fc-.VvVîtf i*t\ : nv. & f I c*& MîMk 9m. vm C «<_ C< jâ C €3£C Ccc ClccK ^CCC ^_, ~C< CC «ST c «c c c ce CcV -^c «,cjr;:.<7 -_ « c c c c C c • ce : ce : ec c :Le c c zz < < ce c ce c^c—« c C C-e ce ce ce c ce c e ^ cc e e-c-c ^-'•■c «x e '" <■' S(c c e e e« < " «•: : ce e c Ccc e c«.cc « c c«< C Cvcc; -e«e - <. ccw c c c- es c Ce e ce. ecce c L CCC ec eCC« C r< c- C et _C< • c c C Ce Ce Ce ce 7 Ce e. ^ ce ce :- c^cec c< < < <. ■ *. ■ c exe c e e c c < C CMi c <-<■ Ce Ci- c%C~ c c< ère C ce c cT .c « ç c'«ê c<£ c e< ee e c ce e •< -v, <^ <_ c ce C c c ei - e ■ c'.r.<_ ,- ^<>l &MÀ i^' Y \ .. -t".-V' _'-\'V-;' ;# £^ ï 1^ SL "?> »>-jv» ? :V ,£>£«&*,: Bothrops urutu Lactff Imp Lemercier k CV*Paris LEÇONS /2 9 y SUR LE VENIN DES SERPENTS DU BRÉSIL ET SUR LA METHODE DE TRAITEMENT DES MORSURES VENIMEUSES PERMANGANATE DE POTASSE PUBLIEES PAR LE ï prof.ss.ur Dlî. J. B. RE LACEIiDA Sous-Directeur du laboratoire de physiologie expérimentale du Musée National de Rio de Janeiro; Commandeur do l'Ordre Impérial de la Rose; Professeur honoraire de la Faculté de Médecine de Santiago du Chili; Membre de l'Académie Impériale de Médecine do Rio do Janeiro; de la Société d'Hygiène de Paris; de la Société d'Anthropologie de la même ville; de la Société de Géographie de Lisbonne, etc., etc. Avec trois planches chromo-lithographiées RIO DE JANEIRO IMPE. et LITH. a VAPEUR, RELIURE et LIBRAIRIE LOMBAERTS & C 7 — Rua dos Ourives — 7 1884 VMDC 1654- EXPLICATION DES PLANCHES. PLANCHE I Fig 1. — Muqueuse de l'estomac d'un chien tué par une injection du venin de Bo- throps dans la veine. La muqueuse est excessivement congestionnée et couverte de pe- tites hémorrhagies pontiformes. Fig. 2. — Congestion d'une partie de la tunique interne de l'aorte. Injection de venin dans la veine. Fig. 3. — Congestion et hémorrhagie dans la protubérance annulaire. Injection de venin dans la veine. PLANCHE II Fig. 1. — Poumon excessivement congestionné avec des taches hémorrhagiques nombreuses. Injection de venin dans la veine. Fig. 2. — Face interne du ventricule gauche avec des taches hémorrhagiques sous l'endocarde. Injection de venin dans la veine. Fig. 3. — Hémorrhagie dans la substance grise du cerveau. Injection de venin dan la veine. PLANCHE m Le serpent Urutû. ■*-*+*+ PL.I. + Lemercier &CieParis Lésions produites par le venm de Serpent. PL.Il Imp lemercier &Cle.Paris Lésions produites par le venm de Serpent EPITRE DÉDICATOIRE À sa Majesté D. PEDRO II EMPEREUR DU BRÉSIL Sire, Avec le vaste et sage esprit qui sait diriger les peuples, Votre Majesté possède la science, rayon divin dont s'éclaire l'humanité. C'est à Votre Majesté que le Brésil doit ses progrès, ses plus nobles fondations scientifiques. En priant Votre Majesté d'accepter la dédicace de ce livre et Vhommage de la découverte qu'il contient, n'est-ce pas retourner à la source dont il est sorti ? Car, ce livre est né s'est développé et a mûri au sein du laboratoire de Phy- siologie expérimentale du Musée National. Quelle fortune plus grande que l'adhésion de Votre Ma- jesté peut être réservée à cet ouvrage; elle me persuadera que j'ai fait un travail utile à mes concitoyens et à l'huma- nité tout entière, Je suis, avec le plus profond respect, Sire, De Votre Majesté, Le très humble et très fidèle serviteur et sujet. J. B. DE LACERDA Rio de Janeiro, Juin 1884. TABLE DES MATIERES. Epitre dédicatoire..................... Explication des planches.................. Au Lecteur........................ Leçon première...................... Nécessité d'une révision de l'ophiologie brésilienne.—Travaux de Spix et du prince Max. do Neuwied.—Divergences des auteurs dans les désignations génériques et spécifiques. — Confusion dans les dénomina- tions vulgaires. — Les collections du Musée National no sont pas assez riches pour servir à une révision de l'ophiologie du Brésil.— Au Brésil les espèces venimeuses sont peu nombreuses en comparaison dos espèces non venimeuses. — Le Surucucu. — Le Jararacussu.— Le Jararaca.— VUrutu.—Le Coatidra.— Le Serpent à sonnettes.— Parmi les espèces considérées comme non venimeuses il y en a quelques unes qui sont pourvues de l'appareil à venin.— Le serpent Corail.—Le Cobra-cipô.— Le Limpa-matto.—Les guérisseurs. —Des préjugés vulgaires au sujet des morsures de serpents. Leçon deuxième..........•........... Intérêt qui se rattache à l'étude du venin. — Motifs qui ont empê- ché la poursuite de cette étude en Europe.—Revue des anciens travaux sur le venin de serpent. — Mort de Cléopâtre. — Los romains connais- saient les effets des morsures de serpents.— Avicenne.— Celse. — Au moyen-âge personne ne s'est occupé de cette étude. — Travaux du der- nier siècle. — Redi. — Fontana. — Mead. — Expériences de Rousseau et de Cl. Bernard. — Travaux modernes. —"Weir-Mitchell. —Joseph Fayrer et Lauder Brunton.— Expériences de Vulpian sur le venin du cobra-capello. — Etudes faites au Brésil.—Expériences de Badaloni en Italie.—Expé- riences de V. Richards dans l'Inde. —Médecins qui ont écrit sur les morsures de serpents.—Description de l'appareil à venin.—La glande à venin assimilée à la parotide des animaux supérieurs.—Caractères physiques, chimiques et microscopiques du venin.—Microbes du venin.— Expériences qui prouvent que les effets du venin ne sont point dus à ces microbes.—Opinion de Gautier sur la nature chimique du venin.— Composition du venin selon Weir-Mitchell et Ed. T. Reichert.—Le venin n'est autre chose qu'une salive toxique. viij TABLE DES MATIÈRES Leçon troisième...................... 55 Importance de l'étude des désordres et des altérations produites dans l'organisme par le venin. — La toxicologie moderne veut savoir où se localise l'action du poison et le mécanisme suivant lequel la mort se produit.—La toxicologie doit être considérée comme une section de la physiologie. — Méthode expérimentale employée par les anciens auteurs dans l'étude du venin. — Inconvénients de cette méthode. — Méthode que nous avons employée. — Le venin desséché se conserve bien; en so- lution aqueuse il s'altère en peu de temps. — La quantité de venin lancé à chaque morsure est très variable. — Cette quantité devient plus grande dans la phase dite à!incubation. — Le venin produit deux ordres d'effets; effets locaux, effets généraux. Leçon quatrième...................... 63 Les effets du venin sont très variables suivant qu'il est inoculé sur des animaux à sang chaud ou sur des animaux à sang froid. — La douleur est le premier phénomène que produit l'inoculation du venin.— La tuméfaction se manifeste ensuite.—Elle gagne les tissus et se pro- page au loin. — La diffusion du venin est favorisée par certaines condi- tions organiques et individuelles.—La gangrène est parfois la suite des effets locaux du venin.— Les tissus ne sont pas véritablement enflammés par le venin. — Le venin attaque presque tous les tissus organisés.— Injection du venin dans une artère périphérique.—Lésions locales énor- mes qui sont produites dans ce cas. — L'action locale du venin est souvent accompagnée de désordres réflexes considérables. — Expériences qui prouvent ce fait. Leçon cinquième...................... 71 Le venin injecté dans une veine produit des effets généraux immé- diats.—Nature et succession de ces effets.—Souvent la mort avait lieu au bout de dix minutes. — L'ordre de succession des phénomènes était variable. —Avec des doses massives, injectées tout d'un coup, la mort était fulminante.