mots les détails de cette mort célèbre telle que racontée par Plutarque. Dès la veille de sa mort, dit cet historien, Caton veilla, avec la plus tendre sollicitude, à l'embarquement de ses compagnons d'infortune. Après le souper, on discuta plu- sieurs points de philosophie, et probablement celui du Buicide, et Caton " contesta d'une affection merveilleuse, de sorte qu'il n'y eut celuy en la compagnie qui ne cogneust évidemment qu'il estait tout résolu de s'oster des misères de ce monde, en mettant fin à sa vie. " " Avant de se retirer en sa chambre, il embrassa son 19 filz, et le caressa avec ses amis plus amiablcment qu'il avait appris ; ce qui donna derechef souspeçon, de ce qu'il avait en pensée de faire. " S'étant mis au lit, Caton lut la plus grande partie du dialogue de Platon, sur l'immortalité de l'âme, et s'aperçut que son épée lui avait été enlevée. Il appela successivement tous ses domestiques, et leur redemanda son épée. Per- sonne n'obéissant à ses ordres, Caton s'emporta " jusques à donner sur le visage de l'un, un si grand coup de poing qu'il s'ensanglanta toute la main, se courrouçant à bon escient, et criant que son propre filz et ses serviteurs le vouloyent livrer tout vif à son ennemi." Enfin, l'épée lui fut renvoyée. " Quand il la teint, il la désguainna et regarda si la pointe en était bien aiguisée, et le fil bien tranchant ; ce qu'ayant trouvé : "Alors, dit-il, je suis à moi." Puis Caton s'endormit profondément. Vers minuit, il envoya un de ses affranchis pour surveiller l'embarquement des troupes. Ce dernier revint au point du jour rendre compte de sa mission, et fut ensuite congédié. Mais à peine eut-il le dos tourné que Caton "désguainna son épée, et s'en donna un coup au- dessoubs de l'estomac. " On accourut de tous côtés, un mé- decin essaya de remettre les boyaux en leur place ; mais Caton le repoussa, " et déchirant ses boyaux avec ses propres mains, ouvrit encore bien plus sa playe, tant que sur l'heure il en rendit l'esprit." Est-ce bien là réellement l'acte d'un aliéné ? N'y voit- on pas plutôt cette âme de fer, qui aime mieux se briser que de ployer sous les coups de la fortune, et qui préfère la mort à l'approbre d'une soumission, à la honte, comme dit M. Lisle, d'assister en vaincu au triomphe de son mortel ennemi César? Pourtant, comme je viens de le dire, on n'a pas reculé devant ce fait si clair et si patent ; et on a voulu attribuer à la folie cette mort célèbre. Mais alors, où s'arrêterait-on avec de pareils raisonnemens ? Ne faudrait-il, pas comme le dit Orfila, convertir les villes entières en hospices d'aliénés, •2<> et comme dit M. Lisle, ne serions-nous pas bientôt réduits à prendre à la lettre cette boutade d'un poète misanthrope : Le monde est plein de fous, et qui n'en veut point voir, Doit se tenir tout seul, et casser son mirroir. Quelque désolante que soit une pareille proposition pour l'espèce humaine, elle a néanmoins trouvé des avocats. On a été plus loin encore, et on a considéré le suicide comme une véritable maladie : maladie spéciale ayant son siège défini, ses symptômes, ses lésions de tissus propres, son traitement, etc., enfin on a fait pour le suicide ce qu'on a fait pour la folie. A^oici comment s'exprime Spurzheim, dans son ouvrage intitulé " Observations sur la folie." Après avoir essayé de prouver, que la cause prochaine de la folie est toujours corporelle, et que cette cause réside, tantôt dans le cerveau, qui est dur ou mou, injecté ou non, hypertrophié ou atrophié, tantôt dans la conformation des os du crâne, qui sont durs, épais, denses, ou bien minces, éburnés, etc., il cherche à prouver, de la même manière, que le suicide est aussi le résultat d'une affection purement corporelle: " La marche, dit-il, et les symptômes qui accompagnent cette inclination, prouvent aussi qu'elle est l'effet d'une cause physique. En général, ces malheureux éprouvent un grand désordre dans les vicères du bas ventre, des flatuosités, des éructations, des évacuations irrégulières. Le teint est jaune terne, verdâtre et d'une couleur terreuse, surtout autour du nez et de la bouche. Les yeux sont éteints, abattus, troublés ; le blanc de l'œil est bleuâtre, de couleur de plomb. Un symptôme assez commun est une douleur vive et perma- nente au-dessus de la racine du nez, et au milieu de la partie inférieure du front," etc., etc. ; puis il passe à la con- sidération des changements survenus dans les os du crâne, et dans le cerveau. Eh bien, que prouvent encore ces dernières observations, sinon que l'aliénation mentale est bien fréquemment l'avant- coureur du suicide, et que la folie coïncide souvent, mais pas toujours, avec des altérations plus ou moins profondes du cerveau et de ses enveloppes ? 21 Cette prétention des anatomo-Pathologistes, qui ont voulu que la cause de la folie et du suicide fût toujours une cause purement corporelle, a été refutée victorieusement par M. Leuret ; et cet auteur a rapporté grand nombre de cas où les symptômes et les altérations de tissus que je viens de mentionner n'existaient en aucune manière. Et d'ailleurs, comme le dit si bien cet écrivain, a-t-on déterminé d'une manière précise l'état de dureté, de volume, d'épaisseur, de poids et de densité des os du crâne, ou du cerveau, compatible ou incompatible avec l'intégrité des facultés intellectuelles ? Les anatomo-Pathologistes mêmes, qui ont voulu que ces états différens des os du crâne et du cerveau fussent toujours la cause prochaine de la folie et du suicide, sont parvenus dans leurs recherches, à des résultats tout à fait différens les uns des autres, et parfois opposés : pour s'en convaincre, il suffit de comparer entre eux les chiffres fournis par MM. Ferrus, Parchappe et Cazauvieilh. Et en vérité, serait-il raisonnable d'admettre que Caton n'a mis fin à ses jours, que parcequ'il avait le teint "jaune-terne, ver- dâtre, et d'une couleur terreuse, surtout autour du nez et de la bouche, ou parcequ'il avait les os du crâne épais, denses, éburnés." Et pour expliquer les suicides si nombreux qui signalèrent le règne des Empereurs Romains, il faudrait donc que ces diverses affections eussent alors existé à l'état d'épidémie ? Voici un autre exemple, choisi au hasard parmi le grand nombre que rapporte M. Lisle, et où l'intelligence la plus parfaite a bien certainement accompagné l'individu jusqu'au dernier moment. " Un jeune homme est repêché près de St. Cloud, et dans ses vêtemens on trouve l'écrit suivant : " La faim et le manque de logement me forcent au suicide. Je demeurais rue Guérin-Boisseau, 32, depuis quatre ans et demi, avec ma femme et ma petite fille qui a près de 9 ans. Me trouvant en retard de pouvoir payer mon garni, on m'a. refusé ma clef. (Signé) Philippe Toussaint, 22 En allant aux recherches, M. Lisle apprit que ce malheureux, écrivain public, et d'une condition très pré- caire, n'avait jamais donné aucun signe de folie ; et tous ceux qui l'avaient connu, étaient parfaitement convaincus que son suicide n'avait pas eu d'autre cause que celle qu'il faisait connaître lui-même. Lorsque j'étais à Paris en 1856, un suicide eut lieu dans l'hôtel même où je demeurais, et dans une chambre voisine de la mienne. Un jeune homme, âgé d'environ 24 ans, et d'une condition obscure, avait hérité, quelques mois auparavant, de quelques milliers de francs par la mort de sa mère. Quittant aussitôt ses occupations habituelles, il prit à tâche de dépenser cet argent le plus joyeusement possible, se livra à la débauche, et ce fut 15 jours avant sa mort qu'il chercha refuge à l'hôtel où je demeurais. Un soir, s'étant fait apporter dans sa chambre le café et quelques bouteilles de vin de Bourgogne, il invita le garçonr de l'établissement à boire avec lui, ce à quoi celui-ci condescendit tout naturellement. Pendant la soirée depuis 8 heures jusqu'à 11, notre individu, tout en causant avec gaité, s'occupa de temps à autres, à écrire. A 11 heures et demie, le garçon de l'hôtel prit congé de son hôte. Le lendemain matin sur les dix heures, trois de ses amis arrivèrent à l'hôtel, chacun portant une lettre reçue par eux le matin même, et conçue à peu-près en ces termes : " Mon cher ami, à l'heure où tu recevras cette lettre, je ne serai plus. Tu te rendras demain matin à mon hôtel, où tu trouveras mon cadavre à tel étage, tel numéro, etc." Puis il terminait en faisant un don à chacun d'eux. Son cadavre fut retrouvé dans un petit cabinet attenant à sa chambre. Assis dans un fauteuil, accoudé sur une table, il semblait sommeiller naturellement. Sous la table, étaient les restes du charbon qui avait servi à la consommation de son sacrifice, et aussi un pot plein de colle de pâte, dont il s'était muni la veille au matin, et avec laquelle il avait soigneusement bouché à l'aide de papier épais, un carreau de la porte dont la vitre avait été cassée. Dans sa chambre, furent retrouvés plusieurs 23 papiers écrits de sa propre main, par lesquels il réglait ses affaires, le paiement de sa pension, etc. "Je laisse, disait-il entre autres choses, les 4 francs qui sont sur la cheminée, le reste de ma fortune, au garçon de l'hôtel " : Et ailleurs, " Le pauvre homme ! il ne s'est nullement douté de mon dessein ; j'ai tâché, par ma gaité et par ma conduite, de ne lui inspirer aucun soupçon." Quant à la cause de sa mort, il n'en était nullement fait mention. Sa conduite antérieure, durant les quinze jours qu'il avait passés à l'hôtel, n'avait jamais fait soupçonner à personne qu'il fût aliéné ; et per- sonne ne douta que l'obligation de reprendre son travail habituel, après avoir si bien vécu, (ce qu'il devait faire le lendemain) personne ne douta, dis-je, que cette obligation ne lui eût inspiré un dégoût de la vie assez profond, pour le porter à cet excès. Cette explication ne paraîtra nullement étrange à ceux qui connaissent le genre d'éducation religieuse et morale, qui est le partage d'un si grand nombre déjeunes gens dans cette ville. Le Dictionnaire des Sciences Médicales contient le récit d'un suicide» commis, sous des circonstances très extra- ordinaires, et bien propre à démontrer encore, que la question de la mort volontaire, avec toute l'intégrité des facultés intel- lectuelles, ne peut pas être révoquée en doute. Le malheureux qui fait le sujet de cette histoire, ayant perdu toute sa fortune, résolut de se laisser mourir de faim. Il se creusa une fosse, dans un bois peu fréquenté, et s'y enferma. Son supplice dura dix huit jours entiers. On retrouva sur lui après sa mort, un journal écrit de sa propre main, jour par jour, et renfermant le récit de ses souffrances, l'expression de ses sentimens, et l'explication de la cause de sa mort. Le dernier jour, qui était le 29 septembre, 1818, il écrivait : " Je n'ai pu changer de place ; il a plu, mes vêtemens ne sont pas secs; personne ne croira combien je souffre. Pendant la pluie, il est tombé quelques gouttes d'eau dans ma bouche, ce qui n'a point appaisé ma soif: hier, j'ai vu 24 à dix pas un berger, je l'ai salué, il m'a rendu le salut. C'est avec bien du regret que je meurs, c'est la misère qui m'y a impérieusement forcé. Je prie néanmoins pour que la mort arrive : mon père pardonnez-lui, car il ne sait ce qu'il fait. La faiblesse, les convulsions m'empêchent d'en dire davantage, je sens que c'est pour la dernière fois......... 29 septembre, 1818. " C'est M. Esquirol lui-même qui rapporte cet exemple, d'après j Hufeland, et on comprend facilement, après la lecture de ce fait et d'autres analogues, pourquoi il s'exprime avec tant d'hésitations, avant de poser en principe, que tous les suicides sont aliénés. Quelque étrange que paraisse au premier abord cette idée, avec toutes ses conséquences dangereuses, on revient un peu néanmoins de son étonnement, quand on songe que ce savant et ceux qui ont adopté son opinion, sont les aliénistes les plus distingués du jour, et que, comme spécialistes, ils ont nécessairement les défauts de leurs qualités, surtout une certaine dose d'exclusivisme. Si les partisans de la doctrine que je combats, sont nombreux et respectables, heureusement, j'ai à leur opposer les écrits non moins respectables d'un certain nombre de médecins légistes, et même d'aliénistes, qui n'ont pas manqué de réfuter cette erreur. Voici comment s'exprime M. Demazy dans ses Re- cherches sur le Suicide. " Un enfant qui tue son père, sans aucun motif d'intérêt, est un fou, s'il le tue pour se venger, pour jouir de sa fortune, c'est un meurtrier ou c'est un assassin. Si un homme se tue sans un motif réel, cet homme est un fou. S'il se tue pour fuir le déshonneur, pour échapper à ses tourmens, c'est qu'il préfère la mort à la flétrissure, le néant du corps au martyre de l'âme : la douleur l'emporte sur l'amour de la vie. Mais cette action n'est pas en elle- même un signe de folie, elle n'est pas incompatible avec l'usage de la raison." M. Ferrus s'élève aussi contre la doctrine d'Esquirol. 25 M. Brierre de Boismont s'exprime comme suit : " On peut établir que la folie a une part considérable dans le suicide ; mais il y aurait une grave erreur à prétendre qu'elle est la seule explication possible de toutes les morts volontaires." Orfila : " L'homme qui souffre au point de désirer la mort, n'a pas sans doute l'esprit bien calme, et avant de se porter le coup mortel, il doit être en proie aux plus vives angoisses, si la raison n'est pas aliénée ; mais quelque soit en ces instants le trouble de ses facultés intellectuelles, il apprécie la gravité des circonstances qui le pressent, et calcule les résultats de l'action qu'il médite." Quant à moi, je trouve ces conclusions parfaitement justes ; ôt tout en admettant avec M. de Boismont que la folie a une part considérable dans le suicide, et même la part la plus considérable, je ne vois pas pourquoi cet acte excluerait toujours l'idée d'une intelligence saine et d'une volonté parfaitement libre. ARTICLE III. DU SUICIDE VOLONTAIRE CRIMINEL. SES CAUSES. Je range, dans le tableau suivant, les circonstances qui ont été généralement considérées comme les causes ordi- naires du suicide : Débauche, s Degout de la vie, Chagrins domestiques, Honte, Remords, Souffrances physiques, Humiliations de l'amour propre, Revers de fortune, etc., etc. Partant de là, on a généralement consacré de longues pages, pour démontrer comment toutes ces causes conduisent, peu a peu et par degrés, ou soudainement, à ce dégoût de la vie, à cette haine du vivre, qui finit enfin par chercher dans la mort, un terme à ce malaise, à cette souffrance. Pour moi, toutes ces causes ne sont qu'occasionnelles, et tout-à-fait secondaires ; et au dessus d'elles, je vois la grande et la suprême cause qui les domine toutes, et sans laquelle je n'hésite pas à l'affirmer, cette espèce de suicide ne pourrait être qu'une rare exception ; je veux parler de l'absence du mépris des saines idées religieuses et philo- sophiques. Et en effet, les souffrances physiques, les revers de for- tune, les humiliations de l'amour propre, les chagrins domestiques, etc., pourront-ils jamais exercer assez d'em- pire sur l'âme, pour engager à porter une main homicide sur lui-même, celui qui est habitué, depuis son enfance, à 27 regarder ses maux et ses infortunes, comme autant d'échelons qui le rapprochent de la divinité, et toutes ses épreuves, comme autant de gages assurés de son bonheur futur ! Que l'on suive l'histoire du suicide chez tous les peuples, et toujours on verra la même corrélation entre le chiffre des suicides et l'esprit religieux dominant. Tantôt une doctrine religieuse ou philosophique erronée, supposant un égalité parfaite dans le sort qui attend les hommes après le terme de cette vie, permet, ordonne même le meurtre de soi-même, puisqu'il ouvre la porte à une éternité de bonheur, et lui prodigue en conséquence les éloges les plus flatteurs : aussi, chez les peuples imbus de ces idées, le suicide est-il à l'ordre du jour, et les mal- heureux qui attentent à leur vie se comptent par milliers. Ailleurs, une religion plus éclairée, une doctrine philosophique plus pure, regardent le suicide comme le plus grand des crimes, lui assignent les châtimens les plus sévères dans une autre vie : dès lors le suicide ne devient plus qu'une rare exception. A M. Lisle, pensons nous, appartient l'honneur d'avoir démontré, le premier, la corrélation constante qui a existé chez tous les peuples entre l'esprit religieux et le chiffre des suicides, dans le travail si remarquable qu'il vient de publier sur ce sujet, et qui a été couronné par l'Académie de Médecine de Paris. C'est à cet ouvrage que j'emprunte quelques-uns des détails qui suivent. •Chez les Indiens, la doctrine de la métempsycose, enseignant que l'âme s'élève d'autant plus dans l'échelle des êtres, qu'elle a opéré un plus grand nombre de trans- migrations, le suicide était non-seulement permis, mais encore ordonné dans certaines circonstances. Aussi le suicide a-t-il toujours été très commun dans ces contrées. De nos jours encore, ces préceptes tiennent sous leur empire plusieurs nations de l'Asie ; ils suffisent amplement pour expliquer ces milliers de morts volontaires, dont le récit seul fait frémir. Il parait qu'en 1807 seule- 28 ment, 706 veuves se sont fait consumer, toutes vivantes, dans la seule Province du Bengal. Si de ces tribus de l'Inde, nous passons aux Hébreux, la face des choses change complètement ; chez ce dernier peuple, le suicide était à peu près inconnu. Ici, la religion enseigne le calme, la résignation, la patience, et tient toujours en réserve cette éternité heureuse ou malheureuse, qui doit couronner nos bonnes ou nos mauvaises actions. "Tu ne tueras point;" voilà un de leurs premiers pré- ceptes, dit M. Lisle, et leur législateur défend le suicide, comme le plus grand des crimes, contre lequel il prescrit les châtimens les plus sévères. Ce n'est que dans les siècles qui suivirent la mort de J.-C, qu'on vit le suicide faire son apparition chez les Juifs. Mais alors, les idées religieuses et morales étaient bien changées ; plusieurs sectes avaient pris naissance au mileu d'eux, toutes aussi différentes les unes des autres que de l'ancienne législation ; aussi dans le siège de Jérusalem par Tite, vit-on les Juifs se suicider en grand nombre. Les lois d'Athènes, de Sparte, et de Thèbes, dans le principe, étaient très sévères contre le suicide. Chez les Gaulois, la croyance en une vie future était si puissante, qu'ils chargeaient de commissions pour le pays des âmes, leurs parens, leurs amis sur le point de mourir. On jetait des lettres sur le bûcher, persuadés qu'elles parviendraient à leur destination, et on remettait d'uu commun accord, à l'autre monde, le paiement des dettes contractées en celui-ci. En quittant la vie, le Gaulois était transporté dans un séjour où les douleurs étaient inconnues, et où il entrait en possession d'une félicité sans bornes. Aussi chez ces tribus, le suicide était très commun. On s'immolait par milliers sur le bûcher des chefs, en même tems qu'on y brûlait leurs armes, leurs chevaux, leurs habits, etc. Dans les premiers temps de Rome, le suicide était très rare : On en rapporte un exemple épidémique, auquel 29 Tarquinius Priscus mit fin, en ordonnant de mettre en croix les corps des suicidés, et de les exposer à la vue des citoyens. " Il est probable, dit M. Lisle, que la loi des douze tables, dont nous ne connaissons que quelques fragmens, ne laissait pas le suicide impuni." Quoiqu'il en soit de cette opinion, si la loi des douze tables flétrissait le suicide, elle admet- tait néanmoins des exceptions. En effet, on voit un certain nombre de généraux, de consuls Romains, sur le point de perdre bataille, se vouer aux dieux infernaux, pour relever le courage de leurs troupes en défaite, et assurer par leur mort, la victoire aux Romains. Ainsi périrent successivement trois Decius, père, fils et petit-fils. Le premier même, fit précéder son acte par une cérémonie religieuse, accomplie sur le champ de bataille, et devant le Pontife. Quelques années auparavant, on vit Appius Claudius, un des décemvirs qui avaient assisté à la rédaction des douze tables, se suicider pour échapper à une condam- nation. Le chevalier Marcus Curtius, se jeta, encore tout armé, dans un gouffre, ouvert dans le Forum par un trem- blement de terre. Le courage, la bravoure militaire était la première des vertus chez les Romains. La civilisation peu avancée de ce peuple, pendant le temps de ses premières conquêtes, durant lequel on ne le voit nullement occupé ni des sciences, ni des lettres, ni de la philosophie, autorise à croire que le mépris de la vie sous toutes les formes, et même le suicide a été honoré jusqu'à un certain point chez eux, au moins pour les passions nobles et élevées, comme l'amour de la patrie, etc. Mais plus tard, quand, avec les dépouilles de l'Asie, on vit pénétrer dans l'Empire les doctrines de l'Epicuréisme et du Stoïcisme, qui, toutes deux, permettaient l'abandon volontaire de la vie, les suicides se multiplièrent d'une manière formidable. Mori licet cui vivere nonplacet était un principe admis sous les empereurs. Ce qui ne contribua pas peu encore à augmenter le 30 nombre des suicides, à cette époque, à part la cruauté tyrannique exercée par les Empereurs Romains, et la crainte du bourreau, c'étaient les dispositions d'une loi en vertu de laquelle les suppliciés étaient privés de sépul- ture, et leurs biens soumis à la confiscation. " Alors, dit Tacite, on gagnait à disposer de soi-même, et à se hâter de mourir : les honneurs du tombeau et le respect des testamens étaient à ce prix." Enfin, l'Eglise devenue assez puissante, tonna contre cet abus, soit par la voix des conciles, soit par la voix des Pères de l'Eglise, et tout le monde connaît ces pages éloquentes échappées à la plume de St. Augustin, dans les- quelles il condamne le suicide, sous toutes les formes et dans toutes ses variétés. " Ce que nous disons, ce que nous affirmons, ce que nous approuvons en toute manière, dit St. Augustin, c'est que personne n'a le droit de se donner la mort, ni pour éviter les misères du temps, car il risque de tomber dans celles de l'éternité, ni à cause des péchés d'autrui, car pour éviter un péché qui ne le souillât pas, il commence par se charger lui même d'un péché qui lui est propre, ni pour ses péchés passés, car s'il a péché, il a d'autant plus besoin de faire pénitence, ni enfin par le désir d'une vie meilleure, car il n'y a point de vie meilleure pour ceux qui sont coupables de leur mort." Parmi les philosophes de l'antiquité, les uns comme Pythagore, Platon, Aristote, ont condamné et flétri le suicide. D'autres au contraire, l'ont approuvé, mais à des degrés divers, tels que Zenon, Epicure et leurs nom- breux