—Avec de petites doses successives les troubles étaient moins intenses et la mort ne se produisait qu'au bout d'un certain temps.—Modifications delà tension artérielle. —Modification de la tem- pérature centrale et périphérique. —La mort se produisait plus souvent par arrêt respiratoire que par arrêt du cœur. —Les conditions indivi- duelles interviennent pour faire varier la manifestation des effets du venin. —Les hémorrhagies des poumons et du cœur sont les lésions les plus constantes. —Les hémorrhagies du cœur ont leur siège principal dans le ventricule gauche. —H y a aussi des lésions des organes abdo- minaux, du cerveau et des méninges. —Ces lésions sont de nature con- gestive. —Les altérations du sang sont très variables; elles dépendent des conditions de l'expérience.—Parmi les espèces de serpents du Brésil, il n'y en a aucune dont le venin agisse spécialement sur le sang où sur le système nerveux. — Dans l'état actuel de nos connaissnnces, il n'est pas facile d'expliquer cette action intime du venin sur le sang' — Mécanisme suivant lequel se produisent les lésions viscérales. Leçon sixième....................... 93 Injection directe du venin dans le cœur.—Les effets du venin ainsi injecté sont variables. — Résistance du cœur à l'action directe du venin, malgré des lésions considérables.— On aurait tort de considérer le venin de serpent comme un poison du cœur.—Injection directe du venin dans les poumons. —Elle produit rapidement des troubles asphy- xiques, avec des lésions pulmonaiies énormes.—Injection directe du venin duns le cerveau. —Avec des doses massives la mort se produit vite.— Avec des petites doses la mort est lente et le cerveau se ramollit!__ Les propriétés des nerfs et des muscles sont altérées après la pénétra- TABLE DES MATIÈRES IX tion du venin dans le sang. — Toutefois il y a des cas dans lesquels ces propriétés sont plus ou moins conservées. — Il n'y a aucun rapport à établir entre l'action du venin de serpent et l'action du curare. — Ex- périences de M. Vulpian avec le venin du Cobra-capello. qui prouvent la perte de l'excitabilité du nerf moteur. — Commeut on doit expliquer ce fait.—Les tissus élastiques ne sont pas attaqués par le venin.— Le venin agit sur le périoste et sur la moelle des os. Leçon septième...................... 103 En général les substances toxiques n'agissent qu'après être absor- bées.— Des affinités histo-chimiques expliquent los localisations action- nelles des poisons. — Le venin, au contraire, commence à agir du moment _ où il est mis en contact avec les tissus, et il n'a pas de localisations actionnelles.— Le venin gagne les tissus par diffusion et par imbibition. — La diffusion se fait par la voie des lympuatiques. — Mis en contact avec les muqueuses intactes, le venin reste innocent. — Ce fait est connu depuis longtemps.— Des expériences de M. Vulpian contre- disent ce fait. — Raison de cette contradiction. — Le venin n'est pas détruit par la bile. — La mort due au venin est produite par des méca- nismes très différents. — L'animal meurt tantôt par une sidération du système nerveux, tantôt par arrêt respiratoire; plus rarement par arrêt du cœur.— Fontana prétendait expliquer la mort dans ce cas par la perte d'irritabilité musculaire. Leçon huitième...................... 115 Expériences de Fontana au moyen d'inoculations du venin de ser- pent sur le serpent même. — D en a conclu l'immunité des serpents pour leur propre venin. — Expériences plus récentes de Guyun paraissant confirmer cette conclusion. — Nos expériences prouvent qu'elle est trop absolue. — En général, les animaux à sang froid résistent mieux à l'action du venin que les animaux à sang chaud. — Chez les premiers, la diffusion du venin est plus lente et les lésions moins profonde-: et moins étendues. — Il faut des quantités relativement considérables de venin pour tuer un serpent. — Expériences sur des sangsues et sur de petits poissons. Leçon neuvième...................... 125 On a tonjours supposé que le venin de serpent n'était destiné à autre chose qu'à être employé ci mme arm.j de défense. — Il joue ce- pendant le rôle d'un suc digestif. — Action dissolvante du venin sur le muscle. — Expérience qui prouve son action peptonisante. — Le venin émulsionne les graisses. — Action du venin sur le lait. — Le venin ne transforme pas l'amidon en glucose. — Il se rapproche davantage du suc pancréatique que de la salive. — Expériences avec le produit de la ma- cération du pancréas de serpent injecté dans le sang. — Expériences de Béchamp et Baltns avec le suc pancréatique des mammiféies injecté dans le sang. — Mes expériences avec la pancréatine injectée dans le sang. — Les troubles et les lésions produites dans ce cas sont compa- rables à ceux du venin. Leçon dixième....................... 139 On a considéré le venin comme um agent septique. — Toutefois les altérations morbides qu'il produit nu sont point celles de la septicémie.— II n'est pas aussi un véritable ; gent inflammatoire quoiqnil soit capable de créer quelquefois un état analogue à l'inflammation. — Expériences de Gaspard, Sedillot, Ducrest avec les substances putrides injectées dans le sang. — On discute encore aujourd'hui sur la véritable cause TABLE DES MATIERES des états septicémiques. — Opinion de Bergmann, Schmiedeberg, Zul- zer. etc.— Pasteur, Duclaux soutiennent la cause microbienne. — On a voulu trouver des analogies entre le processus morbide do la fièvre jaune et les effets de venin de serpent. — Sous certains points de vue ces analogies existent.—Toutefois au fond les deux processus sont diffé- rents.— Le venin de serpent comparé à d'autres venins.—Différences d'action et de propriétés chimiques entre le venin de serpent et le vonin de crapaud. — Le venin de salamandre terrestre agit aussi d'une façon différente. — Le venin d'un gros lézard américain. — Le venin de scorpion.— Lo venin de l'araignée crabe. — Les poisons venimeux.— Observations faites par Corre e Remy à ce sujet.— Effets de la piqûre d'une raie de la Guyanno. — Le venin des hyménoptères. — Effets curieux du venin d'une guêpe du Brésil. Leçon onzième....................... 153 Morsures des serpents venimeux. — Fréquence de ces accidents au Brésil. — Les travailleurs ruraux y sont plus exposés que les autres personnes. — Symptômes. — Hémorrhagies diverses. — Perturbations de la vue. — Autres phénomènes. — Jaunisse. — Ce que l'on doit penser de l'opinion qui attribue une symptomatologie propre au venin de chaque espèce de serpents. — Une opinion du comte de Prados, rapportée par M. Liais, au sujet du venin de l'urutu. — Lésions incurables chez cer- tains individus mordus par des serpents venimeux. — Rapidité de la mort en certains cas; sa cause. — Croyance au sujet de la guérison de la morphée par le venin de serpent. — Un fait à ce sujet. — Ce point est encore à élucider et lo sera prochainement. Leçon douzième...................... 165 Moyens empiriques employés contre les effets des morsures de ser- pents venimeux. — Ces moyens n'ont pas répondu à la confiance avec laquelle ils ont été employés. — Les fameuses pilules de Tanjore. — Le tabac. — Les remèdes secrets des guérisseurs du Brésil. — Les guéris- seurs cherchent à s'entourer d'un grand mystère. — Les végétaux em- ployés contre les effets des morsures des serpents venimeux sont rssez nombreux. — Spectacle donné par un jongleur africain au Brésil. — Moyen dont il servait pour faire croire â l'efficacité prodigieuse d'une racine. — Expériences qui ont prouvé le peu de valeur de cette racine comme autidote. — Le guaco. — C'est une utopie que de vouloir trouver parmi les végétaux un antidote du venin de serpent. — Qu'est-ce qu'un antidote ? — Au point de vue général et scientifique, il faut admettro deux classes d'antidotes. — L'antidote chimique et l'antidote physiolo- gique. — La façon dont se comporte le venin de serpent implique l'im- possibilité de lui trouver un antidote physiologique. — Les recherches de Sir Joseph Fayrer, en ce sens, n'ont pas donné de résultat. — Ce qu'on doit penser de l'ammoniaque employé par le Dr. Halford. — Comment se comporte le venin en présence de l'oxigône, du chlore, de l'hydrogène. — Nos expériences avec le permanganate de potasse, em- ployé comme antidote du venin de serpent.—Réfutation des objections présentées par nos contradicteurs. — Expériences faites par le Dr. Vi- eent Richards dans l'Inde et par lo Dr. Driout en Algérie. — Elles ont pleinement confirmé les résultats que nous avions obtenu. — L'efficacité de l'alcool et du chloral.— Ces agents ne peuvent être considérés comme antidotes. — Les substances grasses et l'unicorne pulvérisée. — Les moyens mécaniques. — Ils peuvent être utiles! Leçon treizième...................... 183 La connaissance de l'action neutralisante du permanganato do po- tasse sur le venin de serpent est une des plus précieuses conquêtes de la thérapeutique moderne. — Valeur des preuves qui démontrent cette TABLE DES MATIÈRES *J action. — Expressions do gratitude publiées à ce sujet par la presse du Brésil. — Outillage pour les applications de l'antidote. — Les faits cli- niques. — 11 sont dos plus éloquents et détruisent toute objection. — Quelques insuccès. — Comment ils s'expliquent. — Des règles à suivre pour l'application de l'antidoto, afin que le succès soit assuré. Leçon quatorzième..................... 189 Récapitulation des faits les plus importants signalés dans les leçons précédentes.—Le venin doit Pire classé parmi les zymases. — Diffé- rences entre les venins et les virus. — La question des virus et de la contagion est encore aujourd'hui très obscure. — Les clartés sont plus grandes en ce qui a rapport à la question des venins. — On pourrait peut être établir des transitions entre les venins et les virus. — Le virus rabique. — Les alcaloïdes cadavériques. — Les propriétés toxiques de la salive humaine. — Les venins ne se régénèrent ni ne se repro- duisent dans l'organismo. — Ce caractère suffit pour les séparer des virus. ». AU LECTEUR Une préface n'est lue avec intérêt que lorsqu'elle n'a point été écrite par l'auteur du livre. C'est là le motif qui me porte à n'adresser au lecteur que quelques brèves paroles. On ne doit point s'attendre à trouver dans ce livre le développement d'une théorie neuve ou l'exposé d'une nou- velle doctrine au sujet des effets physiologiques du venin de serpent. Je m'y borne à rapporter des faits ;—les théories s'écroulent avec le progrès de la science et les doctrines s'évanouissent en présence des phénomènes mieux étudiés ; seuls, les faits restent, et il est toujours facile d'en vérifier la réalité, en les reproduisant, en quelque temps que ce soit, dans des conditions identiques. Le lecteur doit donc accepter cet écrit comme un recueil de faits provoqués par l'expérience, observés dans des condi- tions bien déterminées, et interprétés selon les données four- nies par l'état actuel de la science physiologique. Il est presque inutile de dire que toutes les causes d'er- reur, qui entraînent l'esprit à faire fausse route, ont été XV) AU LECTEUR écartées avec soin ;—les expériences ont été très souvent répétées, elles ont eu lieu dans des conditions bien fixées et identiques et- les conclusions n'ont été déduites qu'après vé- rification de l'exactitude de mes observations personnelles. Il m'est permis de croire que j'ai signalé des faits nou- veaux, qui ont accru d'autant le patrimoine de la science. La faible absorbabilité du venin de serpent, les lésions locales et viscérales qu'il produit, son action destructive du protoplasme, les mécanismes différents selon lesquels il dé- termine la mort, ses propriétés de suc digestif, analogue au suc pancréatique, tels sont, je crois, les faits nouveaux et intéressants qui résultent de mes nombreuses expériences. A ces faits, dont personne ne peut nier l'importance scien- tifique, il faut ajouter la démonstration des propriétés antido- tiques du permanganate de potasse pour le venin de serpent, — véritable conquête scientifique et humanitaire, dont les résultats heureux ont été mille fois constatés, non seulement au Brésil mais partout ailleurs. La forme de leçons, adoptée pour le classement et la discussion successive des matières, m'a paru la plus propre à mon but de vulgarisation, parce qu'elle synthétise les faits en les dégageant des détails d'expériences, monotones par leur répétition. Ma plus belle et ma plus douce récompense sera de savoir qu'une fois encore j'ai pu être utile à mes concitoyens, par la publication de ce livre, dont les matériaux m'ont coûté trois années d'un travail assidu, constant. AU LECTEUR xvij Ce n'est point pour mon pays seulement que j'ai écrit ces pages, elles seront lues, je l'espère, dans plusieurs contrées du globe. C'est pour cela que je m'adresse aux hommes com- pétents de tous les pays, en les priant de corriger les fautes, les erreurs que j'ai pu commettre, et de combler les lacunes que peut présenter ce livre. Rio de Janeiro, Juin 1884. l'Auteur. LEÇONS SUR LE VENIN DES SERPENTS DU BRÉSIL. \ LEÇON PREMIÈRE. Sommaire. — Nécessité d'une révision de l'ophiologie brésilienne. —Travaux de Spix et du prince Max. de Neuwied.— Divergences des auteurs dans les désignations génériques et spécifiques. — Confusion dans les dénominations vulgaires. — Les collections du Musée National ne sont pas assez riches pour servir à une revision de l'ophiologie du Brésil. — Au Brésil les espèces venimeuses sont peu nombreuses en comparaison des espèces non venimeuses. — Le Surucucu. — Le Jararacussu. — Le Jara- raca.— L'Urutu. — Le Coatiara. — Le Serpent à sonnettes.— Parmi les espèces considérées comme non venimeuses il y en a quelques unes qui sont pourvues de l'appareil à venin—Le serpent Corail. — Le Cobra-cipd. — Le Limpa-matto. — Les guérisseurs. — Des préjugés du vulgaire au sujet des morsures de serpents. Messieurs, De tous les travaux publiés jusqu'à ce jour par les naturalistes et par les voyageurs, qui ont à différentes reprises visité et parcouru ce vaste pays, recueillant et classant des espèces zoologiques non encore déterminées la partie relative aux ophidiens est beaucoup moins achevée et moins complète que les autres divisions de la faune brésilienne. Il suffit de voir ce qui a été publié jusqu'à présent sur ce sujet, pour se convaincre que 2 VENIN DES SERPENTS l'ophiologie du Brésil a besoin d'une patiente et soigneuse révision. En général, les espèces ne sont pas bien distin- guées, séparées, et encore moins les variétés ; la plus grande confusion règne dans les désignations scientifiques ainsi que dans les dénominations vulgaires. Que l'on feuillette l'ouvrage de Spix, compagnon de Martius, dans la partie relative aux ophidiens ; qu'on lise les écrits du prince Max. de Neuwied, les deux voyageurs qui ont apporté le plus d'attention et de soin à l'ophio- logie du Brésil, et l'on y trouvera la preuve de ce que nous venons de dire. Dans l'ouvrage de Spix1, on trouve la description d'un peu plus d'une demi douzaine d'espèces de thanatophi- diens2 et quelques espèces d'azemiophidiens3. Parmi les premiers, qui sont justement ceux qu'il nous importe le plus de connaître, sont le Bothrops Megœra, B. Furia. B. Neuwiedii, B. leucostigma, B. tœniatus, B. tessel- latus, B. leucurus, etc. Toutefois, de l'avis de Duméril, les trois dernières espèces sont à peine des variétés d'un même type, avec des transitions de caractères presque imperceptibles. Selon le même erpétologiste le B. Megœra B. Furia et B. leucostigma décrits et figurés dans l'ou- vrage de Spix comme espèces différentes, ne sont que des 1 Serpentum brasiliensum. Species Novee, décrites par Wagler selon les notes de Spix. Monacho. 