disciples, parmi lesquels il ne faut pas oublier de mentionner Sénèque. Tacite, qui raconte avec tant d'éloquence et d'amertume, les calamités de son époque, lui qui nous fait assister à l'agonie et au trépas de tant de milliers et de milliers de Romains, tristes victimes de la mort volontaire, Tacite, malgré la justesse si remarquable de son esprit, et sa profonde connaissance du cœur humain, semble néanmoins approuver 81 le suicide. " Deux actes fameux, dit-il, parlant de l'usur- pation d'Othon et de son suicide, deux actes fameux, un crime horrible et un beau sacrifice, ont valu à sa mémoire autant d'éloges que de censures." Chez les chrétiens, il faut arriver jusqu'à Montaigne, pour voir la philosophie, en contradiction avec elle-même, nous faire l'apologie du suicide. Mais les écrits de Montaigne, heureusement, ne purent pas avoir une grande influence sur les masses de son temps : et on peut dire que le suicide volontaire fut extrêmement rare chez les peuples chrétiens, depuis l'établissement de l'église jusqu'à la fin du siècle dernier. Mais c'est alors qu'on vit surgir cette cohorte de philo- sophes et de libres penseurs, qui préludèrent, les uns, à leur insu, les autres, à dessein, à cette grande catastrophe des temps modernes, la Révolution Française. C'est alors que Voltaire, J. J. Rousseau, et une foule d'autres, parmi lesquels on ne cite toujours qu'à regret le nom de Montesquieu, livrèrent à la foule curieuse et avide, ces pages brûlantes et passionnées, qui en apprenant au peuple à secouer le joug des lois divines et humaines, sapaient jusque dans les fondemens, les bases de la société. Tous ces auteurs se sont fait les apologistes du suicide, et l'influence de leurs doctrines, dépassant les limites de la France, eut bientôt envahi l'univers entier. Depuis la fin du siècle dernier, le chiffre des suicides, a toujours été en augmentant, avec une progression effrayante, dans presque tous les pays civilisés. En France, 52,126 personnes, ainsi que le constate le relevé de M. Lisle, ont mis fin à leurs jours dans l'espace de 17 années, depuis 1836 à 1852. Et aujourd'hui encore, comme autrefois, les relevés statistiques que fournissent chaque pays, nous montrent la même liaison intime entre l'esprit religieux dominant et le nombre des suicides. Là où la religion défend le suicide, et là où les principes religieux et philosophiques ne sont pas à l'état de lettre morte, le suicide est très rare. Les 32 pays soumis à une influence contraire, donnent des résultats contraires. En Russie, où l'esprit religieux est poussé jusqu'au fanatisme, on comptait, en 1827, un suicide sur 49,182 habitans. Je n'ai pu mettre la main sur aucun relevé fait dans les Etats Italiens ; mais tous les auteurs s'accordent à mentionner le suicide comme une bien rare exception dans ces pays. En Espagne, où les principes religieux sont tout aussi vivaces qu'en Italie, le suicide est à peine connu, paraît-il. En Belgique on comptait, en 1838, d'après M. Brierre de Boismont, 1 suicide sur 27,488 habitans. La France, en 1839, fournissait un suicide sur 12,489 ; l'Angleterre, à la même époque, un sur 15,900 ; ce qui annule complètement cette idée entretenue par un grand nombre de personnes, que l'Angleterre est toujours la terre classique du suicide. Mais de tous les pays civilisés connus, c'est à la Prusse, aux Etats-Unis et au Danemark, qu'appar- tient le triste honneur de fournir le contingent le plus élevé. ARTICLE IV. DU SUICIDE VOLONTAIRE EXCUSABLE ET DU SUICIDE INVOLONTAIRE OU ACCIDENTEL. Si le suicide volontaire criminel existe dans toute sa laideur, et avec tout le poids de sa responsabilité, je suis loin de croire, néanmoins, que la volonté, libre et indépendante préside le plus ordinairement à cette funeste détermination. Je pense, au contraire, que dans les pays civilisés, ce crime écheoit en partage, presqu'exclusivement, aux grandes villes, réceptacles obligés de toutes les misères physiques et morales, et aux pays en proie à l'impiété ou à l'indifféren- tisme ; et là aussi se rencontre-t-il très communément. Ailleurs, il ne peut être qu'une rare exception ; et ceux-là seulement peuvent en fournir des exemples, chez qui une fausse éducation, ou le débordement des passions, a fait taire la voie de la religion et de la conscience. Mais le suicide est de tous les tems et de tous les pays ; non-seulement l'impie et l'athée ont recours à cet expédient suprême, mais aussi, l'homme sincèrement croyant, et imbu des meilleurs sentimens religieux et philosophiques; il se commet même au milieu des forêts, où il choisit parfois, pour victime, le cénobite, dont toute la vie n'a été qu'une longue suite de mortifications et de pénitences. Le suicide, alors, est due à cette cause qui exerce une influence si triste sur l'humanité en général, et qui, bien 34 loin de comporter avec elle tout le blâme que j'ai attaché au suicide volontaire criminel, ne peut inspirer que la commisération et la pitié : je veux parler de l'aliénation mentale. J'ai déjà eu occasion de dire un mot, en passant, sur ce funeste égarement de l'intelligence, qui peut, parfois survenir tout à coup et d'une manière instantanée, quand l'âme est sous l'étreinte d'une passion violente et soudaine ; mais ce n'est point ici le lieu de discuter ce grand point de médecine légale, non plus que le degré de responsabilité que l'on doit attacher aux actes commis sous de telles circons- tances. Disons seulement, que dans cette discussion, à laquelle ont pris part un si grand nombre de savans, le vrai paraît se rencontrer, comme d'ordinaire, dans un juste milieu. Les uns ont eu tort certainement, en exagérant cet effet des passions violentes, qui ne tiendrait à rien moins, qu'à rejeter la plupart des crimes sur le compte de la folie : et les autres se sont également trompés, en lui refusant toute espèce d'influence. Les travaux et les recherches modernes sont venus démontrer que l'abîme de l'esprit humain est encore plus difficile à sonder qu'on ne se l'imaginait; et le dernier mot sur cette grande question est bien loin d'avoir été donné. Les opinions les plus erronées et les plus cruelles ont été émises, par certains juristes, au sujet de la folie : ainsi l'un d'eux disait à Marc à propos de la monomanie : " Si c'est une maladie, il faut, lorsqu'elle porte à des crimes capitaux, la punir en place de grève, v. g. par la guillotine." Un autre écrivait en 1826 : " La monomanie est une ressource moderne : elle serait trop commode, tantôt pour arracher les coupables à la juste sévérité des lois, tantôt pour priver un citoyen de sa liberté. Quand on ne pourrait pas dire qu'il est coupable, on dirait : il est fou, et on verrait Charenton remplacer la Bastille." Mais si l'on est forcé d'admettre que la folie instantanée peut se développer subitement, sous l'effort du délire des pas- 35 sions, d'un autre côté, il faut avouer que de tels exemples doivent être rares. Ce n'est qu'avec la plus grande prudence qu'on peut parvenir à juger ces différens cas, et la solution du problême sera souvent impossible. Comme conséquence de l'aliénation mentale chronique, le suicide est très fréquent, et c'est bien là, sans doute, une de ses causes les plus ordinaires. L'aliéné ne vit que d'illusions, et les hallucinations les plus extraordinaires ont remplacé chez lui la réalité. Son intelligence désordonnée ne peut plus juger des rapports qui existent entre les choses, et ne lui permet pas non plus, de calculer sainement les con- séquences de ses déterminations. Bien souvent l'aliéné se tue, sans même y songer, sans y penser le moins du monde, il y a alors suicide accidentel comme dans les exemples suivans : "L'un dit Esquirol, croyant ouvrir la porte de son apartement, ouvre la croisée, et se précipite, ayant voulu descendre par l'escalier. Un autre, calculant mal les distances, se croit de plein pied avec le sol, et se jette par la fenêtre. D'autres croient avoir quelque corps étranger dans le crâne, ils espèrent le faire sortir en s'ouvrant la tête. Un homme, dont la mysticité a dérangé le cerveau, se croit en communication avec Dieu ; il entend une voix céleste qui lui dit : " Mon fils, viens t'asseoir auprès de moi." Il s'élance par la croisée et se casse une jambe : pendant qu'on le relève, il exprime un grand étonnement de sa chute et surtout de s'être blessé." Deux des sujets, enregistrés dans mon relevé statistique, s'étaient préalablement prépa- rés à leur suicide par la confession et par la communion ! On voit d'autres maniaques se tuer, après avoir raisonné leur acte, jusqu'à un certain point, à leur manière, et poussés par un instinct irrésistible; c'est le suicide volontaire excusable. " Un monomaniaque entend une voix intérieure qui lui ré- pète : " Tue-toi, tue-toi; " il se tue pour obéir à une puissance supérieure, à l'ordre de laquelle il ne peut se soustraire." r 36 D'autres encore, se croyant poursuivis par des voleurs, ou trahis par leurs amis, par leurs parents, se tuent pour se soustraire à des dangers imaginaires. Enfin, il est une autre forme de folie, malheureusement beaucoup trop commune dans nos villes canadiennes, et à laquelle est due un assez grand nombre des suicides en- registrés dans mon tableau : c'est celle qui survient à la suite de l'intempérance et de l'ivrognerie, et connue sous le nom de delirium tremens. ARTICLE V. INFLUENCE DES SAISONS ET DES CLIMATS. L'influence des saisons a été notée par tous les auteurs. Au premier abord, on serait tenté de croire que les chauds rayons du soleil de mai ou de juillet, en mettant sous nos yeux le riant tableau de la vie, devraient nous faire apprécier davantage ce précieux dépôt, tandis que les brumes et les fri- mas de l'hiver, en portant l'âme aux réflexions et aux rêve- ries, devraient plutôt favoriser l'acte du suicide ; le contraire arrive pourtant, et presque tous les statisticiens s'accordent à dire, que le suicide est plus fréquent, dans la saison chaude que dans la froide. Ainsi, à Genève, c'est dans les mois d'a- vril, de juin, de juillet et d'août que ce chiffre est le plus élevé. " C'est surtout en été que l'on se tue, dit M. Leuret, et particulièrement lorsque la chaleur est longtemps prolon- gée. " MM. Falret et Cheyne pensaient qu'il est plus fré- quent en automne, M. Esquirol, en été, M. Lisle, au prin- temps. En France, le nombre des suicides est rangé comme suit, selon sa plus grande fréquence : 1 ° printemps ; 2 ° été ; 3 ° automne ; 4 ° hiver, et cela avec une progression cons- tante, invariable pour chaque année, depuis 1836 jusqu'à 1852. En démontrant que le suicide a sa plus grande fré- quence au printemps et en été, la statistique ne fait que con- firmer les prévisions du simple raisonnement ; en effet, dans tous les pays, une grande part, et parfois la plus large, dans le 38 chiffre des suicides, doit être rejetée sur le compte de l'alié- nation mentale ; or, l'influence de la chaleur sur le dévelop- pement de cette dernière affection, universellement admise depuis longtemps, peut être facilement constatée tous les jours encore, partout où il y [a des aliénés, partout où il y a des hospices. Montesquieu, et après lui, grand nombre d'observateurs, ont cru que la rigueur du climat devait avoir un effet fâcheux, et ils attribuaient aux brumes de l'Angleterre son chiffre élevé de morts volontaires. Pourtant, en Hollande, et en Russie où le climat est en- core plus rigoureux, le suicide est très rare; et le Canada, qui ne le cède à aucun autre pays du globe pour la rigueur de sa température en hiver, n'en enregistre qu'un bien petit nombre de cas, ainsi que le prouve mon relevé statistique. D'ailleurs, comme on l'a déjà souvent observé, le climat de l'Angleterre n'a pas changé depuis que les Romains en firent la conquête, et à cette époque le suicide y était in- connu. Il en est de même de l'Italie qui, sous les empereurs. romains, en fournissait un si grand nombre d'exemples, et où il est si rarement observé de nos jours. Et enfin, il paraît que l'Angleterre, avec ses brumes et ses nuages, compte au- jourd'hui moins de suicides que la France, avec son soleil et son ciel pur. Tout en admettant donc que le chiffre des suicides doit varier, suivant les diverses saisons de l'année, je pense que l'influence de ces dernières ne doit porter qu'indirectement et secondairement, c'est-à-dire par l'influence qu'exerce une température élevée sur le développement de l'aliénation mentale. Quant aux climats, les relevés statistiques prouvent jus- qu'à l'évidence que leur action est nulle; il faut donc cher- cher ailleurs les causes qui font augmenter ou diminuer le nombre des suicides dans les divers pays du globe. ARTICLE VI. INFLUENCE DES AGES. La grande majorité des écrivains a émis l'opinion que le suicide a sa plus grande fréquence depuis l'âge de la puberté et durant l'âge adulte : l'enfance et la vieillesse ont été consi- dérées, par eux, comme les époques les moins favorables à l'ac- complissement de cet acte. Egalement, les relevés statistiques, que publient de temps à autres les journaux, sembleraient établir que le sui- cide se rencontre beaucoup plus fréquemment dans l'âge adulte, et que la vieillesse y est beaucoup moins sujette. Mais cette supposition, en ce qui concerne la vieillesse, paraît reposer plutôt sur un raisonnement spécieux et sur une erreur de calcul, que sur des faits positifs. Ainsi, le vieil- lard, a-t-on dit, devient d'autant plus avare de sa vie, que ce bien est plus près de lui échapper, et, pour cette raison, il n'abrège pas son existence ; et puis, les grandes passions de l'amour et de la cupidité étant apaisées à cette époque, le vieillard n'a plus de raisons, pour aller chercher dans la tombe, un soulagement à ses malheurs. Une autre source d'erreur vient de ce qu'on ne rapporte pas le chiffre des suicides au chiffre relatif des vieillards ; en d'autres termes, on se borne à compter séparément le nom- bre des suicides chez les vieillards, en le rapportant à la po- pulation totale, sans tenir compte de ce fait important que, 40 sur une population donnée, le nombre des vieillards est beaucoup inférieur à celui des jeunes gens et des adultes. En calculant de cette dernière manière, qui est la seule admissible, MM. Etoc Demazy et Lisle ont démontré péremp- toirement, que le suicide augmente constamment en fréquence depuis l'enfance jusqu'à l'extrême vieillesse. Voici comment M. Lisle rend compte de ce fait : " Il se- rait donc plus vrai de dire, contrairement à l'opinion d'Es- quirol et de M. Falret, que la vieillesse amène avec elle, en même temps que son cortège ordinaire d'infirmités physi- ques et morales, un dégoût profond de la vie, un désespoir incurable, qui trop souvent aboutissent au suicide. " Il me semble que les faits et l'observation journalière s'opposent à cette explication de M. Lisle ; et je continue à croire, avec Esquirol, que véritablement le vieillard est avare de sa vie, comme il l'est de ses biens; mais une autre cause me paraît donner une explication plus rationnelle de ce fait singulier. N'est-il pas vrai que l'affaiblissement des facultés mo- rales suit et accompagne presque constamment la sénescence, et l'affaiblissement des facultés physiques ? Et cet affaiblisse- ment des facultés morales ne suffit-il pas pour faire admettre, comme une cause au moins très puissante de cette augmenta- tion dans le chiffre des suicides, chez les vieillards, cette cause si commune, à tous les âges, c'est-à-dire un degré plus ou moins avancé d'aliénation mentale ? Le suicide est rare dans l'enfance ; néanmoins elle lui paie également son tribut. D'après un relevé statistique, fait en France en 1841, on signale 1 enfant de 9 ans, 1 de 10,7 de 13, 6 de 14, 6 de 15 ans. Heureusement, mon tableau ne fournit que des exemples bien rares, de ces fruits trop précoces d'une mauvaise éduca- tion. Voici quelques faits, rapportés par Esquirol, bien pro- pres à démontrer quels peuvent être les motifs qui conduisent les enfants, à se débarrasser d'une vie qui les importune, même à son début. 41 "Un jeune homme laisse un écrit, avant de se tuer, dans lequel il accuse ses parents de l'éducation qu'ils lui ont fait donner. Un autre blasphème contre Dieu et la société ; un troisième se tue, parcequ'il n'a pas assez d'air pour respi- rer. Un enfant de 13 ans se pend, et laisse un écrit qui com- mence par ces mots : Je lègue mon âme à Rousseau, mon corps à la terre. " M. Falret parle d'un enfant de 12 ans qui se sui- cida, parcequ'il avait obtenu dans un concours, une place in- férieure à celle qu'il espérait. ARTICLE VI I. INFLUENCE DE LA CIVILISATION. Le suicide est le triste apanage de notre civilisation ac- tuelle : et tous les auteurs ont appuyé sur ce fait bien alar- mant, que cet acte paraît augmenter ou diminuer en fré- quence, suivant que l'instruction est plus ou moins répandue. Ce reproche, fait à la civilisation, est-il bien mérité ; et faut-il donc admettre avec J. J. Rousseau, comme un fait irré- vocablement établi, que la diffusion des connaissances et des lumières est le plus grand de tous les maux, et que loin de rendre l'homme plus sage et plus parfait, elle le rend au con- traire plus méchant et plus vicieux? Je ne le pense pas. Si la civilisation, comme les religions, comme les législations, conduit parfois à de mauvais résul- tats, ce n'est que par l'abus qu'on en fait : c'est parceque, mé- connaissant sa mission divine, on veut la matérialiser ; c'est parcequ'au lieu de nous élever nous-mêmes jusqu'à sa hau- teur, on cherche à l'abaisser jusqu'à notre propre niveau, et qu'alors elle devient, dans nos mains, un instrument puissant contre nous-mêmes. Il est dans ce monde deux classes de gens bien distinc- tes : les uns, alarmistes, et partisans déclarés des doctrines de J. J. Rousseau, rejettent tous les malheurs sur la civilisation • la guerre, la famine, les révolutions, le paupérisme, les cri- mes de toute espèce, le meurtre, l'incendie, que sais-je en core ! 43 Mais, de grâce, qu'y a-t-il de commun entre la culture de l'intelligence, ce souffle de Dieu, entre le développement des nobles facultés de l'âme, et cette multiplication insolite de crimes de tous genres que l'on voit naître dans certains pays? D'autres, au contraire, voient tout pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles, et ne cessent d'élever jus- qu'aux cieux, le siècle si éclairé qui les vit naître, eux et tant d'autres merveilles, dont l'univers, pensent-ils, est fier ajuste titre. Pour ces derniers, il n'y a aucun doute : tous les siècles qui nous ont précédés, étaient plongés dans la barbarie et l'i- gnorance, et le bienheureux siècle dix-neuvième est bien le siècle des lumières. Voyez plutôt : les chemins de fer, les ba- teaux à vapeur, les télégraphes, les développemens immen- ses de l'industrie, du commerce, etc., etc., etc. Et, méconnaissant ainsi la noble origine de l'homme et sa future destinée, tout est au mieux possible, quand chacun a de quoi satisfaire sa soif et son appétit, quand on peut s'abri- ter sous des lambris dorés, voyager avec rapidité, lire, de ses propres yeux, les annonces des journaux, et dresser, de sa propre main, un compte ou une quittance. Et tout cela dit-on, c'est toute la civilisation...... Eh bien non ! cela n'est pas toute la civilisation...... car la vraie civilisation ne consiste pas uniquement dans les développemens de l'industrie, pas uniquement dans l'instruction, qui est le perfectionement plus ou moins étendu des qualités de l'esprit ; mais elle doit consister avant tout dans le développement des qualités du cœur, effet que peut seule produire une éducation morale et religieuse. Sans ce complément, sans cet appui, la civilisation est imparfaite, et souvent elle est pire que l'ignorance. Non : on ne sait pas tout, on n'a pas encore tout appris, quand on quitte les bancs de l'école, avec quelques notions plus ou moins imparfaites, plus ou moins approfondies de l'his- toire, du calcul, de la géographie ou de la musique ; ce pays- là n'est pas non plus toujours le plus civilisé, où l'on compte 44- le plus grand nombre de voies ferrées, de bateaux à vapeur? et qui importe ou exporte le plus de ballots de marchandises ; mais bien celui où régnent les idées les plus saines et les plus éclairées, celui dont les institutions favorisent le mieux le développement de toutes les vertus et des nobles élans du cœur. Dans aucun siècle, peut-être, on n'a vu les élémens de la science aussi généralement répandus que dans le nôtre : mais il est bon de se rappeler que l'heureuse ignorance, dont parle l'Evangile, fait éviter bien des défauts que commet une de- mi-science prétentieuse : cette dernière amène générale- ment à sa suite l'orgueil, la présomption, cet agacement de l'esprit, ce vague de l'âme, attachée à la poursuite d'un bon- heur fantastique, qui s'éloigne à mesure qu'on croit en appro- cher davantage, et dont la perte ne laisse, après elle, aucune compensation, aucun remède. Cette civilisation, telle qu'on l'entend assez générale- ment de nos jours, doit augmenter d'autant plus le nombre des suicides, que les développemens immenses de l'industrie appellent une plus grande masse de la population aux jouis- sances matérielles, et qu'il survient par conséquent, un plus grand nombre de déceptions et de désappointements. Trop souvent donc on a confondu ces deux mots : ins- truction et éducation : La première peut faire le savant, le littérateur distingué, mais elle ne va pas au-delà; la seconde seule fait l'homme de bien, le citoyen vertueux. Et si trop de véritables savans font fausse route et manquent leur but, par cela seul que leur instruction n'est pas guidée par l'éducation, qu'arrivera-t-il de tout un peuple de demi-savans, entre les mains duquel on aura confié imprudemment, une arme aussi dangereuse que la science, sans lui avoir préalablement mon- tré la manière de s'en servir. Pour ne citer que quelques exemples, à l'appui de ma thèse :—qui ne voit, dans le nombre si prodigieux de suicides que fournissent les Etats-Unis, le résultat nécessaire et iné- vitable de cette indifférence en matière de religion, qui est 45 devenue pour ainsi dire proverbiale ? Qui ne voit encore dans ce chiffre si considérable de suicides que présente aujour- d'hui la France, qui ne voit le dernier souffle d'une révolu- tion que des efforts malheureux cherchent à perpétuer, et le reste de ces idées philosophiques et anti-civilisatrices qui ont empesté le dernier siècle, et dont la pernicieuse influence se fait encore sentir de nos jours ? Avec les grandes choses qu'elle a engendrées, au milieu des malheurs sans nombre qu'elle a fait naître, la révolution a semé, sur le sol si fertile de la France, un germe dont la