1824. 2 Ophidiens dont la morsure est souvent mortelle; Oava-roç mort. 3 Ophidiens inoffensifs ; aÇr^cc-s innocent. DU BRÉSIL 3 variétés du Bothrops jararaca. Wagler lui-même, qui a décrit ces trois espèces, s'est rectifié plus tard dans son Système naturel des Amphibies et les a comprises dans l'espèce sus-indiquée. Le genre Lachesis de Daudin est, dans l'ouvrage de Spix, inclus dans le genre Bothrops. Le prince Max. de Neuwied a conservé le genre Lachesis, mais il a remplacé le genre Bothrops de Wagler par le genre Cophias de Merrem. A cette divergence des auteurs dans les désignations génériques et spécifiques s'ajoute, comme nous l'avons dit, le défaut d'uniformité dans les dénominations vulgai- res, qui varient considérablement de province à province et même d'une localité à l'autre. Nous ne devons pas perdre de vue également, Mes- sieurs, que le territoire du Brésil est excessivement étendu, et que le regard scrutateur des naturalistes n'est point encore parvenu à explorer tous les recoins de l'em- pire. Dans les provinces les plus éloignées de l'Océan et fort peu explorées jusqu'à présent, telles que Goyaz, Matto Grosso, Paranâ, n'existe-t-il point d'espèces d'ophi- diens différentes de celles qui ont été jusqu'à ce jour décrites et classées ? Cette présomption ne laisse pas que d'avoir de fortes probabilités en sa faveur. Pour procéder au travail de révision de la classifi- cation des ophidiens du Brésil et pour la compléter, il 4 VENIN DES SERPENTS serait nécessaire d'avoir sous la main des collections plus riches, plus variées et plus complètes que celles qui exis- tent actuellement au Musée National ; outre cela, cette laborieuse révision exigerait un temps assez considérable, beaucoup d'activité et de bons auxiliaires disséminés en un grand nombre de points de l'empire. Nous ne prétendons point énumérer ici toutes les espèces et variétés de thanatophidiens du Brésil connues et classées. Cette enumeratio speciorum n'aurait aucune importance réelle pour le but que nous avons en vue. Nous nous bornerons à donner les caractères essentiels de quelques unes des espèces les plus communes, ce qui ne les empêche pas d'être fréquemment confondues dans les désignations vulgaires ; ces espèces sont, avec juste raison, redoutées et redoutables par suite de l'intensité des effets de leur venin. De ce nombre sont le surucucu, lejararacussu, le j ara- raca, le cascavel, et une espèce encore mal déterminée et plus rare que les précédentes, pour laquelle nous propo- sons la dénomination de Bothrops urutu, tirée, quant au nom spécifique, du nom indigène sous lequel les individus de cette espèce sont connus au Brésil. Chez nous, les espèces venimeuses sont peu nombreuses en comparaison des espèces non venimeuses. Le même fait se produit dans l'Inde, où sur quarante trois espèces d'ophidiens sir Patrick Russel n'en a compté que sept venimeuses. DU BRÉSIL 5 Les descriptions qui suivent sont faites d'après des individus appartenant à la collection du Musée National, les uns vivants, les autres conservés dans l'alcool. Surucucu. (Lachesis mutus. Daudin. — Bothrops surucucu. Wa- gler.— Cophias surucucu seu crotalinus. Merrem.— Lachesis rhombeata. Neuwied.) Cette dénomination s'applique au Brésil à quelques thanatophidiensqui diffèrent entre eux par certains carac- tères extérieurs de coloration. Ainsi, l'individu décrit dans l'ouvrage de Spix et représenté àla PI. xxm, sous la dénomination scientifique de Bothrops surucucu, se distingue, par sa coloration générale plus jaunâtre et par la disposition des taches noires du dos, de l'individu que nous allons décrire et qui est vulgairement connu sous le nom indigène de surucu- cutinga (surucucu blanc). Le prince Max. de Neuwied dit avoir entendu parler de cet ophidien, mais qu'il n'a jamais eu occasion de l'observer. Il est bien possible que ces variétés de coloration, coïncidant avec la similitude d'autres caractères qui éta- blissent l'identité de l'espèce, soient dues au sexe. Par analogie, au moins, nous devons le supposer. On sait que chez les oiseaux le plumage varie de couleur et de vivacité 6 VENIN DES SERPENTS de tons selon le sexe, de telle sorte que le mâle offre souvent une coloration très différente de celle de la femelle. Il n'y aurait, par suite, rien d'étrange à ce que des différences analogues de coloration par influence purement sexuelle viennent à être observées chez des ophidiens de la même espèce. Ce point, toutefois, n'est pas encore bien élucidé. La description qui suit concerne un individu du sexe féminin. Sa longueur est de 2 mètres, de l'extrémité de la queue au point le plus saillant de l'extrémité cépha- lique. Sa grosseur n'excède pas 14 centimètres. La tête n'est pas parfaitement triangulaire, comme chez certains trigonocéphales ; elle est un tant soit peu allongée, légè- rement déprimée vers le sinciput et elle a 75 millimètres de long. Le corps est plus délié dans la portion antérieure ; la queue, au lieu de se séparer du reste du corps par une dépression ou un étranglement bien sensible, va graduel- lement en s'amincissant jusqu'à se terminer en une pointe non-unguiculée. Toute la partie supérieure de la tête est couverte de petites écailles verruqueuses, non imbriquées. La plaque rostrale est petite et irrégulièrement pentagonale. Les plaques supra-orbitaires sont exiguës, allongées et dépas- sent peu le niveau des orbites. Celles-ci ont une forme irré- gulièrement ovale et se trouvent disposées obliquement. DU BRÉSIL 7 La fossette lacrymale est bien creusée. Les écailles sont elliptiques, carénées et peu imbriquées. Toute la partie supérieure du corps a une couleur jaune terne avec des taches noires, de forme irrégulière- ment rhombo'idale, détachées et symétriques. La partie inférieure du corps est entièrement blanche. La partie supérieure de la tête est colorée en jaune terne, tacheté de petits points noirs. La bouche est profondément fen- due, la lange bifide et de couleur blanche. La mâchoire supérieure est garnie de deux longues dents canaliculées et recourbées, de plus de deux centimètres de long. Cette variété de Lachesis est, avec raison, considérée comme l'un des plus venimeux et des plus redoutables serpents du Brésil. Sa corpulence et le développement de ses armes mortifères rendent son agression périlleuse, et presque toujours fatale l'action de son venin. On rencontre ce thanatophidien en divers lieux des provinces de Rio de Janeiro et de Minas Geraes. Il recherche de préférence les endroits humides et sombres de l'intérieur des forêts. Il élit souvent domicile dans les grands troncs creux des arbres. Dans quelques localités du Brésil, le peuple appelle surucucupatioba un vrai trigonocéphale, de couleur ver- dâtre, avec deux lignes jaunes longitudinales. C'est le Bo- throps bilineatus de Wagler. J'ai ouï dire par plusieurs personnes, qui habitent 8 VENIN DES SERPENTS l'intérieur de la province de Rio de Janeiro, que le surucu- cutinga attaque et poursuit l'homme avec un acharnement tel qu'il le frappe d'épouvante et de terreur ; il se sert de sa queue comme d'un point d'appui, tend le cou, dresse la tête et s'élance par bonds prodigieux vers le passant. M. Basilio Furtado, dont le témoignage mérite toute con- fiance, m'a assuré que le fait est exact, mais, selon lui, toutefois, cet état agressif du surucucutinga ne se mani- feste qu'à l'époque du rut. Jararacussu. (Bothrops atrox. Wagler —Trigonocephalus atrox. — Bothrops jararacussu. LacerJ.) Dans l'opinion du prince Max. de Neuwied, le jarara- cussu est le Bothrops jararaca même, arrivé à un plus grand développement. Du reste, le nom indigène jarara- cussu est formé du substantif jararaca, uni par synalèphe à l'adjectif assu ou ussu, grand. Induits par certaines analogies morphologiques, les indigènes appliquaient ce nom composé à l'espèce d'ophi- dien que nous allons décrire ; ce nom s'est conservé dans l'usage commun, et s'emploie indistinctement soit pour désigner cette espèce, soit pour une variété de jararaca qui atteint certaines dimensions. A mon point de vue, le jararacussu est le Bothrops atrox de Wagler et constitue une espèce différente du DU BRESIL 9 jararaca. Toutefois, comme l'espèce décrite par cet erpé- tologiste est originaire de Cayenne et de Surinam, il m'a paru bon de conserver le nom vulgaire pour l'espèce appar- tenant au Brésil. L'individu, dont la description suit, peut être pris pour type de cette espèce brésilienne. Il a i mètre 5o centimètres de long et 22 centimètres dans sa partie la plus grosse. La tête est parfaitement triangulaire et l'angle du sommet est très prononcé. La partie supérieure de la tête est plate et un tant soit peu déprimée dans la région frontale. Du rostre au commen- cement de la région cervicale, il y a 6 centimètres. Le museau est tronqué, la plaque rostrale est grande, con- vexe et presque triangulaire. Les plaques sus-orbitaires sont saillantes et forment comme un toit aux orbites. Celles-ci sont oblongues, les globles oculaires saillants et la pupille fendue dans le sens vertical. Les fossettes lacrymales sont très ouvertes. Les écailles sont lancéolées, carénées et imbriquées. Pour ce qui est de la coloration, la partie supérieure de la tête est noire, avec deux lignes jaunes de chaque côté ; ces lignes partent des plaques sus-orbitaires et se continuent jusqu'aux limites de la région cervicale. La partie dorsale du corps est également noire, avec des lignes obliques jaunes. Toutefois, la partie inférieure est jaune et pointillçe de taches noires. Les écailles qui re- 10 VENIN DES SERPENTS couvrent la .partie inférieure de la tête ont plutôt la forme de plaques que celle d'écaillés. Elles sont grandes, irrégu- lières de forme, lisses et coriaces. La bouche est profondément fendue ; la mâchoire su- périeure est armée de deux longues dents canaliculées, re- courbées et isolées. La longueur de ces dents est de plus de 2 centimètres. La mâchoire inférieure est garnie de deux faisceaux de dents courtes, solidement insérées, droi- tes et très aiguës. La queue est conique, unguiculée et a 12 centimètres de long. La couleur foncée et sombre de ce thanatophidien lui donne un aspect menaçant qui suffit pour effrayer. Son venin n'est pas moins redouté, ni d'une léthalité moindre que celle du venin du Lachesis. Il cherche de préférence les lieux incultes, retirés et sombres de forêts. On le rencontre quelquefoisauborddesruisseaux,cachéetlové dans l'herbe. Cette espèce est très commune dans la province de Rio de Janeiro. Elle est, dans quelques localités de cette province, désignée par le nom de surucucu tapete. Jararaca. (Bothrops jararaca. —Cophias jararaca. Neuwied.) C'est l'espèce de thanatophidien la plus commune du Brésil. Elle est représentée par des individus dont les dimensions n'égalent jamais celles des espèces ci-dessus décrites. Sa longueur excède rarement 6o centimètres. DU BRESIL ii La tête est triangulaire et plate. Les plaques orbitaires sont peu développées. Le corps, plus effilé dans la portion cervicale, n'a pas plus de 5 centimètres dans sa plus gran- de circonférence. La queue s'amincit graduellement jusqu'à se terminer en pointe. Elle n'est ni épineuse ni unguiculée. La coloration du dos varie du gris sombre, avec des taches noires plus ou moins foncées, jusqu'au noir unifor- me. La partie inférieure du corps et de la tête est plus ou moins blanchâtre. La mâchoire supérieure est garnie de deux dents isolées, recourbées, canaliculées, très aiguës, et dont la longueur n'excède guère 2 centimètres. L'activité du venin de cette espèce n'est mise en doute par personne, bien que sa morsure ne soit pas aussi dan- gereuse que celle des espèces précédentes, parce qu'elle n'inocule que de petites quantités de venin à la fois. On recontre fréquemment le serpent jararaca dans les plantations de café et de canne à sucre. Urutu. (Bothrops urutu. Lacerda. — Crotalus urutu. Liais ) Vid. PI. 1. Malgré l'affirmation positive du naturaliste A. de Saint- Hilaire1 qui dit avoir vu, pendant son voyage à Minas- Geraes, le serpent urutu, dont le venin est mortel, au dire 1 Voyage aux sources du Rio de San Francisco et dans la province de Goya$. Vol. 1, p. 69. 12 VENIN DES SERPENTS des habitants du pays, la rareté de cette espèce a contribué durant longtemps à en faire considérer l'existence comme un mythe. Dans quelques municipes des provinces de Rio de Ja- neiro et de Sâo Paulo, la dénomination dCurutu est appli- quée à une variété du Bothrops jararaca, caractérisée par une coloration uniformément noire. Mais les caractères indiqués par quelques voyageurs et par des habitants de l'intérieur du pays, comme distincts de ceux de Yurutu vrai, paraissent si tranchés et si exacts qu'il n'est point permis de confondre cette variété de Bothrops jararaca avec le fameux thanatophidien. Grâce aux efforts de quelques amis de la science, mo- destes et dévoués, les doutes qui planaient encore sur la réalité de l'existence de cette espèce ont été complètement dissipés. C'est avec un profond sentiment de gratitude que nous mentionnons ici le nom du feu comte de Prados, celui de M. le docteur Basilio Furtado et du capitaine Rezende, qui ont puissamment contribué à la solution de ce problème. L'urutu existe, Messieurs ; ses caractères propres l'éloi- guent tellement des diverses variétés actuellement con- nues du Bothrops jararaca qu'il doit constituer une nouvelle espèce. Dans son ouvrage: Climats, géologie, faune et géographie botanique du Brésil pag. 3o6, M. Em. Liais, en se basant sur des renseignements fournis par le comte DU BRESIL i3 de Prados, rattache le serpent urutu au genre crotalus. Nous avons la conviction que si le savant astronome eut observé lui-même le reptile en question, il y aurait reconnu l'absence des caractères distinctifs du genre crotalus. L'individu adulte qui nous a été envoyé par le comte de Prados provenait de la province de Minas-Geraes. Sa longueur n'excède pas celle du jararaca commun (60 cen- timètres). La tête est un tant soit peu triangulaire, sans être déprimée au sinciput. Elle a un peu plus de 4 centi- mètres mesurée du rostre au commencement de la région cervicale. Les plaques sus-orbitaires sont peu développées. Les orbites sont oblongues ; les yeux saillants ; les pupilles