gé- nération actuelle ne recueille, hélas ! que trop abondamment les fruits empoisonnés ; et ce legs pernicieux passera encore à bien des générations avant de s'éteindre entièrement. Pre- nons pour exemple la seule ville de Paris. D'après les rele- vés de M. Brierre de Boismont, de 1794 à 1804, on comptait 107 suicides par an ; de 1817 à 1824, 334; de 1830 à 1835, 382. Aujourd'hui, le relevé que vient de publier M. Lisle, nous montre que le nombre des suicidés, depuis 1835 à 1852 a atteint le chiffre effrayant de 696 par année. Il est bien vrai que les statistiques sont faites avec beaucoup plus d'exacti- tude qu'autrefois, il est bien vrai encore que la population est devenue plus considérable ; mais, comme le dit M. Lisle : " cela ne suffira jamais pour rendre compte d'une augmen- tation de plus de 5\6 en moins de 60 ans. " Heureusement, tout le monde reconnaît et avoue qu'un changement pour le mieux se manifeste de nos jours, dans les esprits, et que le retour à la véritable philosophie est en voie de progrès ; et il suffit pour s'en convaincre de sonder l'es- prit qui anime les débats et les travaux des différents corps savans et littéraires de ce pays. Il est bien consolant de son ger que les sciences et les lettres, dont on s'est servi si mal à propos comme instrumens de démolition, prennent d'elles- mêmes l'initiative, et s'occupent à réparer les brèches nom- breuses qu'elles ont faites à l'ordre social ; mais on démolit plus vite qu'on ne reconstruit, et il faudra encore bien des années, probablement, avant que les saines idées aient pris des racines assez fortes pour exercer une influence plus gé- 16 nérale. Aussi, malgré tous les soins, malgré les peines infi- nies que prend un gouvernement sage et éclairé pour asseoir l'éducation de la jeunesse sur des bases plus solides et plus morales, il ne faut pas se cacher néanmoins, qu'il reste en- core plus à faire qu'il n'a été fait jusqu'ici, et que, de nos jours encore, la direction imprimée à l'instruction en France est souverainement vicieuse. " Rarement, bien rarement, dit M. Lisle, s'occupe-t-on de former le cœur des jeunes gens à mesure qu'on développe leur esprit. De leurs devoirs comme hommes et comme ci- toyens, il n'en est nullement question. Que des exemples pernicieux développent en eux des instincts mauvais, et per- vertissent leurs caractères, on ne s'en occupe guère ; c'est, dit-on, l'affaire de la religion et de l'éducation religieuse. Que sous l'influence d'une instruction aussi incomplète et d'une éducation vicieuse ou à peu près nulle, toute foi s'é- teigne en eux, ou prenne la forme de superstitions ridicules ! Que le jugement se fausse, que la raison s'égare, que le sen- timent du bien, du juste ou de l'honnête languisse ou prenne une direction mauvaise! Qu'importe...........De là, sans au- cun doute, la perte de toutes les croyances, l'abandon des idées et des pratiques religieuses, cette ressource suprême du pauvre au milieu des labeurs de chaque jour. " Voilà comment s'exprime un médecin, mais un médecin philosophe et chrétien sur les tristes résultats de ce genre d'instruction, sans éducation religieuse, qui règne en France et aux Etats-Unis, et que l'on cherche à établir au Canada sous le nom d'écoles communes. " Sait-on ce qu'il adviendrait, dit plus loin M. Lisle, si une forte éducation morale était partout appelée à compléter la culture de l'intelligence? L'enfant n'est pas naturellement mauvais et corrompu. Sa nature, singulièremenl^mobile et malléable presque à l'infini, se prête avec une facilité mer- veilleuse à toutes les impressions bonnes ou mauvaises aux- quelles il est soumis. " Mes recherches statistiques confir- ment pleinement ces nobles paroles d'un esprit aussi juste 47 qu'éclairé. Et en effet, si nos hommes de science, si nos litté- rateurs ne se comptent pas par centaines et par milliers, comme en France, si leur renommée ne fait pas le tour du monde, comme celle de ces derniers, et si leur infériorité en tous points est bien constatée, en revanche, l'instruction élémen- taire est plus répandue parmi notre peuple qu'elle ne l'est dans ce dernier pays. Et tandis que l'instruction seule aug- mente énormément le chiffre annuel des suicides en France, en Angleterre, en Russie, dans presque tous les pays de l'Europe, ainsi qu'aux Etats-Unis, et qu'elle élève ce rapport jusquït 1 sur 8,081 comme en Prusse ; ici, au contraire, l'instruction, unie à une forte éducation morale et religieuse, diminue le nombre des morts volontaires, et le fait tomber à 1 sur 69,816. Quanta nous, Canadiens, soyons sur nos gardes; !es idées et les tendances d'outre-mer sont comme les ni odes : elles parviennent ici, et obtiennent les honneurs de la vogue quand déjà leur temps est passé là-bas. Si, aujourd'hui, notre vigoureuse population peut faire l'admiration de l'étranger, par sa haute moralité, unie à un degré de civilisation très élevé, c'est parceque son intelligence, confiée à des mains prudentes, a reçu, en même temps que la culture de l'esprit, les soins les mieux entendus pour le développement des no- bles instincts du cœur. Des institutions littéraires, des bibliothèques publiques existent dans toutes nos villes et dans quelques-unes de nos campagnes ; et les efforts qu'on a faits depuis quelques an- nées, pour propager l'instruction, sont certainement au-des- sus de tout éloge. Mais ces institutions, mais ces livres que l'on met ainsi â la disposition de tout le monde, doivent être surveillés de près, aujourd'hui surtout que les pays étran- gers, la France en particulier, déversent sur nos rives les sales produits et les-élucubratious d'une littérature aussi per- nicieuse que peu intelligente. Sous prétexte de fournir à l'in- telligence, un aliment qui puisse la développer et la fortifier, n'allons pas.lui offrir un poison mortel, contre lequel les antidotes sont impuissants. 48 Mme. de Staël, qu'on n'accusera certainement pas dejé- suitisme, avouait elle-même que la lecture du Werther, de Gœthe, avait produit plus de suicides en Allemagne que tou- tes les femmes de ce pays. Ecoutons d'un autre côté ce que dit Esquirol : " Le suicide est devenu plus fréquent en Angleterre, de- puis l'apologie qu'en ont faite les Donne, les Blount, les Gil- don, etc. Il en est de même en France, depuis qu'on a écrit en faveur de l'homicide volontaire, et que les uns l'ont pré- senté au public comme un acte de notre libre arbitre, et que les autres ont soutenu que ce n'était qu'une maladie. " La publicité que donnent les journaux aux faits de ce genre, la forme sous laquelle ils les présentent au public, la minutie avec laquelle ils en détaillent, sous forme de faits di- vers, les péripéties et les plus légères circonstances, ne peu- vent produire que les plus mauvais résultats. " Les amis de l'humanité, dit encore Esquirol, doivent réclamer contre la publication des ouvrages qui inspirent le mépris de la vie, et vantent les avantages de la mort volon- taire. Ils doivent signaler au gouvernement les dangers qui résultent de mettre sur la scène les infirmités auxquelles l'homme est exposé!........ Les exemples fournis tous les jours à l'imitation sont contagieux et funestes; et tel indi- vidu, poursuivi par les revers et par le chagrin, ne se serait pas tué, s'il n'avait lu dans son journal l'histoire du suicide d'un ami, d'une connaissance. La liberté d'écrire ne saurait prévaloir contre les vrais intérêts de l'humanité. " Si donc on ne peut rejeter sur le compte de la civilisa- tion, bien entendue et bien comprise, le nombre toujours croissant des morts volontaires dans certains pays ; d'un au- tre côté, n'a-t-on pas exagéré un peu son influence sur le chiffre des suicides involontaires, consécutifs à l'aliénation mentale. " Plus la civilisation est développée, dit Esquirol, plus le cerveau est excité, plus la susceptibilité est active, plus les 49 besoins augmentent, plus les désirs sont impérieux, plus les causes de chagrin se multiplient, plus les aliénations menta- les sont fréquentes, plus il doit y avoir de suicides. " Que la folie, dans toutes ses variétés, ait gagné beau- coup en fréquence depuis quelques années, rien de plus vrai : les relevés statistiques de tous les pays le démontrent, bien qu'on ait exagéré parfois cet accroissement, en ne tenant pas compte de ce fait important, que le nombre réel des aliénés se calcule plus facilement, aujourd'hui qu'ils en- combrent les hospices, qu'autrefois, alors que ces retraites étaient en légitime horreur. Que l'instruction seule, ou plu- tôt cette demi instruction, ce quart d'instruction, qui est le partage d'une trop grande masse de la population, dans cer- tains pays, ait pour effet constant d'exciter le cerveau, de rendre la susceptibilité plus active, les besoins plus impé- rieux, les désirs et les chagrins plus multipliés, rien de plus vrai encore ; mais rien ne saurait mieux démontrer la vérité de la thèse que je supporte, à savoir, que l'instruction seule n'est pas la véritable civilisation, et que sans une forte édu- cation morale, elle produit plus de mal que de bien. Mais que l'on enseigne au peuple les dogmes de la vérité chrétienne, que l'on infiltre dans son âme, en même temps qu'on lui inculque les éléments de la science, les principes d'une philosophie sage et éclairée, et alors on aura mis le remède a côté du mal ; en effet, cette éducation religieuse ne lui apprendra-t-elle pas à dompter les exi- gences de son cœur et de son esprit, à calmer ses passions, et à contempler d'un œil serein tous les orages passagers de la vie humaine que nous appelons malheurs ? Ainsi donc, ce n'est pas la civilisation véritable qu'on doit rendre responsable de cet accroissement dans la fré- quence de l'aliénation mentale, mais bien les passions de toute espèce que l'on surexcite de mille manières, dans notre siècle, surtout par une instruction mal éclairée, sans s'occuper de modérer et de guider leur ardeur par le frein de l'éducation. Mais, même en admettant que la civilisation augmentât le ôO nombre des aliénés, devrait-on en conclure, à priori, comme Esquirol, que l'accroissement dans le chifire des suicides dût en être une conséquence toute naturelle. Permis au moins de concevoir quelques doutes à ce sujet. En effet, ne pourrait-on pas répondre à ce savant : s'il est vrai que la civilisation multiplie le nombre des fous, ne re- pare-t-elle pas, en partie, le tort qu'elle peut faire, par la ten- dre sollicitude dont elle entoure ses malheureuses victimes, et en rendant chaque année à un si grand nombre, par ses soins et ses efforts bien entendus, ce qu'elle leur a fait perdre • N'est-ce pas la civilisation elle-même, n'est-ce pas la science qui, grâce aux travaux des Pinel, des Esquirol et de tant d'autres, a ouvert les cachots où gémissaient tant de malheureux, depuis un si grand nombre d'années? N'est-ce pas la civilisation qui a fait tomber leurs chaînes, et qui, en- fin, leur rendant pleine justice, nous a habitués à voir en eux des hommes et non des monstres, à pleurer sur leur infortune au lieu de les accabler dans leur malheur? Combien de maniaques dans cette foule innombrable de sorciers, de magiciens, de possédés du démon, dont les siècles du moyen âge, qui ont vu pourtant la renaissance des arts et des lettres, nous ont légué la lamentable histoire?...... Malheureuses victimes bien souvent d'une intelligence égarée, surexcitée, et qui n'allaient que trop fréquemment expier, dans les tortures ou sur le bûcher,des actes que la civilisation seule aurait pu prévenir, et qu'elle n'aurait certainement pas châtiés. Aussi, un nombre immense de ces infortunés préve- naient-ils par le suicide les tourments qui les attendaient; et, tandis que l'histoire de ce temps n'enregistre qu'un très petit nombre de suicides volontaires criminels, celui des suicides consécutifs à la folie a atteint alors, un chiffre inconnu, avant comme après cette époque. Enfin combien d'aliénés ne doivent-ils pas échapper aujourd'hui au suicide, grâce à la surveillance active exercée dans ces nombreux hospices, élevés par la main'de la civili- sation, et dont le nom seul, il n'y a pas cinquante ans, 51 réveillait le souvenir des chaînes, des tortures, et de toutes les horreurs de la prison ! Aujourd'hui, riches et pauvres, nobles et roturiers ne craignent plus d'envoyer leurs parents ou leurs amis dans ces asiles, où l'on he comptait autrefois que les victimes les plus misérables de l'aliénation mentale. ARTICLE VIII. DU SUICIDE EPIDEMIQUE. Qui n'a pas remarqué l'influence de l'imitation sur l'es- prit humain, influence qui se fait sentir jusque dans les plus petits détails de notre maintien, de notre conduite, et nous force, malgré nous, et à notre insçu, à nous assimiler les dé- fauts, comme les bonnes qualités des personnes avec lesquel- les nous sommes journellement en contact ! La puissance de l'exemple ne connaît pas de limites, et l'enfant, soumis dès le plus bas âge à son empire, fait renaî- tre involontairement en lui, non seulement les qualités mo- rales, mais encore les attributs physiques dont ses parents lui ont légué, bien souvent malgré eux, le triste héritage. N'est- ce pas, en partie, le génie de l'imitation qui frappe d'une même empreinte et tous les membres d'une même famille et tous les individus d'une même nation, et qui fait qu'ordinaire- ment, du premier coup-d'œil, on peut leur assigner ou leur origine ou leur localité. L'Européen, transporté dans les fo- rêts de l'Amérique, et adopté par les tribus sauvages, ne tar- dait pas à perdre les indices de sa nationalité, et à devenir, tant au moral qu'au physique, aussi barbare que l'enfant des bois lui-même. L'Anglais, qui a passé une partie de sa vie en France, échange peu à peu le phlegme et la roideur britan- niques contre la vivacité et l'enjouement du peuple français ; on peut en dire autant du Français, de l'Allemand, et de tous les peuples de l'Univers soumis aux mêmes conditions. Quel médecin encore n'a pas observé, à maintes repri- ses, cette puissance de l'exemple et de l'imitation sur le déve- loppement de certaines maladies! La présence d'une femme, 53 atteinte d'hystérie, dans une salle d'hôpital, n'a-t-elle pas suffi, bien souvent, pour que cette affection devint générale, et s'étendit à toutes les femmes qui avaient été témoins de ces attaques nerveuses ? Ne suffit-il pas souvent qu'une nour- rice bégaye ou louche, pour que le nourrisson confié à ses soins, devienne lui-même affecté des mêmes défauts ! Et cette foule innombrable de maniaques, de possédés de flagelleurs, etc., etc., qui infestèrent les siècles du moyen- àge, et dont j'ai dit un mot dans l'article précédent, à quoi attribuer leur prodigieuse multiplication, si non à cette même puissance de l'imitation ? " Je tiens, dit un écrivain de cette époque, que les sorciers pourraient dresser une armée aussi formidable que celle de Xerxès, qui estoit néanmoins de dix huit cents mil hommes. " Enfin, n'est-ce pas encore l'influence illimitée de l'exem- ple qui a fixé, dans tous les temps, et qui fixera toujours, parfois en dépit du bon sens et du bon goût, l'empire souve- rain des coutumes, des usages et des modes ? On ne doit donc pas être étonné ni surpris, après cela, si le suicide est soumis lui-même au caprice de la mode et de la fantaisie, et si on le rencontre parfois sous une forme dite êpidémique. J'ai déjà eu occasion de mentionner un exemple de cette variété qui eut lieu dans les commencemens de Rome, sous Tarquin : ces exemples devinrent encore bien plus fréquents sous l'empire, et Tacite rapporte, entre autres, celui des sol- dats d'Othon qui se suicidèrent en grand nombre, après la mort de leur chef. Plutarque a rapporté l'exemple des filles de Milet, auxquelles " il prenait à toutes une soubdaine en- vie de mourir, et un furieux appétit de s'aller pendre. " Es- quirol en a signalé un grand nombre qui ont été reproduits depuis par tous les écrivains qui ont traité cette question : ainsi, celui des femmes de Lyon, qui se précipitèrent en foule dans le Rhône; celui des filles de Marseille qui se tuaient, à cause de l'inconstance de leurs amans. En 1806, on en observa un à Rouen ; en 1811, un autre à Stuttgard, etc., etc. 54 Pas plus tard que l'année dernière, la Californie venait ajouter à toutes celles qui existaient déjà, une nouvelle preuve de cette fatale influence épidémique; je laisse parler ici l'E- cho du Pacifique : " Un vent fatal, dit-il, le vent du suicide, semble s'être abattu sur notre cité, sur nos environs, sur tout le pays. Les colonnes de la presse nous en apportent chaque jour de nouvelles preuves. La pensée s'effraie de cette insolite accumulation d'évônemens similaires, qui paraissent s'être donnés rendez-vous pour apparaître en même temps, et couvrir d'un crêpe funèbre l'époque de l'année où nous sommes. " Et pendant plusieurs semaines, les colonnes de cette feuille ne cessèrent d'enrégister les cas de suicides qui se succédaient avec une fatale rapidité. Pour rendre compte de cet étrange vertige qui saisit parfois les populations, on a invoqué tantôt des causes mys- térieuses et occultes, liées à un état particulier de l'atmos- phère, et dont le mode d'action serait analogue à celui qui concourt au développement des épidémies ordinaires ; tan- tôt on a cherché à l'expliquer par des influences morales, dé- terminées par les bouleversemens politiques, les malheurs de la guerre, etc., etc. Il serait difficile de nier toute espèce d'influence à l'at- mosphère ; mais si cette dernière agit en quelques manières, ce ne peut être que par ses qualités barométriques, hygro- métriques et surtout thermométriques, dont l'action est si puissante sur le développement de l'aliénation mentale. Les révolutions politiques ou morales favorisent incon- testablement le penchant au suicide, sous toutes les formes : mais, d'un autre côté, on a vu le suicide épidémique se mani- fester dans des temps de calme, de paix et d'abondance. Sans donc refuser quelque puissance aux causes que je viens de mentionner, il me semble néanmoins que celle dont l'action est la plus manifeste et la plus évidente sur le sui- cide épidémique, c'est cet esprit d'imitation que chacun de nous porte en soi, et à un degré plus ou moins grand, suivant son impressionabilité plus ou moins forte. " Pourquoi cela 55 se passe-t-il ainsi, dit M. Lisle, nous ne voulons pas l'expli- quer. Il y a là comme une attraction merveilleuse, qui ne peut mieux se comparer qu'à cet instinct irréfléchi et tout- puissant qui nous incite, à peu près à notre insu, à répéter les actes dont nous avons été témoins, et qui ont agi vive- ment sur nos sens ou sur notre imagination. L'histoire des moutons de Panurge est une de ces allégories qui ne vieillis- sent jamais. Elle est encore vraie aujourd'hui, et elle le sera demain. Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, sages ou fous, tous tant que nous sommes, nous subissons plus ou moins le joug de cette loi inexorable. " On doit en dire autant de cette variété de suicide, à la- quelle on a donné le nom de suicide héréditaire. Bien que ce nom puisse être conservé, je ne crois pas qu'on doive lui atta- cher la même signification que lui ont donnée la plupart des auteurs, qui veulent que cette tendance au suicide soit trans- mise de père en fils, à l'instar de certaines maladies, la scro- fule, le rhumatisme ; ce qui ne tendrait à rien moins qu'à faire du suicide une maladie. Si le suicide se transmet comme héritage des parens aux enfans, ce ne peut être qu'en vertu d'une contagion morale, dont la reproduction s'effectue sous le souffle tout puissant de l'exemple, et de cet instinct secret, dont parle M. Lisle, qui nous porte à faire ce que les autres font, et surtout ce que nos pères ont fait. Lors de mon passage à Lyon, en 1856, les journaux rap- portèrent l'exemple suivant de suicide héréditaire, qui venait d'avoir lieu dans les environs de cette ville : deux frères ve- naient de se donner la mort; leur frère s'était suicidé, ainsi que quelques-uns de leurs oncles, et aussi leur aïeul et leur bisaïeul. Tous les ouvrages de médecine légale rapportent en- core un grand nombre de faits analogues. ARTICLE I X. REMEDES CONTRE LE SUICIDE. Presque toutes les législations anciennes et modernes ont essayé d'opposer une digue à ce fléau par des châtimens divers. A Athènes, la main du suicide était coupée et brûlée ; à Thèbes, le cadavre était jeté dans les flammes. Nous avons déjà vu comment Tarquin mit fin à une épidémie de suici- des qui eut lieu sous son règne, et comment aussi les lois changèrent sous les Empereurs, jusqu'à encourager cet acte. Les législations française et anglaise le punissaient aussi très sévèrement, par la confiscation des biens, et en livrant à l'ignominie les cadavres des coupables. Dans des temps plus rapprochés, Frédéric-le-Grand arrêta le suicide dans son ar- mée, en attachant, sur le cadavre de tout officier suicidé, un écriteau sur lequel on lisait : "Lâche et poltron." De nos jours Napoléon 1er put aussi l'arrêter dans ses troupes, par une pro- clamation bien simple, mais dans laquelle brille tout l'éclair de son génie : " Le grenadier Gauchain s'est suicidé par des raisons d'amour : c'était d'ailleurs un très bon sujet. C'est le second événement qui arrive au corps depuis un mois. Le premier Consul ordonne qu'il soit mis à l'ordre du jour : " Qu'un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mé- lancolie des passions ; qu'il y a autant de vrai courage à souf- frir avec constance les peines de l'âme, qu'à rester fixé sous la mitraille d'une batterie. 57 " S'abandonner au chagrin sans résister, se tuer pour s'y soustraire, c'est abandonner le champ de bataille avant d'avoir vaincu." Je ne me ferai certainement pas l'avocat de toutes ces dispositions plus ou moins sévères des législations anciennes ou modernes à l'égard du suicide, de même qu'il serait imprudent, je crois, de les condamner à priori. Autres tems, autres mœurs ; et ce qui pouvait très bien convenir à ces époques, et même être requis par la nécessité, ne serait probablement pas practicable de nos jours. Depuis longtemps, l'église a refusé l'entrée de ses temples et les honneurs de la sépulture aux victimes volontaires de cette erreur funeste, c'est-à-dire, lorsque le fait n'était pas dû à l'aliénation mentale, et lorsqu'il n'y avait pas eu quelques signes de repentir ; je pense que de nos jours cette disposi- tion doit être maintenue dans toute sa rigueur, et qu'elle doit conduire aux meilleurs résultats. Quant aux autres remèdes à opposer au suicide, ils doivent nécessairement varier suivant les circonstances qui le déterminent. Le suicide qui reconnaît pour cause l'aliénation mentale, ne peut-être reprimé que p*ar les soins les plus assidus, et par la vigilance la plus attentive. Les changements heureux qui ont été opérés dans les hospices du jour, depuis le commencement du siècle, sont bien certainement le meil- leur remède qu'on puisse opposer aux suicides de ce genre. Quant aux morts volontaires des peuples barbares, il n'y a que le flambeau de la civilisation qui puisse en arrêter le progrès. Le remède à appliquer aux suicides volontaires criminels, c'est-à-dire, à ceux qui ont lieu avec toute l'intégrité des facultés intellectuelles, et chez les peuples civilisés, ce remède, dis-je, ne peut pas plus se trouver dans l'officine d'un phar- macien que dans la main du bourreau. Le traitement à opposer dans ces cas, découle nécessairement des causes mêmes qui les ont développés. Il y a deux ans, une Université d'Allemagne proposait cette grande question, comme sujet d'une thèse qui devait être couronnée par un 58 prix. Mon travail certes aurait été bien court, je me serais contenté de proposer la recette suivante : Développez l'esprit et le cœur du peuple simultanément, et non pas l'un sans l'autre. "La religion, disent MM. Hélie et Chauveau, la religion seule a le pouvoir d'enchaîner la volonté, parcequ'elle commande aux passions ; sa voix parle assez haut, même au milieu des tempêtes de l'àme, pour en appaiserles soulèvements." Quand une influence plus générale vient tout-à-coup à développer ce mal jusqu'à lui faire prendre les proportions d'une épidémie, il me semble qu'alors des mesures répres- sives rigoureuses ne sont pas hors de propros ; mais la difficulté tombe toujours sur le choix des moyens. En voici un qui a déjà été proposé ou mis en usage, si ma mémoire est fidèle, et qui ne doit pas être sans efficacité. Tout le monde connaît l'horreur des gens pour les salles de dissection, et tout me porte à croire que la perspective de voir son cadavre traîner sur les tables d'un amphithéâtre d'anatomie serait plus que suffisante pour calmer l'exaltation d'un grand nombre d'esprits. CHAPITRE DEUXI £ME, ARTICLE 1. MOYENS D'EXECUTION. La mort ne se présente pas à nous toujours sous le même aspect. Véritable protée, elle sait changer ses couleurs, et revêtir des-formes aussi variées que multiples. Tantôt, elle traîne à sa suite son triste cortège de maladies, de regrets, et de deuil ; tantôt, elle sait intéresser les fibres les plus délicates du cœur humain, et vient nous offrir une coupe d'or dont l'amertume est adoucie. Tel meurt en héros sur le champ de bataille, dont le courage aurait failli sur un lit de douleur. Le matelot qui affronte les mers, et qui brave la tempête avec un œil paisible et un front serein, tremblerait peut-être devant le fer nu de l'ennemi ; et tel soldat qui reste impassible et ne bouge pas sous la mitraille, frisonnerait d'effroi devant les colères de l'océan. Le courage a donc ses spécialités : et pour cette raison, la mort est plus ou moins redoutée, plus ou moins méprisée suivant l'aspect sous lequel elle se présente à nos regards. Ce sont ces variétés de courage, déterminées surtout par l'habitude, qui expliquent, en partie au moins, cette diversité de moyens auxquels on a recours pour la consommation du suicide. Le marin s'ensevelit de préférence dans les flots ; le chasseur et le militaire ont recours à leurs armes, le médecin, aux poisons dont il a pu étudier et reconnaître l'effi- cacité. La mort a toujours ses douleurs : un instinct secret 60 nous force malgré nous à en adoucir les rigueurs, et à choisir celle qui nous paraît la plus douce, et comme je viens de le dire, c'est bien souvent celle que l'habitude nous a forcés d'envisager le plus souvent qui mérite notre préférence. Je ne prétends pas cependant que les choses se passent toujours ainsi : non, l'aliéné, le fébricitant, l'homme en proie à une émotion très vive, et qui commettent ce qu'on a coutume d'appeler le suicide aigu donnent rarement à la réflexion le temps de faire son choix ; pour eux, tous les instruments sont bons, pourvu que la mort accomplisse son œuvre. Mais c'est dans le suicide, dit chronique, lorsque l'acte a pu être pesé, discuté et réfléchi, qu'on voit les exemples de cette prédilection pour tel ou tel genre de mort. Quant aux divers moyens mis en usage pour s'exécuter, les modernes n'ont guère fait de progrès en ce genre ; et, à part l'emploi des armes à feu, ils étaient tout aussi nombreux dans l'antiquité q'ils le sont de nos jours. Les Grecs et les Romains semblent avoir donné la pré- férence au fer, à l'ouverture de la veine, et aux poisons. Les poisons à l'ordre du jour étaient le pavot et la cigiie. Il est très probable néanmoins que le breuvage, employé par les anciens, sous le nom de cigiie, n'était pas le suc de la plante qui porte ce nom aujourd'hui. Socrate, mourant sans douleurs, et avec un esprit calme et tranquille qui lui permet de causer avec ses amis, jusqu'au dernier moment n'avait certainement pas trempé ses lèvres dans ce poison acre et irritant qui amène à sa suite des hallucinations et des douleurs atroces, accompagnées de convulsions. L'in- fluence que pourrait avoir sur la plante une différence de climat, ne suffirait certainement pas pour expliquer une telle variété dans ses effets. La cigiie des anciens était donc un breuvage particulier fort en usage, surtout dans les îles de la Grèce, et dont la composition est restée inconnue. Dans l'île de Céos, on ne voyait point de viellards. Passé 60 ans il fallait avaler la ciguë, et assurer, par sa mort, la vie de ses enfants, l'île étant trop petite pour nourrir ses habitans. 61 La submersion volontaire paraît avoir inspiré de l'hor- reur aux Grecs et aux Romains, au moins l'histoire n'en rapporte que peu d'exemples. Il en est de même de la précipitation du haut d'une élévation, toutefois si on en juge par ce passage de Tacite, où il raconte la consternation que répandit dans la ville la mort d'un noble Romain, qui avait fait choix de ce moyen barbare ; le souvenir de la roche Tarpéienne inspirait peut-être ce dégoût. Chez les Scandi- naves, et chez les Ab}7ssiniens, cette mort était en honneur, et on se précipitait du haut d'un rocher pour échapper aux infirmités de la vieillesse. Les Gaulois, comme je l'ai déjà mentionné, s'élançaient sur le bûcher de leur parens. De nos jours, on voit, chez certains peuples barbares, l'emploi de moyens tout-à-fait extraordinaires pour mettre fin à son existence. Ainsi, dans l'Indoustan, on se laisse mourrir de faim, on se brûle dans du fumier de vache, on s'ensevelit dans la neige, on s'offre en pâture à la voracité du crocodile. Le Japonais s'enferme dans un tombeau muré de toutes parts, où l'air ne pénètre que par un petit trou, et ainsi enseveli, il invoque Amidas jusqu'à ce qu'il meure de faim. Voici comment M. Esquirol raconte la fête du Ticonnal au Bengal. " Cette fête, ditûl, n'a jamais lieu sans qu'elle n'occasionne un grand nombre de victimes. Il est difficile, dit M. Deville, jeune chirurgien qui en a été le témoin, et qui a bien voulu me communiquer la description suivante, il est difficile de se faire une idée de cette atroce et brillante fête qui attire des dévots et des curieux des parties les plus éloignées de l'Inde. Après dix jours de préparatifs, la procession, ou plutôt la course du char, commence. Ce char se compose de trois socles immenses, posés les uns sur le autres, et supportés par des essieus. On attache au char des cordes assez longues pour que des milliers d'Indiens puissent le traîner. Pendant la marche qui est d'environ vingt milles, les dévots se précipitent et se font écraser (au nombre de quatre à cinq cents) sous les roues du char, sans que rien en arrête la marche. D'autres se font des incisions, aux bras, aux jambes, sur tout le corps, et tout dégoutans de 62 sang, ils bravent les ardeurs du soleil, la douleur, et suivent le cortège en poussant des cris de joie." Chez les peuples civilisés de notre époque, les moyens employés pour commettre le suicide ne varient guère, et se bornent en général aux suivans : 1 °. Suspension ; 2°. Submersion ; 3°. Instruments tranchants ; 4 ° . Armes a feu ; 5 ° . Poisons ; 6°. Asphyxie par le charbon ; 7 ° . Inanition, écrasement, précipitation. ARTICLE îî. SUICIDE PAR SUSPENSION. DIAGNOSTIQUE. Les écrivains ne sont pas encore bien d'accord sur la va- leur des deux mots, suspension et strangulation. M. Demazy en a donné la définition suivante : " Dans la strangulation, le corps qui comprime ne sup- porte aucun poids. Lorsque c'est un lien, ce lien n'a point d'appui extérieur." " Dans la suspension, l'instrument de compression sup- porte le poids de la totalité ou d'une partie seulement du corps. Le lien est attaché à un point fixe placé en dehors du cou." Cette définition me paraît assez juste quant à ce qui concerne la suspension, mais défectueuse pour la strangu- lation. Et en effet, dans mon relevé, il est fait mention d'un cas extraordinaire et probablement unique de strangu- lation, dont j'ai déjà donné les détails, et où le corps qui com- primait, supportait un poids. M. Orfila donne le nom de strangulation à la compres- sion exercée sur le cou, que le corps soit dans n'importe quelle position, assis, couché ou debout, les pieds posant ou non sur le sol, ou sur quelque autre corps solide : de sorte qu'alors, la strangulation n'est plus que l'effet général de compression, par un lien quelconque appliqué sur le cou. Pourtant, dans l'intérêt de la science, ne conviendrait- il pas de donner un nom à ce genre de mort produit par la 64 constriction d'un lien, quand le poids du corps lui-même n'est pas la cause de cette constriction. Ne pourrait-on pas définir la strangulation, Veffet produit sur le cou par la compression d'un corps quelconque, quand cette compression est indépendante du poids de la totalité ou d'une partie du corps. Quoiqu'il en soit, dans les deux cas, la mort a lieu soit par l'asphyxie seule, ce qui a lieu surtout, quand la corde, étant appliquée à la partie inférieure du cou et fortement serrée, met un obstacle immédiat à la circulation pulmo- naire, ou bien encore, quand une vertèbre cervicale se trouve luxée ou écrasée par la force de compression, et qu'il survient une paralysie immédiate des muscles de la respira- tion ; dans d'autres cas, la cause immédiate de la mort est l'apoplexie, quand la corde étant lâche, ou appliquée à la partie supérieure du cou, ne ferme pas hermétiquement le tube respiratoire, et permet encore à la respiration, et à la cir- culation pulmonaire de remplir leurs fonctions pendant un un certain temps. Mais alors, la compression exercée sur les gros vaisseaux de cette région, produit la stase du sang dans le cerveau. L'apoplexie,-qui survient alors, est bien rarement une apoplexie dans toute la rigueur du mot, c'est-à-dire avec épanchement ; c'est seulement une apo- plexie par congestion. Il est probable aussi que la pression exercée sur les nerfs du cou n'est pas étrangère au résultat fatal, au moins si on en juge par les expériences de Brodie. M. Orfila, dans sa définition de la suspension, dit qu'elle suppose toujours la strangulation. Cette prétention est loin d'être juste, puisqu'on a vu des exemples de suspen- sion suivis de mort, où il y avait absence de strangulation, lorsque le lien par exemple, venant à glisser, se trouvait à exercer sa compression sur le maxillaire inférieur. Le plus souvent, pourtant, on rencontre à l'autopsie ces deux effets pathologiques, l'asphyxie et l'apoplexie combi- nées. 65 Pour établir que la suspension est le résultat du suicide, le médecin a toujours à résoudre les deux grands problèmes suivants : 1 ° . La suspension a-t-elle eu lieu durant la vie ou après la mort ? 2 ° . La suspension est-elle le résultat d'un suicide, d'un homicide ou d'un accident ? Je viens de mentionner, l'asphyxie et l'apoplexie comme étant les causes ordinaires et immédiates de la mort chez les pendus ; et si, après la mort, on rencontre le plus généra- lement les divers signes de ces deux affections, c'est-à-dire la congestion du cerveau, des poumons, des cavités droites du cœur, et des autres organes, on aurait tort de croire né- anmoins que ces états se rencontrent invariablement. Des exceptions nombreuses, rapportées depuis quelques années, prouvent jusqu'à l'évidence que ces congestions sont loin d'exister toujours. Je ne saurais donc admettre dans toute sa généralité, cette opinion émise par un savant mé- decin de Montréal, en 1858, dans l'affaire Desforges, et ainsi conçue : " Du moment où la respiration est gênée, et qu'il y a étouffement, n'importe quelle en soit la cause, il y a congestion cérébrale et pulmonaire." Orfila, entre autres, rapporte plusieurs cas de suspen- sion, surtout par suicide, où ces lésions n'existaient pas. Beck cite un cas de suffocation par moyens mécaniques, par- faitement analogue à celui qui fit le sujet du procès Desforges, et " où les organes internes étaient très sains, particuliè- rement les poumons." Le cœur droit seulement et ses veines étaient congestionnés. A propos de ce même cas, Christion fait remarquer que c'est une idée généralement ré- pendue et erronée que les signes de suffocation sont évi- dents et caractéristiques : " It ought to be distincily understood byevery médical man, that such appearanees are very far from being always présent." Parmi les autres signes de suspension ou de strangiii 66 lation durant la vie, les auteurs mentionnent la lividité et ïa bouffissure de la face, la protrusion de la langue, la saillie des yeux, l'écume sanguinolente dans les fauces et la bouche, la teinte violacée des mains et des pieds etc., etc. Plusieurs de ces signes, quand ils existent, sont certai- nement une forte présomption en faveur de la suspension pendant la vie, mais leur absence ne permet pas de conclure que la suspension n'a eu lieu qu'après la mort. En effet, dans un assez grand nombre-d'exemples, on les a vus manquer presque tous. Le même médecin de Montréal que je viens de citer, était donc dans l'erreur lorsqu'il di- sait à la cour, d'une manière aussi générale : " Dans les cas d'étouffement, les yeux sont entrouverts, il y a de l'écume dans les cavités du nez et de la bouche. Il y a une lividité de la face, plus ou moins grande, soit que la suffocation ait été plus ou moins longue. Il y a aussi de l'écume dans les bronches ; ce liquide est plus ou moins visible, suivant la durée de l'étouffement. Il y a congestion des poumons, plé- nitude de sang dans le côté droit du cœur ainsi que le sys- tème veineux etc." A la suite de cette énumération, il me semble qu'il aurait fallu ajouter : " Mais ces signes, ne se rencontrent pas toujours : ils peuvent tous manqner, ou à- peu-près." En effet, Orfila rapporte plusieurs exemples où les yeux étaient " à l'état naturel," où la face " n'offrait aucun changement appréciable, était calme, non défigurée, pâle etc., etc." Quant à l'écume dans les voies aériennes, suivant Beck et plusieurs autres écrivains, on ne la rencontre que très ra- rement. M. Esquirol a prétendu que la bouffissure et la lividité de la face, ainsi que la présence d'une écume sanguinolente dans la bouche, dépendait de ce que la corde avait été main- tenue longtemps autour du cou,—jusqu'après le refroidisse- ment du corps. Mais les faits paraissent s'opposer à cette explication, M. Demazy ayant observé ces signes dans des 67 cas où le lien avait été enlevé longtemps avant le refroidis- sement du cadavre. Plusieurs écrivains, et surtout, MM. Richond DuPuy et Devergie ont voulu donner comme signes évidents d'une sus- pension pendant la vie, les diverses lésions qui se rencon- trent sur le trajet de la corde, telles que fractures des ver- tèbres, luxations, déchirements des ligaments, et de la moelle " alors, disent-ils qu'ils sont accompagnés d'ecchy- moses, d'épanchements de sang." Faisons remarquer d'abord que ces fractures, luxations et déchirures peuvent très bien être produites par d'autres causes que la suspension ; et d'ailleurs, M. Orfila a pu produire des lésions analogues au moyen de violences exeicées sur des cadavres. Dans une nouvelle édition de ses ouvrages, M. De- vergie revient à la charge, et cherche à faire prévaloir de nouveau sa thèse ; puis enfin il s'écrie : " En vérité, les in- ductions de M. Orfila sont désespérantes pour la science." Et ailleurs "ces doutes perpétuels sont déplorables pour la science et pour les hommes ! " Pour la science, oui ; mais pour les hommes, je crois le contraire. En effet, quelque déplorables qu'ils puissent être, ne vaut-il pas infiniment mieux admettre ces doutes tels qu'ils sont, et avouer franchement notre ignorance, que de donner comme certains et positifs des faits auxquels l'ex- périence et l'observation n'ont pas encore donné le sceau de leur sanction ? Quant aux ecchymoses et aux épanchements de sang, ils ne sont pas non plus un signe certain de suspension pen- dant la vie, puisqu'on peut les produire après la mort, tant que la circulation capillaire n'est pas complètement arrêtée. Christison rapporte un exemple où il a pu produire ces ecchymoses sur le cadavre d'une femme, une heure et demie après la mort, à l'aide d'un bâton. Ces ecchymoses, d'ailleurs, sur le trajet de la corde sont plus rares qu'on ne croyait autrefois, surtout dans les cas de suicides, où l'on n'use pas généralement d'une grande vip- 68 lence. Ainsi, sur 52 cas examinés par MM. Klein, Es- quirol, et Devergie, il ne fut trouvé aucune lésion de ce genre. Il ne faut pas confondre avec l'ecchymose réelle, cette teinte brune et parcheminée de la peau, accompagnée d'une dé- pression plus ou moins considérable ; ce phénomène qui est dû, suivant Devergie, au dessèchement plus rapide des li- quides dans cette partie, par le refoulement auquel ils ont été soumis, peut se produire aussi bien après la mort que durant la vie. Ce n'est que par une dissection attentive qu'on peut reconnaître l'ecchymose réelle, dont le caractère essentiel est l'infiltration ou l'épanchement du sang dans les parties, par suite de la rupture des capillaires ; ce dernier effet ne peut avoir lieu que durant la vie ou peu de temps après la mort. M. Devergie a encore voulu donner comme signe non équivoque de suspension pendant la vie, la congestion des organes génitaux, et la présence de' spermatozoaires dans l'urètre. Il est très vrai de dire que la pendaison s'accompagne assez souvent déjaculation, ainsi que de l'émission involon- taire de l'urine et des fèces, mais ce phénomène ne se produit pas toujours. Mais quand il existe, doit-on le re- garder comme un signe évident de suspension pendant la vie ? Je ne le pense pas. En effet, M. Orfila a démontré 1 ° . Que la présence de ces animalcules peut se rencontrer sur le cadavre d'individus pendus après leur mort ; 2 °. qu'on peut constater aussi leur présence dans l'urètre d'individus morts par d'autres causes que par la suspension, 3 ° . que la congestion des organes génitaux peut se produire chez un individu pendu quelques heures après sa mort. Ce point a été vivement discuté dans le temps par ces deux savants ; M. Devergie, affirmant d'un côté, M. Orfila, niant de l'autre. Mais de cette discussion, il me semble clairement prouvé que ce n'est encore là qu'un signe douteux, et dont on ne peut se servir que pour établir une présomption. De cet examen, je conclus donc 1 °. Que dans l'état 69 actuel delà science, il n'existe encore aucun signe qui, pris isolément, puisse justifier le médecin d'établir si la suspen- sion a eu lieu durant la vie ou après la mort. 2 ° . Que quand toutes les lésions que je viens de passer en revue, ou leur majorité existent clairement, et qu'il n'y a aucune cause naturelle pour expliquer la mort, qu'alors il est permis au médecin d'établir des probabilités. Les éléments de la preuve doivent se tirer alors surtout des circonstances. 2 ° . La suspension est-elle l'effet d'un suicide, d'un ho- micide, ou d'un accident ? Il est évident que la solution de cette question ne doit être tentée que quand la première a déjà été résolue ; car une fois qu'il a été démontré que la suspension n'a eu lieu qu'après la mort, la preuve de l'homicide est, pour ainsi dire presque établie. On a cru pouvoir parvenir à la solution du problême que je considère par les divers moyens qui suivent : 1 ° . Position du cadavre ; 2 ° . Position de la ligature ; 3 ° . Lésion des parties, 4 ° . Preuves circonstantielles. 1 ° . Position du cadavre. Pendant longtemps on a cru que si la suspension n'était pas complète, c'est-à-dire, si les pieds ou les genoux tou- chaient à terre, on a cru que cette circonstance seule éloi- gnait toute idée de suicide, par l'impossibilité où les gens auraient été de mener leur projet à terme. Cette question a été fortement débattue lors du procès célèbre du prince de Condé, à propos duquel, Marc publia un mémoire où il avait rassemblé treize observations par lesquelles il était clairement prouvé que la pendaison n'exige pas la totalité du poids du corps, pour s'opérer d'une manière complète. De- plus, il est démontré aujourd'hui que ce genre de mort est tel- lement doux et insidieux, que des personnes, après avoir fait des tentatives infructueuses, ont avoué n'avoir éprouvé au- cune sensation douloureuse, mais bien au contraire, une certaine jouissance. Depuis les observations de Marc, tous 70 les auteurs ont rapporté une foule de cas bien authentiques de suicides, où les pieds, les genoux, et même toute une partie du tronc touchaient à terre ; mon relevé eu contient aussi un certain nombre. 2 ° . Situation de la corde. " Si l'impression de la corde est à-peu-près circulaire, dit Fodéré, et qu'elle soit placée à la partie inférieure du cou, au-dessus des épaules, il paraît «lair que dans ce cas, elle est une preuve d'assassinat uon équivoque, puisque cette circonstance ne peut avoir lieu que dans la torsion faite im- médiatement sur la partie en forme de tourniquet," En effet, dans la suspension, la corde suit ordinairement autour du cou une ligne oblique, étant plus haute à la partie posté- rieure du cou, où le nœud est formé, qu'à la partie antérieure où la corde estarrêtée par la mâchoire inférieure. Néanmoins, ce fait, par lui-seul, n'enlève pas l'idée du suicide, puisqu'on a vu, comme le dit Orfila ; " des individus s'étrangler et périr, en attachant une corde ou une cravate à un arbre devant lequel ils étaient assis, et en se servant de l'anse d'un pot de terre qu'ils avaient cassé pour servir de billot ; or dans l'un et l'autre cas, l'impression de la corde sera à-peu-près circulaire, et placée à la partie inférieure du cou, et d'ailleurs je l'ai vue parfaitement horizontale dans un cas de suicide." On a voulu aussi tirer parti de l'existence d'un double sillon autour du cou, ce qui aurait pour effet de démontrer que la strangulation a précédé la suspension, et que cette dernière n'a eu lieu qu'après coup et pour donner le change. Mais l'existence de ce double sillon ne peut encore que per- mettre une présomption, puisqu'on l'a remarquée dans le suicide, ainsi que M. Esquirol en rapporte un exemple où l'on trouva chez une aliénée un sillon horizontal, puis un sillon oblique, les deux bouts de la corde ayant été ramenés en avant, et croisés sous le menton. 