linéaires et verticales. Le museau n'est pas tronqué com- me chez le Bothrops jararacussu. Il possède la fossette lacrymale commune à tous les individus du genre Bo- throps. Le corps, plus délié dans la portion cervicale, se dilate graduellement jusqu'aux deux tiers de la longueur et se rétrécit ensuite jusqu'aux limites delà queue. Celle-ci est conique, d'une longueur de 7 a 8 centimètres, légèrement étranglée à l'origine et terminée en épine. Les dessins qui couvrent la tête et le dos sont à la fois compliqués et curieux. La partie supérieure de la tête présente sur un fond vert-jaunâtre trois taches noires, qui figurent un diagramme de tête de mort. De ces taches, la plus rapprochée du rostre a une forme 14 VENIN DES SERPENTS allongée, presque triangulaire, et représente dans le dia- gramme l'ouverture nasale de la tête de mort ; plus en arrière sont les deux taches symétriques qui correspon- dent aux cavités orbitaires. Une tache noire, curviligne, alciforme, prolongée du côté de la région cervicale, com- plète la figure à laquelle nous faisons allusion. On voit de chaque côté des tempes une bordure noire, qui s'étend jusqu'au commencement de la région cervicale. Les taches noires dorsales sont asymétriques et de forme très irré- gulière. Au niveau de la jonction des écus ventraux (scuta ventralia), il existe une autre série de taches plus petites que les précédentes et également irrégulières de forme. La partie inférieure du corps est jaunâtre avec de très petites raies noires transversales. Les écailles sont petites, ovales, carénées et bien imbriquées. La délicatesse des écailles et les tons forts et vifs du coloris donnent à la partie supérieure de la tête et du corps de ce thanatophidien un très bel aspect velouté. Les crochets canaliculés et isolés ont chez cet individu une longueur de 14 millimètres. Lorsqu'on agace ce serpent, on le voit s'aplatir et rester comme un ruban. Bien qu'il semble avoir des habitudes semblables à celles des autres reptiles du genre Bothrops l'urutu est toutefois plus agile et plus irritable que le jararaca. A la plus légère provocation, il se met en garde et en attitude d'attaque. DU BRESIL i5 Selon l'opinion vulgaire, le venin de cette espèce serait plus énergique que celui du serpent à sonnettes. Cette croyance nous paraît exagérée, mais nous ne possédons point de données assez précises pour la contester. Dans l'ouvrage de Spix, on trouve la représentation d'un thanatophidien qui a quelque analogie avec celui que nous venons de décrire. C'est le Bothrops Neuwiedii, Wa- gler. Il a été trouvé dans la province de Bahia. Nous ne croyons pas que le véritable urutu ait été jusqu'à présent rencontré ailleurs que dans quelques localités des provin- ces de Minas Geraes et de Sao Paulo. A. de Saint Hilaire assure en avoir vu un près du Rio das Mortes. Les éléments nous font défaut pour décider si le Boi- peva, ( serpent qui s'aplatit ) duquel parle Félix Azara1, est ou non un individu de la même espèce. Nous savons que cette dénomination est encore aujourd'hui en usage dans l'intérieur de la province de Sâo Paulo pour désigner un serpent dont les caractères — selon les renseignements que nous avons obtenu — sont ceux de Vurutu. La plupart des informations s'accordent à signaler un dessin en croix sur la tête et insistent sur la conformation de la queue, comme étant les caractères les plus saillants du Boipeva. Or, ces caractères existent chez les trois urutus que possède le Musée. 1 Voyages dans l'Amérique Méridionale. T. i. p. 232. i6 VENIN DES SERPENTS En faisant abstraction des taches noires de la tête pour ne considérer que le fond sur lequel elles sont dis- posées, ce fond ressort comme une croix de Malte par- faite. Par conséquent, s'il n'y a pas certitude absolue, il y a au moins de fortes probabilités que le Boipeva est le véritable urutu. On rencontre dans la province de Paranâ un ophidien connu sous le nom de Coatiara ( tacheté, bigarré ) du verbe tupy coatiar, peindre. Le Musée National en possè- de un exemplaire, qui a été apporté du Parana par M. le docteur J. Caminhoà. Ce petit serpent n'a que 36 centi- mètres de long et sa plus grande circonférence n'est pas de plus de 3 centimètres. La tête est presque triangu- laire et aplatie au sommet. Le cou est effilé, la queue, longue de 6 centimètres, se sépare du corps par un léger étranglement et se termine en épine. Par les caractères généraux de sa forme et de ses dimensions, ainsi que par sa coloration et par les dessins qui couvrent le dos et la tête, ce serpent offre de frappan- tes analogies avec Vurutu. Le dessus de la tête est coloré en noir. Sur ce fond se détachent deux raies d'un vert-jaunâtre, dont l'une est en travers, d'une orbite à l'autre ; du milieu de cette raie part une autre raie longitudinale, qui se prolonge jusqu'aux limites de l'occiput. Une troisième raie courbe, dont la concavité regarde en arrière, coupe, au niveau du sinciput, DU BRÉSIL i7 la raie longitudinale et forme avec elle le dessin parfait d'une croix. Le dos est couvert d'une série de taches noires symé- triques, assez régulières, dont la forme rappelle celle des noix d'anacarde. La partie inférieure du corps et de la tête est d'une couleur jaunâtre, tachetée de noir. La mâchoire supérieure est armée de deux crochets canaliculés. Le serpent coatiara est très redouté dans la province de Parana. Nous avons montré à un indigène venu de cette province l'exemplaire du Musée National et il a pleinement confirmé cette terreur générale. Dans la province d'Espirito Santo, il existe un petit serpent également très redouté et qui est connu sous le nom de Tacca. Selon les informations qui nous ont été fournies sur ce serpent, il doit présenter de nombreuses analogies avec le coatiara. Malheureusement il n'a pas été possible jusqu'à présent d'en obtenir un exemplaire authentique. Serpent â sonnettes. — (Cascavel en portugais. — Crotalus horridus. Linn. — Banded Ratle Snake, Shaw. — Boicininga, Boiquira. Pison'et Marcgrave.) Les caractères du serpent à sonnettes sont si connus qu'il nous semble inutile de les reproduire ici. Il y a lieu s i8 VENIN DES SERPENTS de penser que c'est la seule espèce du genre Crotalus qui existe au Brésil. Dans l'Amérique septentrionale, les naturalistes signa- lent trois autres espèces : Crot. durissus, miliarlus et tergeminus. Le Crot. durissus se rencontre jusqu'à la Guyanne anglaise, et le Crot. miliarius est très commun au Mexique. Le serpent à sonnettes ne se trouve nulle part dans l'ancien continent, il est exclusivement américain. Con- trairement à ce que l'on observe chez les autres espèces de thanatophidiens du Brésil, le serpent à sonnettes n'habite pas la région des forêts. Il recherche les lieux découverts, secs et pierreux. Cette espèce est répandue partout au Brésil. Dans les provinces de Minas Geraes, Sao Paulo, Goyaz et Matto Grosso, ces thanatophidens sont excessi- vement abondants. Dans celles de Cearâ et de Piauhy, ainsi que dans les vastes plaines de Marajô et du Rio Branco, on les rencontre, pour ainsi dire, à chaque pas. L'énergie de leur venin est proverbiale. Le bétail paie un lourd tribut annuel de vies aux serpents à sonnettes, et, par instinct, il s'écarte des endroits infestés par ces ser- pents. Dans les campos situés sur les rives du Rio Branco le bétail, lorsque vient le soir, abandonne les pâturages et court se cacher dans les bois. C'est l'heure à laquelle les serpents à sonnettes, sortant de leurs