3 ° . Etendue des lésions du cou. Ça été un grand sujet de dispute, parmi les médecins légistes, de savoir si les ver- tèbres cervicales peuvent être déplacées dans la suspension 71 par suicide, la plupart des auteurs niant la possibilité du fait, vu que cet accident est bien rarement observé, même dans les exécutions criminelles, où la plus grande violence est ordinairement mise en œuvre. Le Dr. Ansiaux de Liège a rap- porté un cas où une femme, en se pendant elle-même s'était fracturé les ligaments intervertébraux, entre la première et la seconde vertèbre. On en voit un autre exemple bien authen- tique, rapporté par M. Etoc-Demazy, dans l'ouvrage que j'ai déjà cité, et où on remarquait les désordes suivants dans la région du cou : l'apophyse odontoïde, presqu'entièrement sortie de l'anneau, formé par le ligament transverse, et l'arc antérieur de l'atlas. Les ligaments odontoïdiens, le liga- ment antérieur et ligament postérieur de l'articulation de l'atlas avec l'axis, étaient rompus. Le ligament transverse était intact, et du sang était épanché dans le canal rachidien. 4 ° . Preuves circonstantielles. Quand on est appelé auprès d'un pendu, la présomption est toujours en faveur du suicide, par la difficulté qu'il y a naturellement à commettre le meurtre de cette manière. La chose peut arriver néanmoins quand il y a une grande dis- proportion entre les forces des deux individus, chez un enfant, chez un malade ; ou bien quand plusieurs personnes se réu- nissent contre une seule. Les preuves circonstantielles qui sont ici de la plus haute importance, se tirent surtout du dé- sordre des vêtements, des meubles, de l'état de la chambre, et de tous les objets qui entourent le cadavre. Il ne faut pas oublier pourtant, que dans le trouble d'esprit et de raison où pouvait être la personne durant les derniers instants qui ont précédé le suicide, elle aurait bien pu elle-même causer tout ce désordre et ces dérangements. Il en est de même des coups et des blessures qu'on peut remarquer sur les mains, sur toutes les parties du cadavre, et qui pourraient faire croire qu'il y a eu violence d'un côté et défense de l'autre ; car il n'est pas rare qu'un individu s'inflige à lui-même plusieurs blessures avant de mettre son projet à terme. L'exemple suivant est rapporté par Olivier d'Angers» 72 " Un jeune homme, se tire un coup de pistolet dans la bouche : la balle brise l'arcade dentaire, déchire la langue et le voile du palais, et tombe de l'œsophage dans l'estomac. Il chercha alors à s'enfoncer le crâne, en se frappant à coups redoublés le front et les régions temporales avec l'extrémité du canon du pistolet ; trente plaies qui, pour la plupart pé- nétraient jusqu'à l'os existaient à la partie antérieure de la tête. Ce malheureux réussit enfin à se pendre à un arbre voisin." De Haen parle d'un malheureux qui s'était meurtri la face avant de s'étrangler. Dans ces cas de blessures multiples, ce n'est qu'en con- sidérant bien attentivement leur position, leur direction et leur nature qu'on peut arriver à quelque conclusion. On conçoit facilement qu'il n'est guère possible que le même individu puisse se porter deux coups mortels, si le pre- mier est de nature àtuersurle champ. Mais ici encore, il n'est pas toujours facile de déterminer quelle durée de vie peut permettre telle ou telle blessure ; et si la mort, a tardé quelques instants seulement à survenir, rien n'empêche qu'on aît pu avoir recours à un autre moyen pour se dé- truire. Enfin, il est une foule d'autres circonstances qui peu- vent faciliter grandement le diagnostique, telles que la forme du lien, la manière dont il a été posé, le lieu de suspension, l'état d'esprit antérieur etc., etc. Le lien employé pour commettre le suicide est ordinai- rement ou une corde, ou un mouchoir, ou quelque article du lit ou des vêtements que l'individu aura déchiré pour s'en servir. Le lien peut être fixé à une branche d'arbre, au ciel du lit, à un clou, à une espagnolette etc. Dans tous les cas, le lieu de suspension a dû être atteint par la victime elle- même. Si la hauteur de sa taille ne lui permettait pas d'y parvenir, elle aura eu recours alors à une échelle, à une chaise etc., et ces objets devrontêtre trouvés près du cadavre. 73 Le suicide par suspension peut avoir lieu dans les champs, dans la maison. S'il a eu lieu dans une chambre, il faut bien s'assurer si la porte était ou non fermée ; fermée en dedans ou en dehors. Il est bien vrai que l'examen de tous ces détails apar- tient plutôt aux magistrats qu'au médecin ; mais, comme le fait justement remarquer Taylor, ce dernier est bien sou- vent appelé sur les lieux le premier ; et en négligeant de les observer, ils pourraient ensuite passer inaperçus. STRANGULATION. La strangulation est bien plus souvent l'effet d'un meurtre que d'un suicide ; et, au premier abord, on a même peine à concevoir comment un individu peut avoir recours à ce moyen pour se donner la mort. Les cas bien authentiques de suicides par strangulation ne manquent pas pourtant, et j'en ai déjà mentionné quelques exemples rapportés par Orfila. C'est de cette manière qu'a eu lieu entre autres, au moins suivant les hommes de l'art, la mort de Pichegrue. Renfermé le soir dans sa prison, il s'étrangla durant la nuit avec une cravate de soie noire ; , il s'était servi comme d'un tourniquet, d'un petit bâton passé dans un nœud de cette cravate. Dans mon relevé se trouve un exemple de suicide par strangulation, à l'aide d'un moyen tout-à-fait extraordinaire, et probablement unique, comme j'ai déjà eu occasion de le dire. Un homme adulte se rend à son écurie ; et après avoir bridé son cheval, il dispose en travers du port de ce dernier un pieu sur lequel il étend quelques planches. Puis, se met tant le,cou sous ce pieu, il force son cheval à reculer, et à venir piétiner sur ce pavé improvisé. On conçoit que le cou, ayant à supporter tout le poids du cheval,la strangulation ne tarda pas à s'opérer. Malheureusement, il n'y eut pas d'au- 74 topsie : mais tout porte à croire que les vertèbres cervicales, durent être sévèrement lésées, peut-être même broyées. On a dans ce cas, un exemple frappant de cette prédi- lection pour tel ou tel genre de mort, dont j'ai déjà parlé, prédilection qui dérive du genre de vie même et des habi- tudes des divers individus. En effet, on aurait beaucoup de peine à concevoir quel motif engagea cet homme à faire choix d'un moyen aussi extraordinaire, si l'on ne savait, qu'a- donné par métier à lâchasse de l'ours, son appareil était par- faitement analogue aux trappes dont il avait l'habitude de se servir dans cette chasse. Quant aux lésions de tissus et aux phénomènes propres à déterminer si la strangulation a eu lieu durant la vie ou après la mort, ou si elle est due à un suicide ou à un homi- cide, ce sont absolument les mêmes que ceux dont le détail a déjà été donné à-propos de la suspension, à cette exception près toute fois : que dans l'homicide par strangulation, les efforts employés sont beaucoup plus violents que dans la sus- pension, et que les lésions qui s'observent à la région du cou, sont ordinairement beaucoup plus sévères et plus éten- dues. ARTICLE III. SUICIDE PAR SUMBERSION. DIAGNOSTIQUE. Grandes ont été les divergences d'opinions parmi les au- teurs pour expliquer la véritable cause de la mort dans la submersion. On l'a attribuée tour-à-tour, à l'abaissement des poumons, par suite de l'expulsion de l'air contenu dans leurs cellules ; cet affaisement amènerait alors une oblitération des vais- seaux, et le sang, ne pouvant plus circuler dans ces organes, s'accumulerait dans les cavités droites du cœur. On l'a at- tribuée encore à l'introduction d'une certaine quantité de li- quide dans l'estomac ou dans les poumons : et c'est là l'opi- nion la plus vulgairement répandue. Mais, bien que cette introduction du liquide aît réelle- ment lieu quelquefois, néanmoins la quantité qui pénètre dans ces organes est loin de pouvoir expliquer la cause de la mort. En effet, comment quelques ouces de liquide, intro- duites dans l'estomac pourraient-elles produire un résultat fatal ? Quant aux poumons, des expérimentateurs, après avoir fait une incision à la trachée de chiens, de lapins, ont fait pénétrer dans leur tissu quatre fois plus d'eau qu'il n'en pénètre dans la submersion ; et bien que la respiration en souffrît pendant quelque temps, le plus souvent, néanmoius, les animaux ne tardaient pas à se rétablir. La véritable cause de mort dans la submersion est l'ab- sence d'air respirable ; et l'eau agit ici de la même manière qu'une ligature dans la suspension. 76 Deux grands problèmes se présentent encore au méde- cin légiste dans ce genre de mort, problèmes dont la solution est absolument nécessaire pour établir l'existence du suicide. 1 °. L'individu était-il vivant au moment de son im- mersion ? Cette question ne peut se résoudre que par l'examen successif de toutes les parties du cadavre. 1 ° . Organes internes. Puisque la mort, dans la sub- mersion, est due à l'absence d'un air respirable, on doit donc s'attendre à trouver, comme dans la suspension, les signes de l'asphyxie v. g. la congestion des poumons, des cavités droites du cœur, et parfois aussi, celle du cerveau ainsi que des autres organes : c'est aussi ce qui arrive le plus fréquem- ment. Mais de même que pour la suspension, cette règle soutire des exceptions. Ainsi, bien que la mort par submer- sion, proprement dite, soit due à l'asphyxie, il ne s'ensuit pas que tout individu qui tombe à l'eau meurt par cette cause. L'ivresse, la frayeur, l'impression de l'eau très froide, peuvent lui faire perdre connaissance au moment de sa chute ; et alors, la mort, étant due surtout à une syncope prolongée, on ne trouvera pas les signes de l'asphyxie. De même en- core, si au moment de la chute, la tête vient à donner contre un pieu, une pierre, un obstacle quelconque, la mort peut- être le résultat de la commotion du cerveau, et dans ce der- nier cas, on rencontre plutôt les signes de l'apoplexie. Et quand bien même tous les signes de l'asphyxie pour- raient être sûrement constatés, après la sortie du cadavre de l'eau, avant de conclure que la submersion est la cause de la mort, il faut se rappeler que cette congestion des organes peut avoir été amenée par une de ces causes multiples qui produisent si souvent la mort subite par les poumons ; et que l'individu pouvait bien être mort déjà, avant son contact avec l'eau. Encore, supposons que la mort soit bien réellement le fait de la submersion et de l'asphyxie, si le cadavre a s'é- journé très longtemps dans l'eau, avant l'inspection, au lieu 77 de trouver les poumons congestionnés, on les trouvera bien souvent pâles et collapsés. Suivant les diverses genres de mort que je viens de mentionner, la face peut-être trouvée pâle, ou rouge et bouffie, ou livide. Les yeux sont à demi ouverts, les pu- pilles très dilatées ; ce dernier phénomène, paraît-il, est assez constant. Il y a une mousse écumeuse qui sort de la bouche et des narines ; la peau est ordinairement très pâle. Mais tous ces caractères sont communs à une foule de genres de morts, et ils ne tardent pas à changer ou à disparaître par le contact trop prolongé de l'eau, ou par une exposition de quelques instants à l'air. Les doigts peuvent-être écorchés, par les efforts qu'a faits l'individu au fond de l'eau pour s'accrocher à quelque chose ; on trouve aussi parfois du sable, de la boue dans les mains. Le premier de ces caractères est plus important que ceux qui précèdent ; mais comme le fait justement remar- quer M. Orfila, le même effet pourrait se produire si l'in- dividu, ayant roulé d'un lieu élevé dans une rivière, avait cherché à s'accrocher pour se soustraire au péril. Quant à l'existence de la boue dans les doigts, M. Devergie prétend qu'on la rencontre bien plus souvent chez les noyés anciens que chez les nouveaux, parce qu'alors, dit-il, il se fait un dépôt analogue à celui qui s'opère à la surface du corps dans toute eau bourbeuse. Mais c'est surtout dans les voies aériennes qu'on s'est efforcé de chercher les traces de submersion pendant la vie, et c'est là un des points de médecine légale qui ont été le plus vivement controversés. On rencontre assez souvent dans la traché-artère et dans les bronches des cadavres retirés de l'eau, une écume, ou plutôt comme le dit M. Devergie, une mousse écu- meuse, formée par l'agitation de l'air qui fouette en passant les liquides contenus dans le tube respiratoire. Mais d'abord, pour que cette écume puisse se produire, il faut, d'après les expériences de Piorry, d'Orfila et de Taylor, que l'individu 78 soit revenu à la surface après avoir été plongé dans le li- quide, c'est-à-dire, qu'il y ait eu inspiration, l'expiration ne pouvant pas y donner lieu. De même encore, si le cadavre n'était retiré de l'eau qu'après un séjour de quelques temps dans ce liquide, ou si, après en avoir été retiré, la dissection était différée pendant quelques temps, on ne re- trouverait pas de traces de cette mousse, quand même sa for- mation aurait eu lieu au temps de l'immersion. D'après cela, on voit donc que l'absence de cette mousse écumeuse dans les voies aériennes est loin d'être une preuve que la submersion n'a pas eu lieu du vivant de l'individu. Mais quand elle existe, doit-on conclure que l'individu a été submergé vivant ? Non : puisqu'on constate sa pré- •sence dans le canal aérien des pendus, des épileptiques, et d'individus atteints de quelques autres affections. En effet, pour que cette écume se forme, il n'est pas besoin de l'intervention d'un liquide étranger ; les mucosités qui ta- pissent les voies aériennes suffisent, pourvu que la gêne de la respiration permette à l'air qui pénètre de les fouetter dans son passage. La présence de l'eau dans les voies aériennes et dans les poumons, est loin aussi de pourvoir trancher la question, puisque les expériences de Mayer de Bonn, celles de Pio- lett, de Devergie, d'Orfila et de Piorry prouvent jusqu'à l'é- vidence que ce liquide peut s'introduire dans les organes après la mort, et que sa présence n'est pas due conséquem- ment à un phénomène vital. Les deux auteurs, mentionnés en dernier lieu, ont plongé des cadavres dans de l'eau noircie par du charbon animal, et les ayant retirés au bout de quel- ques heures, ils ont découvert les parcelles de charbon jusque dans les dernières ramifications bronchiques. La présence d'eau dans l'estomac est un signe d'une importance beaucoup plus grande, puisque généralement, on le regarde comme un phénomène purement vital ; cette opinion est partagée surtout par Goodwin, Kite Edward Cox, Marc, Taylor et Orfila. Ce dernier la re- 79 garde comme la preuve la plus satisfesante de submersion pendant la vie. Mais ce signe, malgré toute son impor- tance, est loin d'exister toujours : sa présence est purement accidentelle, et son absence est loin, conséquemment, d'être une preuve de submersion après la mort. La quantité du li- quide suivant Devergie, varie depuis quelques onces à une pinte. Quand la submersion a lieu dans une claire eau et limpide, ce signe ne peut évidemment acquérir de valeur, qu'autant qu'on peut s'assurer préalablement que l'individu n'a pas bu avant la submersion. Ce n'est donc guère que dans les cas de submersion qui ont lieu dans une eau trouble, ou offrant quelque caractère spécifique, que ce signe acquiert une va- leur réelle. Alors, en démontrant la parfaite analogie entre le liquide contenu dans l'estomac et le milieu où la submer- sion a eu lieu, (comme bien souvent dans l'infanticide, quand l'enfant est jeté dans les lieux d'aisance,) alors, on a, suivant l'opinion de presque tous les auteurs, une preuve presque certaine de submersion pendant la vie. Taylor fait remarquer, néanmoins, que si la putréfac- tion du cadavre était un peu avancée avant sa sortie de l'eau, ou encore, si le cadavre avait été maintenu à une très grande profondeur sous l'eau, qu'alors, le fluide peut se frayer un chemin jusque dans l'estomac et daus le canal ali- mentaire, en vertu de sa seule pression. Enfin, il resterait encore à noter quelques autres signes qui ont été proposés pour la solution de ce problême, tels que l'état de la vessie, des viscères et du canal intestinal ; mais ces derniers n'ont qu'une importance tout-à-fait secondaire. D'après cette énumération, on voit donc que pour la submersion, de même que pour la suspension, il n'existe au- cun signe certain et positif qui puisse par lui seul nous faire conclure si la submersion a eu lieu durant la vie ou après la mort. Ce n'est qu'en réunissant tous les phénomènes, et en les comparant les uns .aux autres, qu'on peut arriver à émettre au moins des probabilités plus ou moins grandes suivant les divers cas. 80 " In conséquence of the uncertainty attendant on the appearanees of drowning, dit Taylor, barristers hâve consi- dérable advantage in cross-examining those médical wit- nesses who appear to support this vievv. Légal ingenuity is hère often carried to the utmost, to show that there is no positive or well defiued sign of drowning ; and therefore, the iuference is drawn that the deceased must hâve died fromsome other cause. It is undoubtedly true that there is no constant or certain sign of death from drowning. The gê- nerai impression arnong non-medical persons appears to be that, together in drowning or suffocation, there ought to be some particular visible change in the body, to indicate at once, the kincl of death ; but it need hardly be said that this no- tion is founded on very false views : and if the réception of médical évidence as to the cause of death be made to dé- pend on the production of some such positive and visible change, then it would be better at once not to place the par- ties charged with the offence upon their trial, because the crime could never be proved against them. A médical in- fluence of drowning is founded upon a certain séries of facts, to each of which individually it might be easy to op- pose plausible objections ; but taken together, they often furnish évidence as strong as is commonly required for proof of any other kind of death." Dans l'examen de ces signes, il est bon d'avoir toujours présent à l'esprit qu'un séjour plus ou moins prolongé du cadavre dans le liquide, ou une exposition de quelques heures seulement à l'air atmosphérique, exerce une influ- ence des plus marquées, sur leur valeur respective, à cause des phénomènes de la putréfaction qui ne tardent pas à se développer. 2e. Question. La submersion est-elle le fait d'un sui- cide, d'un homicide ou d'un accident ? Plusieurs écrivains modernes ont voulu établir ces dif- férences par l'état des poumons, qui devaient offrir ou non des traces d'engouement suivant la cause de la submersion. si " Des assertions de ce genre, dit Orfila, établies sur des espèces d'asphyxie que j'ai dit ne pas exister avec les carac- tères que l'on a assignés, ne peuvent satisfaire aucun esprit juste, et ne doivent jamais figurer dans un rapport médico- légal, sous peine de vouloir passer pour n'avoir jamais ouvert un cadavre de noyé. " " Avouons franchement, ajoute cet auteur, que dans beau- coup de circonstances, l'art ne possède aucun moyen de ré- soudre le problème : comment reconnaître, par exemple, si le cadavre submergé appartient à un individu qui s'est jeté vo- lontairement à l'eau, ou qui s'est noyé en nageant, ou bien à un autre individu qui aurait été poussé dans la rivière ou dans la mer, étant sur le bord de l'eau ? Confions aux ma- gistrats le soin de déterminer jusqu'à quel point la nature du lieu, qui peut être désert ou habité, l'élévation des bords du précipice, l'existence d'un poids attaché au corps, d'un lien qui unit les mains, le désordre des vêtements etc., peuvent éclairer la question, et bornons-nous à rechercher si l'indi- vidu dont il s'agit ne devait pas être naturellement porté à se suicider, s'il n'éprouvait point des vertiges, s'il n'était point sujet à des accès d'épilepsie, d'hystérie etc. ; s'il n'of- frait point des blessures ou d'autres lésions qui annonce- raient qu'il a été assassiné, qu'il s'est précipité, ou qu'on l'a précipité, ou qu'il a voulu se détruire." Ce qu'il est bon de ne pas oublier encore, c'est la possi- bilité du suicide dans un milieu liquide de peu de profon- deur ; ainsi, on rapporte des exemples de suicides où les individus s'étaient plongés la tête, seulement, dans une mare d'eau ou dans un ruisseau. Quand le cadavre présente des blessures, des ecchy- moses ou autres lésions, il reste toujours à déterminer si elles ont été produites avant l'immersion, ou si elles n'ont pas eu lieu, accidentellement, lors de la chute de l'individu. Ces dernières peuvent être parfois d'une nature fut grave ; ainsi Taylor rapporte l'exemple d'un individu qui se dis- loqua les deux bras, en se précipitant, du haut du pont de 82 Londres, dans la Tamise ; cette dislocation était due, parait-il, à ce qu'en venant en contact avec l'eau, il s'était tenu les bras horizontalement, au lieu de les tenir serrés près du corps. On a également observé des cas où il s'était produit des fractures des vertèbres cervicales, soit que ces lésions eus- sent été causées par la chute elle-même, soit qu'elles eus- sent été occasionnées par des efforts pour tenir la tête hors de l'eau. Quand on découvre sur le cadavre des traces de blessures par instruments piquants, tranchants, ou par armes à feu, ou bien encore les indices d'un empoisonnement, il ne faut pas trop se hâter de conclure à l'homicide : car, de même que pour la suspension, un individu, avant de se jeter à l'eau, peut avoir eu recours antérieurement à plusieurs moyens différents pour se donner le mort. Il peut avoir avalé un poison, puis essayé une arme tranchante ou pi- quante, ou bien une arme à feu, et enfin, avoir eu recours, en dernier lieu, à la submersion. On peut quelquefois rencontrer sur les cadavres des in- dividus, retirés de l'eau, des traces de ligature autour du cou, un sillon qui pourrait faire présumer qu'il y a eu d'a- bord strangulation, et que le cadavre a été ensuite jeté à l'eau. Il faut bien examiner alors si quelque partie du vête- ment n'a pas pu produire un semblable effet ; ainsi, le col d'une chemise, serré trop juste autour du cou, a pu donner lieu à ce phénomène, dans un cas rapporté par un médecin Italien, par la rétraction que le tissu de ce col avait subi, une fois imbibé d'eau. Egalement encore, on a vu des suicides s'attacher au cou une corde à laquelle ils suspendaient des pierres ; le courant peut faire échapper ces pierres, et la découverte de la corde pourrait induire en erreur, en faisant croire qu'il y a eu préalablement strangulation. Quant à l'existence de pierres, d'un poids quelconque dansles poches des vêtements, elle est commune et au suicide et à l'homicide. 83 La présence de liens aux pieds et aux mains n'est pas non plus suffisante pour établir la différence entre ces deux genres de mort, puisqu'il y a des exemples de suicides qui ont eu lieu de cette manière. Hommes et femmes conservent leurs vêtements pour se noyer, à l'exception toutefois de leurs chapeaux et de leurs chaussures, dont ils se dépouillent assez souvent, et qu'ils déposent au bord de la rivière. ÀKTICLE IV. SUICIDE PAR LES BLESSURES ARMES TRANCHANTES, PIQUANTES, ET CONTON- DANTES. DIAGNOSTIQUE. Ici encore, de même que pour la suspension et la sub- mersion, les mêmes problêmes se présentent avec les mêmes embarras et avec les mêmes difficultés. Il faut, avant tout, déterminer si les blessures ont été infligées durant la vie ou après la mort. Car on conçoit facilement qu'après un empoisonnement, un étranglement, le coupable peut bien infliger à sa victime un certain nombre de blessures pour donner le change, et faire croire à un autre genre de mort ; de même encore, un cadavre, soumis à des violences accidentelles, peut bien offrir des lésions qui n'ont aucune connexion avec la cause de la mort; dans l'un et l'autre cas, si l'on parvient une fois à découvrir que les blessures n'ont été infligées qu'après la mort, on a la preuve certaine qu'elles ne sont pas l'effet du suicide. Ce problême ne présente de difficultés que quand les bles- sures ont été faites immédiatement avant la mort ou immédiatement après. Si elles ont été infligées long- temps avant la mort, ou longtemps après, alors la ques- tion est facile à résoudre, puisque le temps aura donné lieu, dans le premier cas, à des phénomènes vitaux qui manqueront complètement dans le second. Je commen- cerai par établir la diagnostique entre ces dernières les au- tres seront plus facilement comprises ensuite. 85 1 ° . Une plaie, faite avec un instrument tranchant ou piquant, sur le corps d'nn individu vivant, produit d'abord un écartement assez considérable des bords de cette plaie, écartement qui est dû à la tension et à l'élasticité des tissus. Il y a, en même temps, écoulement plus ou moins considé- rable de sang, et ce sang, encore doué de ses propriétés vi- tales, ne tarde pas à se coaguler et à former des caillots, soit aux bords de la plaie elle-même, soit à l'endroit où il tombe ; il y a, en outre, infiltration de sang dans le tissu cellulaire environnant. S'il s'écoule quelques heures avant que la mort survienne, ainsi que je le suppose dans l'hypo- thèse actuelle, les symptômes d'inflammation se manifes- teront, tels que gonflement, suppuration etc. Si les mêmes blessures ont été infligées sur un cadavre, longtemps, v. g. plusieurs heures après la mort, alors la plaie n'offre plus de rétraction, vu que l'élasticité des tissus, ainsi que leur contractilité a cessé ; il n'y a ni écoulement de sang, ni infiltration dans le tissu cellulaire environ- nant ; les lèvres de la plaie sont pâles, sans gonfle- ment, sans aucune trace de caillot ou de coagulation du sang. Ces deux cas, ainsi posés, ne peuvent donc pas être confondus. Il est bon de remarquer, en passant, que si l'in- dividu avait été précipité à l'eau, immédiatement après l'in- fliction de la blessure, qu'alors, la plaie, au lieu d'être rouge et saignante, comme dans le premier cas, serait au contraire remarquable par sa pâleur, et on pourrait par là s'en laisser imposer. Mais dans ces cas, la rétraction des parties vient à notre aide ; de plus, après quelques temps d'exposition à l'air, la blessure ne tarde pas à reprendre tout son aspect ca- ractéristique d'une blessure faite pendant la vie. Si la mort est le résultat immédiat de la blessure, qu'au- rons-nous ? De même que dans le premier cas, rétraction des bords de la plaie, et écoulement de sang, qui ne tardera pas à se coaguler, et à former des caillots. Mais ici, il est évident qu'il n'y aura ni gonflement ni suppuration, puis- que la rapidité de la mort n'aura pas donné le temps aux phénomènes vitaux de l'inflammation de se développer. 80 Si les blessures ont été faites sur le cadavre d'un indi- vidu, immédiatement, v. g. dans les quelques minutes qui suivent la mort, quels seront les phénomènes prédominants ? On peut avoir rétraction plus ou moins considérable des bords de la plaie, comme dans le cas précédent, effusion plus ou moins grande de sang, avec une coagulation plus ou moins parfaite de ce liquide ; c'est-à-dire qu'on aura, dans les deux cas, le même genre de phénomènes, qui ne diffé- reront entre eux que du plus au moins, suivant que les plaies auront été faites plus ou moins longtemps après la mort. En effet, il est prouvé, par un grand nombre d'expériences, que la rétraction et l'élasticité des tissus, de même que la circulation du sang dans les capillaires, se prolonge pendant quelques temps après la mort. Si la blessure a été faite avec une arme contondante, il n'y a également aucune difficulté à établir le diagnostique, si les coups ont été infligés longtemps avant, ou longtemps après la mort. Dans le premier cas, on a d'abord ecchymose, ou épanchementde sang dans le tissu cellulaire, parla rupture des capillaires ; puis, les phénomènes de l'inflammation, tel que le gonflement, ne tardent pas à se manifester. Dans le second cas, au contraire, il n'y a ni ecchymose, ni gonflement ; mais cette partie des tissus qui a été sou- mise à la pression de l'arme, se desséchant plus rapidement que les autres, se durcit, et prend une apparence jaune par- cheminée, qui, par la dissection, ne laisse* voir aucun sang d'épanché. Si la mort a suivi immédiatement l'infliction du coup, ou si ce dernier a été porté immédiatement après la mort alors le plus souvent, on ne peut pas établir de différences d'après l'examen de la blessure. Dans l'un et l'autre cas il y aura absence de gonflement, mais présence d'ecchymose par la persistance de la circulation capillaire durant quelques temps après la mort. 2e Question. La blessure est elle le résultat d'un sui- cide, d'un homicide, ou d'un accident ? 87 Pour décider cette question, il faut se guider d'après 1 °. La situation des blessures, 2 °. leur direction, 3 °. leur, nature et leur étendue, 4 ° . preuves circonstantielles. 1 °. Situation. Dans le suicide, la plaie faite par un instrument tranchant ou piquant, se trouve ordinairement sur une partie du corps qui peut être atteinte facilement par la main de l'individu ; et le choix tombe le plus souvent sur les parties latérales ou antérieure du tronc. Néanmoins, de ce que la plaie a été faite en un autre endroit, v. g. par der- rière, il ne faut pas en conclure d priori à l'homicide, puis- qu'on a vu des suicides de cette espèce ; et comme le fait remarquer Orfila, il n'est aucune partie du corps que l'on ne puisse atteindre soi-même avec l'une ou l'autre main. Quoiqu'il en soit, dans une tentative réelle de suicide, les coups sont portés dans des parties du corps telles, qu'une mort prompte doit survenir ; ainsi le cou est ordinairement choisi pour les armes tranchantes,—et la poitrine, surtout !a région du cœur, pour les armes piquantes. Rien n'em- pêche pourtant que ces mêmes endroits soient également choisis pour commettre l'homicide ; ainsi, on a vu un ex- emple, il y a quelques années, en cette ville, où l'arme du meurtrier (un ciseau de menuisier) avait pénétré entre la 5e et la 6e côte, et coupé l'aorte. La présence d'un certain nombre de blessures sur des parties du corps peu vitales, telles que les mains, les mem- bres etc., est une forte présomption en faveur de l'homicide ; car il est peu probable qu'un individu se mutilera de cette manière, avant de se porter le coup fatal. Ces plaies, ou con- tusions, peuvent se rencontrer pourtant dans quelques cas de suicides véritables, surtout, lorsque l'individu était aliéné ou en proie à une anxiété très vive : elles se rencon- trent encore dans les exemples d'homicides simulés. 2° . Direction. Dans les cas de suicides par instruments tranchants ou piquants, l'arme, étant tenue ordinairement de la main droite, on voit les blessures se diriger de haut en bas, et de droite à gauche pour les instruments perforans ; RH et de gauche à droite, de haut en bas, ou de bas en liant, transversalement ou obliquement, pour les instruments tranchants. Le contraire pourrait avoir lieu dans les deux cas, si l'individu, pour une raison ou pour une autre, s'était servi de la main gauche. Ajoutons encore que quand l'indi- vidu s'est servi do sa main droite, le coup porte générale- ment sur le côté gauche du cou ; et sur le côté droit quand il s'est servi de sa main gauche. Ces détails pourtant, en ce qui concerne la direction des blessures, n'ont rien d'absolu, et cette direction pourrait être la même dans un cas d'homicide, suivant la position des deux individus. Quant aux instruments perforants, une dissection atten- tive pourra indiquer la direction que l'instrument a suivie ; et d'après les angles de la plaie, dans le cas des instruments tranchants, on pourra reconnaître le point où la blessure a commencé, et celui où elle a fini. Les aliénés, en se suicidant, s'écartent bien souvent des règles que je viens de mentionner. Voici un exemple, rap- porté par M. Etoc-Denmzy, bien propre à faire voir qu'on ne doit pas attribuer plus qu'il ne faut de confiance à la direc- tion des blessures. " M. R. présentait depuis un mois, des signes d'alié- tion mentale, lorsqu'un jour, il monte dans sa chambre, où était déposé le sabre de son fils. Quelques instants après, Mme R. veut entrer dans cette chambre, et trouve la porte fermée ; elle appelle ; son mari vient lui ouvrir en disant : " Je suis un homme perdu, je viens de me tuer avec le sabre de mon fils !... " M. le docteur Harivel appelé immédia- tement, apperçoit en entrant M. R. debout derrière la porte, la figure pâle, les yeux hagards et poussant de profonds gé- missements." " On s'empresse de le porter sur son lit. M. Harivel re- connaît alors l'existence de deux plaies de quatre centimètres environ de largeur, l'une à deux millimètres- en arrière de 89 l'anus, et l'autre, sous les cartilages des dernières fausses côtes droites." 3°. Xature. On conçoit facilement que le suicide aura plutôt recours à l'emploi des armes tranchantes, perfo- rantes, ou à feu, et non pas aux armes contondantes. La mort qui survient à la suite de plaies confuses, indique donc plutôt un homicide qu'un suicide, hormis toutefois que l'individu se soit précipité d'une élévation, qu'il ait été aliéné, ou que sans être aliéné, il n'ait pas eu d'autres moyens à sa disposition. Quand on rencontre sur le même individu plusieurs blessures mortelles, la présomption est d'abord en faveur de l'homicide. Pourtant, deux blessures mortelles peuvent bien aussi se rencontrer dans un cas de suicide ; et il est bien peu de ces blessures qui amènent une mort tellement prompte et instantanée que l'individu n'ait pas le temps de se porter un second coup. 4 ° . Preuves circonstantielles. Ces preuves sont très nombreuses, et je ne puis en donner ici qu'un sommaire très succinct. Elles sont toutes de la plus haute importance, et se tirent d'une foule de cir- constances qui doivent être examinées avec la plus grande attention par le médecin appelé d'abord sur le lieu, ou par le magistrat. Ainsi, la position du cadavre peut être telle par- fois qu'elle puisse, par elle seule, éloigner toute idée de suicide. Il en est de même de la position de l'arme, et de l'endroit où elle est retrouvée. Si la blessure a été le fait d'un suicide, et si elle a été de nature à amener une mort immédiate, il est évident que l'arme ne peut pas se trouver à une grande dis- tance du cadavre ; le plus souvent même, cette arme sera re- trouvée tout auprès du cadavre, et bien souvent dans sa main. Mais il faut remarquer qu'un meurtrier, au fait de cette circonstance, peut bien lui-même, pour donner le change, déposer l'arme auprès de sa victime, et même la lui mettre dans la main. Quant à ce dernier cas, Taylor donne pour établir la distinction un moyen qu'il est important de noter. Si la main du cadavre, dit-il, embrasse l'arme for- 90 tement, si les doigts sont fortement contractés sur elle, on n'a peut-être pas de preuve circonstantielle plus forte du sui- cide. Cette contraction paraît-être le résultat d'un spasme musculaire qu'il serait impossible de produire après la mort. Les taches de sang sur la personne, sur les mains de l'individu doivent être aussi notées soigneusement. Il en est de même des traces de sang sur le plancher, sur le sable, qui peuvent nous rendre compte des démarches de l'individu, ou de son meurtrier. Le fait que l'arme a passé à travers les vêtements de l'individu, tels que le col, la cravate, le gilet etc., est une présomption d'homicide très forte, car le suicide a soin de ne laisser aucun obstacle à son action. L'état du désordre des vêtements est encore d'un grand secours, comme dans tous les genres de mort violente, avec les restric- tions que j'ai déjà mentionnées. SUICIDE PAR ARMES A FEU. Comme dans les blessures par instruments tranchants ou piquants, le lieu d'élection, dans les cas de suicides par armes à feu,est quelqu'une des parties les plus vitales du corps, telles que la tête ou le thorax, surtout la région du cœur. Rarement le coup est tiré dans l'abdomen. Ces blessures, étant faites de très près, et presque à bout portant, produisent des désordres d'autant plus graves, que la charge de poudre et de projectiles est bien souvent doublée et même triplée. La direction dans laquelle le coup aura été tiré, sera indiquée par l'ouverture d'entrée, qui sera nette, arrondie, dont les bords seront rentrés en dedans, et par l'ouverture de sortie inégale, déchirée, avec un diamètre beaucoup plus consi- dérable, et dont les bords seront déjetés en dehors. La di- rection, suivant laquelle le coup a été tiré, n'est pas toujours exactementindiquée pourtant par le trajet qu'a parcouru la balle, vu que le moindre obstacle suffit pour la faire dévier et lui faire suivre une autre route. Si l'arme a été tirée de 91 très près, l'ouverture d'entrée sera, en outre, noircie par les grains de poudre qui se seront fixés dans la peau. L'arme sera auprès du cadavre, et on trouvera assez souvent dans les vêtements de ce dernier, de la poudre, du plomb, des cap- sules. Mais toutes ces circonstances n'offrent rien de bien positif par elles-mêmes, et peuvent aussi se rencontrer dans un cas d'homicide ; elles permettent seulement d'établir de très fortes présomptions. Devergie, et avec lui quelques médecins légistes, pensent que quand l'arme a été déchargée dans la bouche, on a la preuve la plus certaine d'homicide. Ce fait est certainement bien fort ; mais rien ne prouve aussi qu'un meurtrier ne puisse pas faire choix de cet endroit, sur- tout quand sa victime est endormie. La bourre doit être le sujet d'un examen très minutieux ; les caractères, les lettres qu'elle peut présenter peuvent nous indiquer parfois si l'arme a été chargée par l'individu lui-même ou par un autre. On lit dans Beck, l'exemple suivant d'un homicide par arme à feu, où cet examen de la bourre, fut la seule preuve qui conduisit à établir non seulement le fait de l'homicide, mais encore le nom du coupable. " Lord Edon, late in life, told this striking story of an assize scène to one of his daughters : " I hâve heard some very extraordinary cases of murder tried. I remember in one, where 1 was counsel, for a long time the évidence did not appear to touch the prisoner at ail, and he looked about himself with the mostperfect unconcern, seeming to think himself quite safe. At last, the surgeon was called, who stated that the deceased had been killed by a shot, a gun-shot, in the head, and he produced the matted hair and stuff, eut from and taken out of the wound. It was ail hardened with blood. A basin of warm water was brought into court, and, as the blood was gradually softening, a pièce of printed paper appeared, the wadding of the gun—which proved to be half of a ballad. The other half had been found in the man's pocket, when he was taken. He was hanged." Les armes mises en usage sont le pistolet ou le fusil. Ce dernier peut être tiré de diverses manières, soit au moyen 92 de ficelles attachées à la languette, soit au moyen du pied nu, le canon étant appliqué sous le menton ou dans la bouche. Voici quels moyens M. Demazy propose pour se rendre compte, dans certains cas, delà position dans laquelle le sui- cide s'est effectué. " Lorsque le fusil se trouve placé en travers, ou tout au- près du cadavre, étendu sur le dos, et que l'un des pieds est sans chaussure, il est probable que le corps était debout au moment de l'explosion, que la crosse était appuyée à terre, et que la détente a éfé lâchée par la pression du gros orteil. " Quand on trouve le fusil sur le cadave, et parallèle- ment à lui, encore retenu par l'une des mains; quand la crosse est entre les jambes, et le bout du canon au-devant du cou, on doit penser que le corps était assis sur le sol, les jambes allongées, à l'instant ou le coup est parti. Cette po- sition est la plus fréquente." " Lorsque le conp de fusil est tiré dans la bouche, on a souvent remarqué que la baguette avait été préalablement enlevée, sans doute pour diminuer le volume du canon, et rendre son introduction plus facile : peut-être aussi, était-ce pour servir à presser la détente." ARTICLE V. ASPHYXIE PAR LE CHARBON ;-EMPOI- SONNEMENTS-PEECIPITATION,- ECRASEMENT,-ABSTINENCE. Dans l'asphyxie par le charbon, des difficultés ne peu- vent que rarement se présenter, pour établir le diagnostique. L'examen minutieux de l'apartement, la présence du ré- chaud ou du charbon, suffisent le plus souvent pour enlever tout doute sur la cause de la mort. Les personnes qui font choix de ce moyen, ont recours, assez souvent, à quelques adjuvants, soit pour diminuer leurs souffrances, soit pour se créer un courage factice ; alors on trouvera dans leur chambre quelques bouteilles de liqueurs spiritueuses, ou bien une fiole contenant quelque préparation opiacée. Parfois même, la mort tardant trop à leur gré, elles termineront leurs souffrances, par les armes à feu etc. Quant aux phénomènes qui se remarquent sur les ca- davres, ils sont extrêmement variables. La chaleur ani- male se conserve ordinairement pendant plusieurs heures, et les organes internes présentent les signes de l'asphyxie. Le visage peut être rouge, gonflé, les yeux saillants etc ; quelquefois aussi, tous ces signes peuvent manquer, et les individus semblent dormir paisiblement. On remarque en- core, assez souvent, à la bouche et anx fosses [nasales, un écoulement muqueux, blanchâtre ou sanguinolent ; et de plus, des taches de sperme sur les vêtements, ainsi que cela se voit dans la suspension. Ce genre de suicide, parfois, peut-être confondu avec une mort purement accidentelle. 94 Quant aux empoisonnements, à la précipitation, à l'é- crasement, et à l'abstinence, les règles proposées pour établir le diagnostique du suicide par ces divers moyens, ne pré- sentent rien de particulier. CHAPITRE TROISIEME. ARTICLE III. RECHERCHES STATISTIQUES SUR LE SUICIDE POUR LE BAS-CANADA. DIVISIONS DU PAYS,—POPULATION,—CROYANCES RELIGIEUSES. Ce relevé statistique comprend une période de douze années, depuis le 1er janvier 1846, jusqu'au 1er janvier 1858, et s'étend à tout le Bas-Canada, dont le territoire couvre une superficie de plus de 30,000 lieues carrées. Le Bas-Canada se divisait en 1846, en cinq districts, sa- voir : Gaspé, Québec, Trois-Rivières, St. François, et Mont- réal. J'ai crû devoir conserver ces divisions pour mon tra- vail, vu que les districts d'Outaouais et de Kamouraska, n'exis- tent que depuis quelques années seulement. Quant aux sta- tistiques dont je me sers, elles sont empruntées au recense- ment de 1850, et se rapportent à la période duodécennale, de 1846 à 1858, dont ces statistiques sont à-peu-près la moyenne. Les deux grands centres de population pour toute cette étendue du pays, sont Montréal et Québec, La population totale du Bas-Canada, en 1850, était de 890,261 habitants. Cette population se partageait comme suit entre les di- vers districts : Montréal............................... 472,405 Québec.................................. 269,771 Trois-Rivières........................ 92,425 St. François..................... 33,912 Gaspé.................................... 21,748 96 La ville de Montréal comptait à la même époque.................................... 57,715 habitans Québec.................................. 52,052 Toute cette population est mixte, tant sous le rapport des origines, que sous celui des croyances religieuses. Sous le rapport des origines, elle se divisait en Franco-Canadiens................... 669,528 D'origine Britannique............. 220,733 Sous le rapport des croyances religieuses, Catholiques........................... 746,866 Protestants et autres................ 