retraites, vien- nent faire leur battue dans la plaine. A cette heure, dit DU BRÉSIL 19 M. l'ingénieur Silva Coutinho, qui nous a renseigné à ce sujet, personne n'ose fouler l'herbe des champs dans laquelle se love le redoutable ophidien. Les indigènes eux-mêmes sont effrayés quand ils rencontrent un de ces serpents guettant sa proie au bord du chemin. Heureusement que le serpent à sonnettes ne devient agressif que lorsqu'il est attaqué ou molesté. Dans la pro- vince de Minas-Geraes, il est très fréquent de les rencon- trer cachés dans les nids de fourmis, vulgairement appelés casas de cupim. Pour prouver combien est grande l'énergie du venin de ces serpents, j'ai entendu raconter, il y a longtemps, plusieurs cas de mort presque instantanée d'hommes ou d'animaux de grande grande taille. Il est juste d'ajouter, toutefois, que si de pareils cas sont exacts, ils ne sont pas fréquents, et qu'on doit attribuer une mort aussi rapide à ce que la morsure avait eu lieu sur une veine. Après la description des espèces venimeuses les plus communes au Brésil, il nous reste, pour compléter cette étude, à dire quelques mots sur un point encore contro- versé, relatif au genre Elaps. Plusieurs affirment que les morsures du serpent corail du Brésil ne sont pas dangereuses, parce que l'appareil veninifère manque à ce reptile. D'autres assurent, en s'appuyant sur des faits vrais et authentiques, que ces 20 VENIN DES SERPENTS morsures sont graves bien qu'elles ne soient pas mortelles. Il y a entre ces deux opinions un point qu'il convient d'éclaircir, des doutes qu'il est bon de dissiper. Parmi le petit nombre de reptiles du genre Elaps que possède le Musée National, nous avons choisi l'un des plus développés et de l'espèce la plus commune (Elaps corallinus), et nous en avons soigneusement examiné le système dentaire. Outre les dents palatines, il existe chez cet individu, de chaque côté de la mâchoire supérieure, une série de petites dents marginales, le long du bord de l'os maxil- laire. A 14 millimètres du rostre, nous avons trouvé une dent plus développée que les autres, légèrement recourbée et entièrement implantée dans la mâchoire. A l'aide d'une pince, nous avons fracturé cette dent et nous en avons placé un fragment sur le porte-objet du microscope. Après une observation attentive, et l'examen du frag- ment en différentes positions, nous sommes parvenu, au moyen d'une ampliation de 80 diamètres, à voir parfaite- ment le canal intérieur de la dent, plus rapproché de la partie convexe et se prolongeant jusqu'auprès de l'extré- mité aiguë. Nous avons ensuite cherché à découvrir s'il existait une communication entre la base de la dent et quelque glande ou canal voisin, mais l'état de macération des tissus, — car il y avait plus d'un an que le serpent était immergé dans l'alcool, — ne nous a pas permis de DU BRÉSIL 21 reconnaître cette communication. Tout porte à croire, néanmoins, que cette dent plus développée que les autres, d'une longueur de 4 millimètres, et canaliculée, n'est autre chose qu'un crochet inoculateur, analogue à ceux que l'on trouve chez tous les thanatophidiens. Cette présomption de probabilité a été confirmée par un fait dont nous avons eu connaissance. Il y a environ sept ans, le naturaliste autrichien Wertheimer, se trouvant dans la colonie de Philadelphia, fut mordu par un serpent corail. La morsure avait eu lieu sur le dos de la main. Les symptômes habituels du venin se manifestèrent aussitôt et l'infortuné succomba douze heures après. Toutefois, la petitesse de la dent, sa minceur, l'excessive étroitesse de son canal microscopique, correspondant pro- bablement à une petite glande, et la position de cette dent, très éloignée de l'ouverture antérieure de la bouche, doi- vent nécessairement rendre moins graves les morsures de cet Elaps. Il serait intéressant de soumettre à la même vérifica- tion toutes les espèces du genre ; nous n'avons pas encore pu le faire, faute d'avoir sous la main d'autres individus de ces espèces d'Elaps. Il nous a été donné, cependant, de pouvoir examiner scrupuleusement le système dentaire d'espèces de serpents appartenant à d'autres genres et considérés au Brésil com- me non venimeux, et nous avons éprouvé quelque surprise 22 VENIN DES SERPENTS en reconnaissant qu'ils sont munis d'un appareil veninifère complet. Nous citerons entre eux le cobra-cipo (Coluber bicarinatus. Neuw.) et le limpa-matto (Coluber cenchria. Neuw.), ainsi que d'autres espèces non classées de ce même genre, qui ont été apportées par M. Smith, de la province de Sâo Pedro do Rio-Grande do Sul. Chez le cobra-cipo, nous avons trouvé à i5 millimètres de l'extrémité du museau, sur la mâchoire supérieure et au bout de deux files de très petites dents marginales, deux dents d'un côté et une seule de l'autre, plus développées que les autres dents, d'une longueur de 4 a 5 millimètres, implantées dans l'os maxillaire, légèrement recourbées et terminées en pointe très aigùe. On voit parfaitement, même sans aide de la loupe, que ces dents sont creusées en gouttière, que le sillon commence à 1 millimètre au- dessous de l'insertion de la dent dans la mâchoire et se continue presque jusqu'à l'extrémité. Il existe à la base de la dent une ouverture, bien visible au microscope avec un grossissement de 80 diamètres, qui semble être en com- munication avec le sillon de la partie convexe de la dent. La mâchoire supérieure, disséquée avec soin, nous a montré derrière l'orbite une très petite glande, de forme à peu près ovoïde, ayant toute l'apparence d'une glande à venin. Il sort de la partie interne de cette glande un prolongement membraneux et ténu, qui paraît être un petit canal, mais dont nous n'avons pu déterminer le DU BRESIL 23 rapport avec le point d'insertion de la dent, par suite peut-être de quelque léger défaut de préparation. Comme preuve que le cobra-cipo est venimeux, nous pouvons citer l'accident arrivé à M. Benninghausen, col- lectionneur bien connu de papillons, et qui habite Rio de Janeiro. Dans une excursion faite par lui, il y a un plus de deux ans, et avec une pleine confiance dans l'innocuité de cette espèce de serpent, il en prit un avec la main, mais au moment où il le saisissait, il fut mordu à l'un des doigts. Il éprouva immédiatement une intense douleur au siège de la morsure ; le doigt enfla rapidement, la tumé- faction s'étendit à la main et au bras correspondant. Ces phénomènes ne continuèrent heureusement pas et le ré- tablissement complet s'opéra en quelques jours. Nous croyons que la constatation d'un fait aussi impor- tant que celui de l'existence, d'un appareil veninifère rudi- mentaire chez de nombreuses espèces de serpents du Bré- sil, généralement considérés comme inoffensifs, est chose entièrement nouvelle. Personne, que je sache, n'a établi ce fait avant nous. Le prince Max. de Neuwied, dans son ouvrage sur l'histoire naturelle du Brésil, se borne à dire que le docteur Boie de Leiden a observé des dents creu- sées en gouttière chez une espèce de serpent corail ( Elaps lemniscatus). Castelnau dit aussi, dans son Voyage dans l'Amérique du Sud {Vol. i. p. 200 ), qu'il a rencontré dans la province de Goyaz un serpent corail qui portait 24 VENIN DES SERPENTS de véritables crochets. En dehors de ces observations, d'ailleurs incomplètes, aucune démonstration de ce fait n'a été donnée jusqu'ici par les auteurs qui ont écrit sur les serpents du Brésil. Suivant la loi de l'évolution chez les animaux, on arri- verait