143,395 ARTICLE II. INDUSTRIE, CARACTERE ET MŒURS DES HABITANTS. Les grandes industries, les établissements manufac- turiers n'ont pas encore pris un développement bien consi- dérable dans le Bas-Canada. La population est essentielle- ment agricole et marchande, si l'on excepte toute fois le dis- trict de Gaspé, ou l'on s'occupe principalement de pêche. Les détails qui vont suivre sur le caractère et les mœurs des habitants, s'appliquent exclusivement à la population Française du pays. Quant au caractère de nos concitoyens d'origine britannique, il ne présente guère de différences avec celui des peuples du Royaume-Uni : ce qui s'ex- plique d'autant plus facilement que l'immigration de cette population ne datant, pour ainsi dire, que d'hier, et se con- tinuant encore tous les jours, cette population a nécessaire- ment dû conserver et les coutumes et les usages qu'elle a importés d'outre-mer ; elle ne saurait conséquemment pré- senter aucun caractère bien saillant qui pût la classer à part comme peuple. Le Bas-Canada, heureusement, n'a pas eu à subir toutes ces secousses, tous ces ébranlements politiques et religieux qui ont bouleversé la France, depuis bientôt un siècle ; aussi, comme peuple, la population Française du Bas-Canada pré- sente-elle, dans son caractère, des points de difiérence bien tranchés avec celui du peuple Français de nos jours. Le doute, le désir des changements, l'impatience de tout joug, l'ennui, 98 ce grand tourment de notre époque, n'ont guère trouvé accès, jusqu'ici, ni dans l'esprit ni dans le cœur de notre population. Le gaieté et la bonne humeur, voilà bien certainement les traits saillants du caractère de l'habitant Canadien, Son ac- tivité est très grande durant la belle saison, et les travaux auxquels il se livre alors, sont parfois excessifs ; mais en hiver, ses occupations sont extrêmement limitées, et il ne lui reste plus qu'à vivre gaiement aux dépends des ri- chesses qu'une terre fertile lui fournit toujours avec la plus grande libéralité. A tout prendre, l'habitant Canadien est probablement le paysan le plus heureux de la terre. De grandes misères, il n'en existe guère dans nos villes ou dans nos campagnes ; dans tous les cas, elles ne sau- raient être comparées à celles que l'on voit régner dans les vieux pays ; et s'il s'en rencontre parfois, l'œil vigilant de la charité ne tarde pas à les découvrir, et à les soulager. Dans les campagnes, l'homme pauvre n'a qu'à tendre la main à ses co-paroissiens, pour en recevoir les secours né- cessaires à sa subsistance. Si les infirmités, si le vieil âge, ou les rigueurs de la saison l'empêchent d'aller lui-même, par les maisons, quérir le pain nécessaire au maintien de sa famille, un mot de sa part suffit pour que deux ou trois des principaux citoyens de la paroisse se mettent en route, et reviennent avec des provisions pour plusieurs mois. Un incendie vient-il tout-à-coup à détruire la maison ou la grange d'un cultivateur, aussitôt, chacun lui tend la main et se met à l'œuvre ; et de tous côtés, et sans y être invités, on voit celui-ci apporter sa contribution de pierres, celui-là son lot de bois, les plus pauvres, le secours de leurs bras, et en peu de temps, l'édifice est reconstruit, sans qu'il en ait coûté beaucoup à la malheureuse victime. Dans nos villes, où se fait un commerce assez considé- rable, les revers de fortune sont assez communs ; mais ici eomme dans toutes les villes d'Amérique, où l'on voit si souvent les mêmes individus, perdre et refaire leur fortune plusieurs fois dans leur vie, ces revers sont toujours sup- 99 portés avec la plus grande résignation, et bien rarement on songe à se tuer pour une semblable bagatelle. Mais ce qui distingue, avant tout, le peuple Canadien Français, c'est son attachement sincère à sa foi, à sa religion, dans laquelle il puise toute la force nécessaire pour supporter patiemment les épreuves et les malheurs ordinaires de cette vie. L'intempérance régnait autrefois en souveraine dans toute l'étendue du pays ; mais la voix du prêtre a tonné contre cet abus, et a seule suffi pour l'abattre en peu de temps. rARTICLE III. NOMBRE ABSOLU DES SUICIDES. Le nombre total des suicides dans le Bas-Canada, de- puis le 1er janvier 1846, au premier janvier, 1858, a été de 153, y compris les étrangers, dont je n'ai pas pu établir le nombre réel. Ce chiffre se partage comme suit selon les districts : Montréal....................................... 90 Québec....................................... 49 Trois-Rivières.............. ................. 11 St. François................................. 3 Gaspé......................................... 0 Selon les origines : D'origine Britannique...................... 81 " Française......................... 72 Les croyances religieuses sont données pour 113 cas qui se répartissent comme suit : Catholiques............................. 78 Protestants....................,, »„.... 35 ARTICLE IV. NOMBRE RELATIF DES SUICIDES. I. Si l'on établit le rapport entre le chiffre total des sui- cides dans le Bas-Canada, pour cette période de douze an- nées, et le chiffre total de la population, qui était, en 1850, de 890,261 habitants, on trouve que la moyenne annuelle des suicides est de 1 sur 69,816 Si, au lieu d'établir ce rapport avec la population totale du pays, on ne l'établit qu'avec le chiffre de la population fran- co-canadienne seulement, sur laquelle je me suis appuyé, surtout, pour tirer mes conclusions, alors, on trouve que pour les 669,528 Français de la province, la proportion des sui- cides n'est plus que de 1 sur 111,588; la proportion, pour la population Britannique, étant de 1 sur 32,700 Cette dernière proportion est assez élevée ; mais il faut y faire la part des étrangers, soldats, marins, voyageurs etc., qui, assez souvent, viennent se suicider dans nos villes, et qui, presque tous, portant des noms Anglais, augmentent considérablement le chiffre des suicides pour la population Anglo-Canadienne. 102 H. Mettant en regard ces proportions avec celles des autres pays, au moyen des chiffres fournis par les récents relevés de MM. Brierre de Boismont et Lisle, on a, Prusse (1843) 1 suicide sur 8,081 France (1852) 1 << " 9,340 Angleterre (1838) 1 a " 15,900 Belgique (1838) 1 a " 27,488 Russie (1827) 1 a " 49,182 Bas-Canada (popul. entière) l a " 69,816 " (popul. française) 1 t< " 111,588 Je dois faire remarquer que ces chiflres ne donnent pas les rapports réels du suicide entre ces divers pays Européens, puisque les années ne se correspondent pas. Ainsi, par ex- emple, le rapport des suicides en France et en Angleterre, aux années correspondantes 1838, et 1839, était France....................... 1 sur 12,489 Angleterre.................... 1 " 15,900 Les chiflres donnés plus haut, sont extraits des relevés scientifiques les plus récents pour chacun de ces pays, et ne doivent être comparés qu'avec ceux qui ont rapport au Bas- Canada ; et encore sera-t-on beaucoup au-dessous de la vé- rité, car il est bien certain que la proportion des morts vo- lontaires a augmenté considérablement en Russie, en Bel- gique, en Angleterre et en Prusse depuis les années 1827, 1838, et 1843. Au lieu de comparer mes chiffres avec ceux de ces pays, dont la population excède généralement de beaucoup la nôtre, établissons le rapport avec des sections de ces pays, et la différence en notre faveur ne sera pas moins marquée. Prenons, par exemple, les divers départements de la France, et si l'on consulte les relevés de M. Lisle, publiés en 1856 on trouve d'abord que pour le Département de la Seine, il ya 1 suicide sur 2,341 habitants. Quatre Départements donnent une proportion de 1 sur 4,000 103 Vingt trois donnent des proportions qui s'élèvent depuis 1 sur 6,000 à 1 sur 12,000 Quarante quatre autres, depuis 1 sur 13,000 à 1 sur 29,000 Dix, depuis 1 sur 30,000 à 1 sur 40,000 Enfin, les quatre Départements qui fournissent les pro- portions les moins fortes, sont : Hautes Pyrénées 1 suicide sur 40,699 Corse 1 " " 55,366 Aveyron 1 " " 62,514 Arriége 1 " " 66,402 Pour quelques-uns des Etats de la Prusse, on trouve Brandebourg, 1 sur 6,800 Westphalie, 1 " 29,444 Conclusion. De tous les pays civilisés du globe, où les statistiques sur le suicide ont été relevées, le Bas- Canada est celui qui fournit de beau- coup le chiffre le moins élevé. III. Relativement à la population de chaque District, le chiffre des suicides se répartit ainsi qu'il suit : Montréal..................... 1 sur 62,976 Québec........................ 1 " 66,060 Trois-Rivières................. 1 " 100,824 St. François................... 1 " 135,648 Gaspé......................... 0 Les 113 cas sur lesquels j'ai pu me procurer des rensei- gnements par rapport aux croyances religieuses, donnent les proportions suivantes : Catholiques.................... 1 sur 114,900 Protestants.............. 1 " 49,164 Pour les deux grands centres de population, durant ce même intervalle de douze années, le nombre des suicides a été pour Montréal.............................. 35 Québec............................... 22 104 Ce qui fait un rapport de 1 sur 19,788 pour la première de ces villes, et de 1 sur 28,392 pour Québec. IV. Comparons ces proportions avec celles que four- nissent les principales villes de l'Europe et des Etats-Unis, et on trouve Paris (1838) 1 sur 2,178 Londres (1838) 1 " 5,000 New-York (1845) 1 " 8,838 Philadelphie (1829) 1 " 11,875 Boston (1827) 1 " 12,500 Montréal (1857) 1 " 19,788 Québec ( do ) 1 " 28,392 Et il faut bien remarquer, encore, que les chiffres que je viens de donner, pour ces villes étrangères, sont bien loin de représenter l'état du suicide tel qu'il s'y trouve de nos jours : car, depuis ces époques, qui sont déjà assez reculées, le sui- cide a toujours été en se multipliant, d'année en année pour chacune d'elles. C'est ainsi qu'à Paris, depuis 1835, à 1852, le nombre des suicides a atteint le chifire énorme de 696 par année. On peut en dire autant pour toutes les autres villes, et surtout pour celles de l'Union Américaine. Et en effet, dans toute l'étendue des Etats-Unis, le suicide a dû faire des pro- grès effrayants depuis quelques années, de même que les crimes de toute nature, au moins si on en juge par les dé- tails que nous fournissent leurs journaux. Un journal de New-York, entre autres, disait, il y a quelques jours : " Dans le cours d'une semaine, nous avons eu tout simple- ment 5 meurtres, 3 viols, 8 suicides, 42 vols au domicile, 122 larcins, et pas moins que cinq cents actes de violence contre les personnes." Voilà pourquoi je me suis cru autorisé à compter les Etats-Unis au nombre des pays qui fournissent le chiffre le 105 plus élevé de suicides, bien que le dernier relevé fait en 1844, par le Dr. Brigham, ne constate pour New-York que 1 suicide sur 8,838, et pour le reste de cet état, 1 sur 23,263. V. En soustrayant le chifire 57, qui représente le total des suicides pour les deux grands centres de population, Montréal et Québec, il reste donc 96 cas de suicides pour le reste du pays, ou la campagne. Ce chifire étant mis en rapport avec la population totale de la campagne, qui est de 780,494, donne une moyenne annuelle de 1 sur 97,560 Ce résultat, s'accorde, du reste, avec les observation8 de tous les statisticiens, et confirme l'opinion qui sert de base à cette thèse, à savoir, que le chiffre des suicides est en rap- port direct avec l'état moral des populations, puisqu'il est admis par tous, que les grandes villes sont le siège des plus grandes misères morales. AETICLE V. SUICIDES SELON LES ANNEES. I. Le chiffre total des suicides se répartit comme suit selon les années, Années 1846................................. 12 " 1847....................... 16 " 1848....................... 13 " 1849.......................... 7 " 1850....................... 16 1851......................... 10 " 1852....................... 13 " 1853....................... 12 " 1854....................... 10 " 1855....................... 16 " 1856....................... 10 1857...................... 18 Total...................... 153 Le chifire le moins élevé a donc été pour l'année 1849, qui n'a compté que 7 cas, et le plus élevé pour 1857, qui en compte 18. II. Les chiffres ne varient guère pour les autres années ; et dans ce seul fait, coincidant avec les progrès que i'ai si- gnalés dans notre pays, je crois trouver une des plus fortes preuves à l'appui de ma thèse, à savoir, que ce n'est pas l'in- fluence de la vraie civilisation qui fait augmenter le nombre des suicicies, mais qu'il faut aller chercher la cause des pro- grès du mal dans cette instruction, qu'on cherche à répandre à droite et à gauche, au milieu des masses, et sans aucun dis- cernement, sous prétexte de les civiliser, et sans s'occuper le 107 moins du monde de leur éducation religieuse. C'est cette fausse civilisation qui est la cause souveraine, je dirais même unique, de cette multiplication eflrayante de suicides chez tous les peuples civilisés, depuis bientôt un siècle. Qu'on parcourre tous les relevés statistiques qui ont été publiés jusqu'à ce jour, et il n'est pas un seul auteur qui ne soit comme effrayé de cette multiplication extraordinaire et vraiment alarmante dans le nombre des suicides.—Donnons des chiffres. En France, on comptait, En 1836........................ 2,340 suicides en 1852........................ 3,674 Ces chiffres, étant mis en regard avec le chiffre de la popu- lation, donnent, suivant M. Lisle, les proportions suivantes : En 1836 1 suicide sur 14,207 1852 1 " 9,340 La ville de Paris, de 1817 à 1824, comptait annuelle- ment 334 cas de suicides ; de 1836 à 1852, 696. En Autriche, la proportion des morts volontaires, de 1819 à 1827 était de 85 sur 100,000 habitants ; dans les pé- riodes de 1828 à 1844, cette proportion s'élevait à 102. En Russie, comme en Angleterre, le suicide devient de jour en jour plus fréquent. La Turquie, où il était à peine connu autrefois, à cause des dispositions sévères de l'Alcoran à l'égard de cet acte, n'en est pas exempte aujourd'hui, grâce au relâchement reli- gieux qui se fait remarquer chez les populations musulmanes. Voici ce que publiait en Août, 1854, la Gazette Na- tionale de Berlin : " Jamais il n'y a eu autant de suicides qu'à présent, et par suite, on n'a jamais trouvé autant de cadavres aban- donnés.........Les agents, spécialement chargés des enter- rements, qui se font par ordre de la police, sont si occupés, qu'ils peuvent à peine suffire à leur besogne." 108 Il suffit de parcourir les journaux des Etats-Unis pour y voir, à chaque numéro, une liste plus ou moins longue de sui- cides :—dans le Bas-Canada, au contraire, où l'instruction est, avant tout, appuyée sur l'éducation religieuse, on a des ré- sultats tout différents. En effet en partageant les 12 années qui entrent dans ce relevé en deux parties égales, de 6 années chacune, depuis 1846 à 1851, inclusivement, et de 1852 à 1857 inclusivement, on a Pour les six premières années................... 74 Pour les six dernières............................ 79 Ce qui, en établissant la moyenne de la population pro- bable du Bas-Canada, pour chacune de ces périodes, à 795,000 pour la première, et à 995,000 pour la seconde, nous donne les proportions suivantes : 1ère période, 1 sur 64,458 2nd " 1 " 75,564 Ce qui indique une diminution d'à-peu-près 1-5. Conclusion. Contrairement à ce que l'on voit dans les autres pays civilisés, le nombre des suicides, loin d'augmenter dans le Pas-Canada, tend, au contraire, à diminuer. UI. Et on ne pourrait certainement pas se retrancher sur la civilisation, pour expliquer une différence si remarquable dans les résultats ; car, sous ce dernier rapport, le Bas- Canada peut évidemment soutenir la comparaison avec les pays les mieux partagés du monde. Pour preuve, je me contenterai de citer le passage suivant, extrait d'une bro- chure, très remarquable, sous tous les rapports, publiée en 1857, par M. M. D. P. Myrand, sur les progrès graduels de l'instruction publique dans le Bas-Canada. " Dans le dernier rapport annuel du Surintendant de l'Education pour le Bas-Canada, l'on trouve des données et des statistiques bien encourageantes sur l'état de l'instruction publique dans le pays. On y voit que dans l'année 1855, il y avait dans le Bas-Canada, 2,888 maisons d'éducation, fré- quentées par 132,769 élèves,—que, sur ce nombre de maisons 109 d'éducation, 2,736 étaient des collèges primaires, 140, des écoles secondaires, comprenant les collèges, académies et couvents, et 9 écoles supérieures, comprenant deux univer- sités et sept écoles spéciales,—qu'en prenant le nombre des élèves qui fréquentent annuellement nos collèges et nos aca- démies, nous avons 15,215 jeunes gens qui reçoivent une intruction très étendue, et que sur ce chifire, plus de 3,500 reçoivent une instruction classique et complète, dans nos collèges des villes et des campagnes,—que 12,788 jeunes filles reçoivent une éducation supérieure, dans nos couvents et communautés ; et qu'ajoutant à ces chiffres, la moitié seulement des élèves qui fréqnentent les écoles pri- maires, nous avons, pour la génération qui se forme, 75,782 élèves qui reçoivent une instruction qui, comme instruction élémentaire, ne le cède à celle d'aucun autre pays, et qui, comme instruction classique, est de beaucoup supérieure et plus généralement répartie que dans le Haut-Canada et les Etats-Unis en général. " Cette assertion qui peut paraître hardie, n'est ce- pendant pas hasardée ; elle s'appuie sur ces examens pu- blics, variés et difficiles, qui se font tous les ans, dans di- verses parties du pays français (le Bas-Canada). Elle s'ap- puie sur tous les rapports de nos surintendants d'éducation, particulièrement sur le rapport de l'honorable M. Chauveau, qui a su y déployer, avec zèle et vérité, toute l'étendue et toute la variété des branches de l'enseignement que l'on y donne." ARTICLE VI . SUICIDES SELON LES SAISONS, ET INFLUENCE DU CLIMAT. I. Le chiffre total des suicides se partage comme suit selon les saisons. Janvier............................... 7 Février...................................... 9 Mars.......................................... 12 Avril......................................... 12 Mai........................................... 15 Juin.......................................... 18 Juillet........................................ 16 Août......................................... 19 Septembre.................................. 16 Octobre...................................... 9 Novembre.................................., 10 Décembre.................................... 6 Inconnus.................................... 4 Total........................153 II. L'influence des saisons sur ces cas de suicides mérite d'autant plus d'être remarquée, que l'année, dans le Bas-Ca- nada, se partage en deux portions bien distinctes, dont l'une est très chaude, et l'autre, très froide. Ainsi, dans les mois de Mai, Juin, Juillet, Août et Septembre, la température est généralement aussi élevée que celle de Paris. En Dé- cembre, Janvier et Février, la saison est très rigoureuse ; la 111 terre se couvre de plusieurs pieds de neige, et le thermo- mètre descend parfois jusqu'à 34 ° centigrades. Ce tableau confirme pleinement l'opinion de la plu- part des auteurs du jour, savoir, que le suicide a sa plus grande fréquence durant la saison chaude, et que la chaleur a une influence funeste sur le développement du suicide. En effet, c'est en Mai, Juin et Août que ce chiffre est le plus élevé. En Mars et Avril, il l'est un peu moins, mais beau- coup plus que dans la saison rigoureuse de l'hiver. Les nombres 6, 7 et 9 correspondent exactement aux trois mois les plus froids de l'année. Quant à la rigueur du climat, si elle exerce quelque in- fluence, on peut dire que, pour notre pays, au moins, cette influence est directement opposée à celle que lui ont attri- buée la grande majorité des écrivains. ARTICLE VII. SUICIDES SELON LES SEXES. I. Considérés sous le rapport des sexes, les suicides se rangent dans l'ordre suivant : Hommes....................... 115 Femmes...................... 38 Total................. 153 Ces chiffres, mis en rapport avec la population respec- tive des deux sexes, telle que donnée par le recensement de 1850, donne les résultats suivants : Hommes, 1 sur 46,944 Femmes, 1 " 139,008 Ce qui est, on peut dire, dans le rapport de 1: 3. IL On a constaté, à-peu-près, le même rapport dans les au- tres pays ; les femmes, par leur genre de vie, par leur carac- tère, parla force de leurs sentiments religieux, étant beau- coup moins portées au suicide que les hommes. A RTICLE VIII. SUICIDES SELON LES AGES. I. Les âges ont pu être déterminés dans 92 cas, et se ré- partissent comme suit : De 14 à 20 ans................................. 2 " 20 à 30 " ................................. 19 " 30 à 40 " ................................. 17 " 40 à 50 " ................................. 23 " 50 à 60 ".................................. 22 " 60 à 70 " ................................ 7 " 70 à 80 ".................................. 2 Ages inconnus................................. 61 Total....................153 IL Ce relevé des âges n'est pas assez complet pour me permettre de tirer des conclusions rigoureuses. Tel qu'il est, en comparant ces chiffres avec le chiffre de la population to- tale, répartie suivant les âges, on serait porté à admettre, que la conclusion à laquelle sont arrivés MM. Brierre de Boismont, Lisle, et Demazy, pour la France, est également vraie pour notre pays, à savoir : que le suicide augmente en fré- quence avec l'âge, et que les vieillards y sont plus sujets que les jeunes gens et les adultes, contrairement à l'opinion d'Esquirol. ARTICLE IX. SUICIDES SUIVANT LES PROFESSIONS. Sur les 115 hommes que contient mon relevé, les pro- fessions ont pu être déterminées pour 71. Cultivateurs........................ 33 Journaliers.......................... 12 Marins et soldats.................... 11 Emigrés.................................. 5 Marchands......................... 4 Médecins........................... 2 Notaires............................ 2 Imprimeurs........................ 1 Huissiers............................ 1 Inconnus............................. 44 Total....................... 115 ARTICLE X. SUICIDES SELON LES CAUSES. I. Je ne donne dans ce tableau que le nombre exact des cas où les causes ont pu être parfaitement déterminées. Dans les premiers relevés que quelques-uns des Coro- naires ont bien voulu m'adresser, je n'ai pas été peu surpris d'y voir tous les suicides mis sur le compte de l'aliénation mentale. Le fait est que dans le Bas-Canada, on est générale- ment sous l'impression que le suicide est toujours un acte de folie. Mais, ces documents étant insuffisants pour mon travail, je me suis adressé de nouveau à ces messieurs, les priant de vouloir bien ne mettre à l'article, aliénation d'esprit, que les cas où l'existence de cette affection était parfaitement prouvée. Le nombre des individus^dont l'état d'esprit a pu être ainsi déterminé, d'une manière%agoureuse, s'élève à 96, ré- partis comme suit : Aliénation mentale, idiotisme etc. 93 Felo de se. 3 Deux cas sont attribués à des douleurs physiques, ,d« autres, à des difficultés de familles, embarras pécuniaires,* déshonneur, désespoir etc ; mais l'état d'esprit de ces douze derniers cas, ainsi que celui des 45 autres, n'a pas pu être constaté d'une manière rigoureuse, bien qu'attribué géné- ralement à l'aliénation mentale. 116 Le nombre des suicidés chez lesquels un dérangement quelconque de la raison a été parfaitement reconnu, s'élève donc à un peu moins des deux tiers du nombre total. Dans le relevé de M. Demazy, un peu moins du tiers seulement, et dans celui de M. Lisle, moins du quart des cas ont pu être attribués à une aliénation mentale bien constatée. Les causes de l'aliénation sont données pour 17 cas, di- visés comme suit : Intempérance 10 Délire, fièvre, autres maladies. 7 II. On comprend facilement toute la difficulté qu'il y a de pouvoir se rendre compte, exactement, de l'état d'esprit des individus, au moment de se donner la mort. Quoiqu'il en soit, après avoir considéré attentivement et le caractère, et les mœurs, et l'éducation religieuse de notre population, il me semble que je puis affirmer, en toute sûreté, et sans crainte d'être démenti, que le suicide volontaire criminel, avec l'inté- grité des facultés intellectuelles est extrêmement rare dans notre pays ; et que l'idée populaire, qui existe dans toute l'étendue de la province, que tous les suicides sont aliénés, est presque littéralement vraie pour le Bas-Canada. ARTICLE XI. SUICIDES SELON LES MOYENS D'EXECUTIONS. J'ai pu me procurer des renseignements sur les moyens d'exécution mis en usage par 132 individus. Suspension...................... 58 Submersion......................... 30 Armes tranchantes...................... 23 Armes à feu............................. 10 Empoisonnements....................... 5 Strangulation........................ 3 Précipitation............................ 3 Moyens inconnus..................... 21 Total............................ 153 H. H est une remarque importante à faire ici, c'est que sur ces 132 cas où j'ai pu constater les moyens d'exécution, pas un seul n'a eu recours au charbon, tandis que dans les relevés pour la France, ce moyen figure pour une très grande pro- portion, et pour Paris et le département de la Seine, en pre- mière ligne. Dans ce fait encore, ne voit-on pas un exemple frappant de l'influence de l'éducation chez les divers peuples ? Pourquoi s'étonnerait-on de voir le suicide au charbon si commun en France et surtout à Paris ? Les romans, les journaux de ce pays ne fournissent-ils pas tous les jours à la 118 curiosité publique, les détails les plus circonstanciés qui se rattachent aux derniers moments de ces malheureuses vic- times de la mort volontaire ! Et n'a-t-on pas soin encore de re- vêtir tous ces détails des couleurs les plus brillantes et de tous les charmes du style ! Et ne va-t-on pas jusqu'à jouer le sui- cide au charbon sur les principaux théâtres de Paris, et cela en présence d'individus de toutes les classes de la société, en présence des jeunes gens et des enfants ! Quant aux autres moyens d'exécution, c'est la suspen- sion et la submersion qui fournissent le chiffre le plus élevé, de même que pour les autres pays, généralement. Les armes à feu sont employées beaucoup plus fréquem- ment en France que les armes tranchantes ; c'est le contraire ici. Les armes tranchantes ont été employées invariablement de la même manière, c'est-à-dire pour se pratiquer des inci- sions à la région du cou. Deux des empoisonnements ont eu lieu par l'acide ni- trique, les autres, par le laudanum et par l'arsenic. APPENDICE. DU SUICIDE CHEZ LES SAUVAGES DE L'AMERIQUE. Ayant eu occasion, à maintes reprises, de voir les écrivains étrangers manifester le désir de connaître l'état du suicide chez les nations aborigènes de l'Amérique, j'ai cru qu'il ne serait peut-être pas sans utilité de remonter aux sources réelles, et de consigner ici quelques détails sur un sujet aussi important Il n'est pas besoin de dire, sans doute, qu'on ne doit s'attendre à trouver, dans mes remarques, ni chiffres, ni statistiques officielles ; le genre de vie de ces peuplades ne se prête nullement à un tel genre d'observations. Tout ce qu'il est possible de fournir, à ce sujet, ne peut consister, évi- demment, que dans des généralités, puisées dans les do- cuments historiques, ou dans des renseignements fournis par les missionnaires qui ont eu occasion de vivre, pendant quelques temps, avec ces tribus. I. Le suicide paraît avoir été très rare, chez les anciens sauvages de l'Amérique du Nord. L'histoire rapporte pour- tant que chez les Iroquois, les enfants en fournissaient assez souvent des exemples, croyant se venger par là des leçons et des réprimandes paternelles : ces enfants avaient géné- ralement recours à la submersion. Le suicide était également rare chez les prisonniers de guerre. Et pourtant, si jamais l'esprit d'un homme pou- 120 vait se laisser tourmenter par l'idée de la mort volontaire, ce devait bien être chez ces malheureux prisonniers, qui, n'ayant ni grâce ni merci à attendre de la part de leurs bour- reaux impitoyables, n'avaient plus en perspective que les supplices les plus atroces, et la mort la [dus épouvantable qu'il soit possible d'imaginer. Malgré cela, les annales des missionnaires ne constatent qu'un bien petit nombre- d'ex- emples de ces infortunés qui ont prévenu, par une mort vo- lontaire, l'époque de leurs tortures, ou qui, du moins, ont fait des tentatives à cet effet : dans ce nombre, se trouvent quelques femmes de la tribu des Algonquins. Plusieurs sauvages chrétiens, après s'être échappés des mains de leurs gardiens, ont avoué franchement que la pensée seule des supplices auxquels ils se voyaient destinés, avait, plus d'une fois, suscité chez eux l'idée du suicide, mais que la voix de la religion et de leur conscience les en avait détournés. Dans les croyances religieuses des peuplades payennes, on ne pourrait certainement pas trouver de motifs suffisants pour donner l'explication de la rareté du suicide chez elles. Leur religion consistait en un spiritualisme très vague et très étendu ; et leurs idées sur les récompenses et les châ- timents d'une autre vie, étaient tout aussi obscures que les notions qu'elles entretenaient sur le vice et la vertu. Il est bon de remarquer, toutefois que si leurs dogmes religieux n'étaient pas de nature à restreindre chez elles la mort vo- lontaire, d'un autre côté, ces mêmes dogmes ne l'encoura- geaient pas, non plus, comme chez les peuples imbus des idées de la métempsycose. D'ailleurs, d'autres raisons très puissantes se présentent naturellement pour donner l'explication du peu de fré- quence des suicides chez ces nations. Ainsi, pour les prisonniers de guerre, lors même que l'idée de la mort volontaire se serait présentée à leur esprit, il n'aurait été guère possible de mettre ce projet à exécution' vu l'attention toute particulière avec laquelle ils étaient sur- 121 Veillés par leurs vainqueurs. Un prisonnier était une vic- time précieuse que l'on tenait, avant tout, à conserver pour le grand jour du sacrifice, jour de fête et de réjouissance pour ces barbares, que l'idée de la vengeance, la vue du sang et des tortures enivraient longtemps d'avance. Le prisonnier de son côté, avait des raisons non moins fortes poui ne pas abréger son existence. Ainsi, les tourments qu'on allait lui faire subir, le cou- rage stoïque avec lequel il devait les endurer, seraient au- tant de preuves de sa force et de sa valeur personnelles. Toutes ses souffrances seraient pour lui autant de moyens de mériter la gloire, et cette gloire devait rejaillir, nécessairement, Bur tous ceux de sa tribu. Le souvenir des ancêtres était présent à son esprit ; et le sauvage s'enorgueillissait d'avance, en songeant avec quelle impassibilité, il braverait les tor- tures de ses bourreaux, lorsque, tenaillé en tous sens, brûlé à petit feu, écorché tout vif, pas un seul muscle de son vi- sage ne trahirait la douleur, pas un seul trait de sa figure ne serait altéré. L'orgueil faisait taire le cri de la nature ; et l'idée de toutes les insultes et des injures sans nombre qu'il jetterait à la face de ses ennemis, était presque une compen- sation suffisante à ses yeux, pour tous les supplices auxquels il serait exposé. Dans les circonstances ordinaires de la vie, le sauvage n'avait certainement aucune raison pour recourir au suicide. L'ennui, le dégoût de la vie n'eurent jamais accès chez ces peuples, que des liens très puissants attachaient nécessaire- ment à la vie. En effet, la vie sauvage a des jouissances, des émotions, un charme, que l'homme civilisé, le citadin luxueux ne sauraient guère comprendre. Le spectacle tou- jours présent de la nature, le grand air, l'indépendance illi- mitée, l'affranchissement des liens de la société, et des mille et mille tracasseries de la vie civilisée, doivent bien avoir un attrait tout particulier, puisqu'on a vu si souvent, autrefois, des Européens dépouiller volontairement les livrées de la civilisation, se faire sauvages, et adopter les mœurs, les cou- tumes et le genre de vie de ces tribus. 122 Depuis deux siècles, les restes des tribus Canadiennes sont cernées de toutes par les progrès de la civilisation qui leur tend les bras ; mais à mesure que cette dernière avance, eux s'éloignent. Presque tous ont échangé leurs religions barbares contre la doctrine pure du catholicisme ; mais leurs idées du reste, sont toujours les mêmes ; et c'est à peine, s'ils jettent, en passant, un regard insoucieux sur les édifices et les monuments de nos villes, auxquels ils ne portent nulle envie. Le sauvage a donc réellement plus d'attache à la vie que l'homme civilisé ; et ce sentiment, très développé chez eux, explique, à défaut des idées religieuses, pourquoi ils n'avaient pas recours au suicide. Si parfois, on les a vus faire le sacrifice de leur existence avec une certaine indiffé- rence, ce n'était pas par satiété de la vie, mais bien parce- qu'un sentiment plus fort, une passion dominante, comme l'amour de la gloire, l'enivrement des combats, l'emportaieut chez eux sur l'instinct de la conservation. IL Si l'on porte à présent ses regards sur les restes de ces anciennes tribus qui peuplent encore les immenses forêts du Bas-Canada, on y constate que le suicide y est entière- ment inconnu. Je dois les détails qui suivent à l'obligeance du Eévé- rend Père Durocher, O. M. L, missionaire Canadien, qui depuis 1829, a évangélisé régulièrement ces peuplades. Les principales tribus sont celles des Algonquins, pro- prement dits, des Iroquois, des Têtes de Boule, des Monta- gnais, des Outaouais et des Naskapis. La population réunie de toutes ces peuplades s'élève à à-peu-près 2,000 familles, soit 12,000 individus, et elles occupent la partie nord du Canada. Elles sont toutes nomades, et n'ont d'autre forme de gouvernement que celui de la famille. Leurs occupations consistent presque exclusivement dans la chasse et dans la pêche ; et ce genre de vie force nécessairement les diverses familles à se séparer les unes des autres, et à vivre dans l'iso- 12$ lement ; aussi ne se réunissent-elles guère qu'à l'époque du retour du missionnaire. Leur civilisation est aussi avancée qu'elle peut le de- venir, et en fait d'instruction morale et intellectuelle, aucun peuple civilisé ne saurait soutenir la comparaison avec quel- ques-unes de ces tribus, notamment celle des Montagnais, qui savent tous lire et écrire, et que l'on appelle générale- ment la tribu des saints. Toutes ces tribus sont catholiques, à l'exception toutefois de celle des Naskapis, qui, en gé- néral, n'ont de teinture du christianisme que ce qu'ils ont appris dans leurs rapports avec les autres tribus. Ces sau- vages connaissent à fond les dogmes et les vérités de la re- ligion catholique, dont ils font leur unique étude, et qu'ils s'appliquent à connaître et à approfondir chaque jour d'a- vantage. Rien n'égale la vivacité de leur foi, la force de leurs sentiments religieux, et la pureté de leurs mœurs. Tous sont remarquables par leur sobriété, à l'exception toutefois des Algonquins, chez qui, à cause de leurs fréquents rapports avec les Blancs, l'ivrognerie fait des ravages considérables depuis quelques années : aussi de 500 familles qu'ils comp- taient autrefois, sont-ils réduits aujourd'hui à 300. L'idiotisme et l'aliénation mentale sont choses à peine connues chez les sauvages. N'ayant aucune forme de gouvernement, la Re- ligion seule maintient l'harmonie des rapports entre eux ; aussi les crimes troublent-ils rarement la tranquillité de ces peuples heureux- Survient-il quelque désordre grave, quelque crime ca- pital, on attend, pour juger et punir le coupable l'arrivée du missionaire, qui est, tout-à-la fois, haut-justicier et exécu- teur des hautes-œuvres, Le missionaire, heureusemeut, n'est jamais dans la triste nécessité de/ormuler la peine de mort, non plus que d'ordonner la réclusion dans un pénitencier ou dans une prison. Voici en quoi consiste chez ces sauvages la peine capitale, et encore ne reçoit-elle son application que dans les circonstances les plus graves : on coupe les cheveux 124 du coupable, on suspend ces cheveux à un des poteaux du cimetière ; et voilà tout......Dans les peines religieuses aux- quelles les condamnent parfois les missionaires, on remarque avec bonheur les coutumes et les usages de la primitive Eglise ; c'est ainsi qu'un châtiment très grand pour eux, consiste à être condamné à passer un temps plus ou moins long, à genoux, dans le vestibule de la chapelle. La vivacité de leur foi fait qu'ils ont peu d'attache aux biens d'ici-bas, et qu'ils abandonnent cette vie, sans peine et sans regrets, dans l'espoir d'une vie meilleure. Leur suprême consolation sur leur lit de mort, c'est de pouvoir se mettre en paix avec Dieu et avec leur conscience, et de mourir au chant des cantiques, pratique qui est générale chez eux. Voilà donc quel est l'état moral et intellectuel de ces différentes- peuplades, que nous, hommes civilisés, nous nous obstinons toujours à traiter de sauvages, et qui, pourtant, en fait d'in- struction et d'éducation véritables, peuvent être données comme modèles à toutes les nations du globe, même aux mieux policées. Quant au reste de leur vie, c'est toujours la chasse, tou- jours la pêche, toujours la vie du wigwam, et rien au monde ne saurait les engager à échanger leurs conditions d'exis- tence contre l'état sédentaire des nations civilisées. Est-il besoin de dire, après tous ces détails, que le sui- cide est entièrement inconnu chez ces sauvages ? Aussi, le Révérend Père Durocher n'a-t-il pu s'empêcher de mani- fester un sentiment de surprise, lorsque je lui posai une semblable question. Le fait est que depuis 1829, jusqu'à aujourd'hui, il n'y a pas eu un seul exemple de suicide chez aucune de ces tribus. III. De ces tribus si sincèrement chrétiennes et si fer- ventes du Canada, passons à l'examen de quelques-unes des peuplades sauvages, qui sont disséminées dans le territoire del'Orégon, et où le zèle de nos missionaires est encore oc- cupé, de nos jours, à faire pénétrer les lumières du christia- nisme, et on verra la face des choses changer complètement. 125 Je tiens les renseignements suivants de M. l'Abbé Bolduc, prêtre Canadien, qui, pendant 9 années, a vécu comme missionaire au milieu de ces sauvages. Deux choses ressortiront surtout de la considération de ces détails, qui ne tendront pas peu à corroborer les opinions que j'ai émises, précédemment, dans ma thèse; ' 1°. Que le suicide n'est pas toujours l'apanage exclusif d'une civilisation plus ou moins avancée ; 2 °. Que le suicide est en corrélation directe chez les sauvages, comme chez les peuples ci- vilisés, avec l'état des idées religieuses. M. Bolduc a habité dans des pays complètement payens, et dans d'autres où la population était moitié chrétienne, et moitié payenne. Cette population, répartie suivant les croyances, se di- vise à-peu-près comme suit : *• Chrétiens................................. 3,000 Payens..................................... 4,000 Durant l'espace de 9 ans, 13 cas de suicides sont venus à la connaissance de M. Bolduc, dont 3 cas, chez les cure- tions, les dix autres, chez les payens ; ce qui fait une propor- tion de 1 sur 3,600 pour les Payens. 1 " 9,000 pour les Chrétiens. Une grande cause de suicide chez tous ces sauvages, c'est le sentiment de la jalousie, qui est porté à un point d'autant plus élevé chez eux, que la polygamie y règne avec tous ses désordres ; aussi, de ces 13 cas, 8 étaient dus à cette passion. " On comprendra facilement, dit M. Bolduc, que chez les infidèles de l'Orégon, le suicide doit être assez commun, lorsqu'on saura qu'ils sont sous l'impression qu'après leur mort, ils sont libres de revenir habiter d'autre corps, ou de demeurer dans le pays des morts, si cela leur va bien.—Là, ils croient que tous seront à-peu-près sur le même pied, à l'exception des exclaves et des grands criminels qui y seront toujours mal vus, et feront peur aux morts." 126 Un jour que le missionaire réprimandait un très méchant sujet, qui avait tué son père et sa mère, et qui, de plus, menaçait de tuer une de ses tantes, le sauvage répondit : " Tu ne dois pas être étonné de ma méchanceté ; car mon âme a longtemps été celle d'un ours gris, et je me propose d'habiter le corps d'un tigre (jaguar), après ma mort, pour me venger de mes ennemis." Chez ces sauvages, on ne se débarrasse pas par les tor- tures et par la mort des prisonniers de guerre (hormis que le prisonnier soit un Blanc), mais on les vend comme esclaves. Or, il arrive souvent que les chefs des tribus, se voyant vain- cus à la guerre, préfèrent se suicider, que de tomber entre les mains des vainqueurs, pour être ensuite vendus comme esclaves. Car l'esclavage, s'il imprime une taché ineffaçable à la réputation d'un guerrier, le déshonneur est encore bien plus grand pour un chef dont la honte retombe alors sur tous ceux de sa tribu : " Ton chef a été vendu comme un chien, comme un cheval ", voilà l'insulte la plus sanglante qu'on puisse jeter à la face de ces sauvages. Le suicide s'exécute généralement par la pendaison pour les gens ordinaires ; mais les chefs et les personnes de distinction ont recours à leurs fusils, dont-ils lâchent la dé- tente avec leur pied ; à défaut du fusil, ils emploient le cou- teau de chasse, avec lequel ils se percent le cœur. Chez quelques peuplades, l'usage du poison est connu. Voilà donc un exemple de nations purement sauvages, où le suicide se rencontre dans des proportions beaucoup plus élevées que chez n'importe quel peuple civilisé ; et la seule explication rationelle de cette multiplication extraor- dinaire de morts volontaires chez elles, ne peut évidemment se trouver que dans les préjugés d'une fausse éducation, et surtout dans l'influence d'une doctrine religieuse, qui, bien loin d'opposer un frein au suicide, tend, au contraire, à en favoriser le développement. Comme chez les peuples de l'Asie, la métempsycose est la base des croyances de ces sauvages, et la même cause produit chez eux les mêmes effets. 127 Bien qu'une différence très remarquable s'observe tout d'abord entre le chiffre des suicides que fournissent les tribus payennes, et les chrétiennes, il faut avouer, néanmoins, que le nombre des suicides, chez ces dernières, est encore très élevé. Mais d'un autre côté, il faut bien remarquer que la conversion de la plupart de ces sauvages ne date encore que d'hier ; or, chez ces barbares, les anciennes idées, les pré- jugés de l'enfance rie s'éteignent pas tout-à-coup, mais per- sistent bien longtemps encore, après leur conversion, et cela, en dépit de tout le zèle des missionaires, en dépit des meil- leures dispositions du côté des sauvages. Du reste, de ces trois exemples de suicides chez les chrétiens, l'un fut un homme qui se tua, par désespoir, à la suite de dissipation ; quant aux deux femmes, l'une n'était encore que catéchumène, et l'autre, adonnée au libertinage. IV. M. Belcour, autre missionnaire Canadien, évan- gélise, depuis 28 ans, les nations sauvages qui oocupent les territoires de l'Ouest. Le chiffre total de la population des sauvages dont ce zélé missionnaire a été à même d'étudier les mœurs et les usages, peut-être évalué de 80 à 100,000. Les principales tribus sont celles des Sioux, des Assiniboints, des Cris et des Sauteux. Partie de ces sauvages sont chrétiens, les au- tres, payens. Les idées religieuses des payens sont extrê- mement confuses, obscures, et varient avec chacune des dif- férentes tribus. Ils ont l'idée d'un être suprême, que les uns considèrent comme spirituel et invisible, les autres, comme matériel. Leurs notions sur le vice et la vertu, sur les récompenses el les châtiments d'une autre vie, sont ex- trêmement vagues, et généralement, ils ne s'occupent guère de ce qu'ils deviendront après leur mort. Durant le long espace de temps, pendant lequel M. Belcour a vécu avec ces peuplades, il n'est venu à sa con- naissance que quatre exemples de suicide, dont un homme et trois femmes : tous les quatre étaient payens. L'homme se tua avec son fusil, et la cause de son suicide fut la douleur 128 qu'il éprouva par la mort de son enfant. Les trois femmes se sont suicidées par jalousie, sentiment que la polygamie développe à un très haut degré chez ces femmes, comme chez celles qu'a évangélisées M. Bolduc. La doctrine de la métempsycose y est inconnue, et, par conséquent, leurs idées religieuses ne tendent pas à favoriser le meurtre de soi-même. Les mêmes remarques, du reste, qui ont été faites à-propos du suicide chez les anciens sauvages du Ca- nada, s'appliquent également à ces sauvages de l'Ouest. Remarque.—Les premières pages de cette thèse étaient déjà sous presse, lorsque je reçus les relevés de Messieurs les Coronaires de Montréal et de Saint- François, et cette circonstance explique pourquoi les noms de ces Messieurs ont été omis dans mon introduction. J'étais loin de soupçonner alors tout le trouble et les peines infinies qu'a bien voulu se donner M. le Coronaire Jones, de Mont- réal, pour compléter son tableau ; aussi, je crois devoir réparer ici ma faute, et offrir à ce Monsieur mes remercîments, les plus sincères, ainsi qu'à M. le Coro- naire de Saint-François, qu'une maladie prolongée avait empêché jusque-là de me répondre. QUESTIONS SUR LES DIVERSES BRANCHES DES SCIENCES MEDICALES. Chimie—Décrire l'analyse qualitative d'un ou plusieurs mélanges de plusieurs acides et bases inorganiques—(le nombre et le choix étant laissés aux Pro- fesseurs, au moment même de l'examen.) Mat. .Médicale et Thérapeutique.—De l'ergot de seigle. Anatomie.—L'œil et ses dépendances—La région axillaire. Physiologie.—Du sang. Pathologie Générale.—Des altérations du sang. Pathologie interne.—De l'auscultation et de la percussion, dans les maladies de poitrine—Valeur séméiotique des divers signes—Modes de production, etc. Pathologie externe.—Des anévrysmes, en général. Tocologie.—Des hémorrhagies utérines. Médecine légale et Toxicologie.—Valeur comparative des diverses mé- thodes proposées pour la recherche de l'arsenic et de ses composés, mé- langés ou non, avec les matières organiques. Hygiène—De l'éclairage artificiel—du chauffage et de la ventilation. ERRATA.-Chap. II Art. 1er, Ile et suivants ; sous-titres, au lieu de Dia- gnostique, lisez Diagnostic. Chap. III, p. 95, au lieu de Art. III, lisez Art. I. \ ^5fr.;in*