peut-être à se rendre compte de l'absence de l'ap- pareil à venin dans plusieurs espèces de serpents. Il est probable que tous les ophidiens étaient pourvus autrefois d'un appareil veninifère complet. Par suite de circons- tances, qui ne sont peut-être pas faciles à déterminer, cet appareil a subi, dans le cours des temps et chez certaines espèces, des modifications telles qu'il a fini par disparaître. Quelques unes ont cependant conservé jusqu'à ce jour cet appareil à l'état rudimentaire. Certains corails et colu- bers, dont nous venons de parler, se trouvent dans ce cas. Chez les serpents auxquels manquent la glande à venin et les crochets, il est probable qu'il se produit une suppléance d'organes ; les fonctions de la glande à venin étant supplées par celles d'une autre glande située dans le tube digestif. C'est là, Messieurs, une étude nouvelle, curieuse, intéressante à faire, sur laquelle je me borne actuellement à appeler votre attention. A titre de curiosité, bien plus que comme objet scien- tifique, nous allons relater quelques croyances populaires DU BRESIL 25 ayant cours au Brésil, et se rattachant à l'étude de l'ophiologie. Le vulgaire, parmi nous, confond à tout instant les espèces venimeuses avec celles qui ne le sont pas, de la même manière qu'il accepte et transmet sans examen quantité de fables et de faits apocryphes au sujet des habitudes et du genre de vie des reptiles. Le Brésil à cet égard n'a rien à envier à l'Inde. Il y a ici des individus qui se disent capables de fasci- ner les serpents les plus venimeux rien que par l'influence de leur regard. D'autres font semblant de les attirer en imitant le sifflement des reptiles. Il s'en trouve qui se considèrent comme réfractaires au venin et se vantent d'affronter les serpents venimeux. On rencontre des per- sonnes qui disent posséder certaine racine capable d'en- gourdir rapidement ces animaux. Enfin, il existe une infinité de sorcelleries et de jon- gleries, plus absurdes et plus ridicules les unes que les autres, dont les charmeurs et les guérisseurs de la cam- pagne font habituellement usage. La magie des dompteurs de serpents de l'Inde n'est pas plus fertile en moyens de s'imposer à la crédulité des ignorants que ne l'est la sorcellerie parmi nos nègres et nos métis. Quand nous arriverons à la partie de ce travail consacrée à l'étude des antidotes du venin des serpents, nous raconterons certains faits qui établissent je peu de bonne foi de cette nouvelle espèce de sorciers- 26 VENIN DES SERPENTS Quant à présent, Messieurs, nous nous bornerons à quelques légères considérations sur certains faits que le vulgaire, et même des personnes d'ailleurs raisonnables et instruites, s'obstinent à admettre comme vrais. Parmi les préjugés extravagants et ridicules répandus au Brésil, nous signalerons les suivants : Si un individu mordu par un serpent venimeux a des relations avec une femme grosse ou qui se trouve dans sa période menstruelle, l'état de celui-là s'aggrave et les symptômes qui avaient cédé reparaissent;—le même résultat se produit si le blessé traverse une rivière, un ruisseau ou tout autre courant d'eau ; — quiconque a été guéri, c'est-à-dire soumis à certaines pratiques absurdes, sortilèges et bénédictions, peut s'exposer impunément aux morsures des plus venimeux serpents, etc. Un peu de bon sens suffit cependant pour faire rejeter comme absurdes et impossibles de semblables croyances. Le vieux, proverbe latin vulgus vult decepi est toujours exact. Pour le vulgaire, la coïncidence fortuite de deux faits suffit pour établir entre eux une relation de causalité. Au lieu de commencer comme le savant par douter, on commence par croire, et la croyance est parfois si persis- tante, si profondément enracinée, qu'il n'y a ni raisons ni arguments capables de la détruire. C'est ainsi que j'ai vainement cherché à convaincre des personnes qui admet- tent ces faits comme vrais, en leur démontrant qu'ils ne DU BRESIL 27 sont pas admissibles, elles s'obstinent à soutenir leur erreur, à la défendre en invoquant le témoignage des sens. J'ai pris le parti de les laisser vivre dans la douce paix de leur crédulité enfantine. LEÇON DEUXIÈME. Sommaire. — Intérêt qui se rattache à l'étude du venin. — Motifs qui ont empêché la poursuite de cette étude en Europe. — Revue des anciens travaux sur le venin de serpent. — Mort de Cléopatre. — Les romains connaissaient les effets des mor- sures de serpents. —Avicenne. —Celse. —Au Moyen-Age personne ne s'est occupé de cette étude. — Travaux du dernier siècle. — Redi. — Fontana. — Mead. — Expériences de Rousseau et de Cl. Bernard. — Travaux modernes.—Weir-Mitchell.— Joseph Fayrer et Lauder Brunton. — Expériences de Vulpian sur le venin du cobra-capello. — Etudes faites au Brésil.—Ex- périences de Badaloni en Italie. — Expériences de V. Richards dans l'Inde. — Médecins qui ont écrit sur les morsures de ser- pents. — Description de l'appareil à venin. — La glande à venin assimilée à la parotide des animaux supérieurs. — Ca- ractères physiques, chimiques et microscopiques du venin. — Microbes du venin. —■ Expériences qui prouvent que les effets du venin ne sont point dus à ces microbes. — Opinion de Gautier sur la nature chimique du venin. — Composition du venin selon Weir Mitchell et Ed. T. Reichert. — Le venin n'est autre chose, qu'une salive toxique. Messieurs, Il y a bien peu d'années que l'attention des savants, physiologistes et chimistes, s'est tournée vers l'étude du venin des ophidiens, en même temps que d'un autre côté les biologistes et les micrographes cherchaient à dévoiler les mystères qui durant de longs siècles ont 3o VENIN DES SERPENTS enveloppé la nature et l'origine des virus. Et pourtant l'étude de ce curieux venin animal n'offre pas moins d'intérêt et d'attrait qu'une foule d'autres poisons tirés du règne végétal, et dont l'action intime sur l'organisme de l'homme et des animaux est aujourd'hui plus ou moins connue. Mais la difficulté d'obtenir vivants des reptiles venimeux, le danger de les manier dans les expériences, ont éloigné pendant long temps les expé- rimentateurs, qui nourrissaient le désir de s'occuper sérieusement de ce sujet. Outre cela, les éléments indis- pensables à ces études manquent aux grands centres scientifiques d'Europe ; les ophidiens venimeux y sont rares et leur venin passe pour moins actif que celui des espèces qui habitent les régions chaudes du nouveau continent. Pour apporter une certaine méthode dans notre ex- position, nous passerons d'abord en revue les travaux dont le venin de serpent a été l'objet depuis les temps anciens jusqu'à nos jours. Ce coup d'œil rétrospectif rendra facile la comparaison entre les idées émises par les anciens auteurs et les opinions actuelles sur la nature du venin. Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'action léthifère de l'humeur sécrétée par certains ophidiens est connue. Per- sonne n'ignore que Cléopatre, la belle reine d'Egypte, se tua en se faisant piquer par un aspic (Naja Haje). DU BRESIL 3i Pline, Celse, Lucain et d'autres écrivains romains ont laissé dans leurs œuvres des allusions au venin des serpents. On savait déjà que le venin de ces animaux pouvait donner la mort; mais on ne savait rien ou pres- que rien au delà. Pausanias a raconté l'histoire d'un roi d'Arcadie, qui, ayant été mordu par un serpent ve- nimeux, mourut avec des symptômes de gangrène gé- nérale. Avicenne fait allusion à une autre espèce dont la morsure produisait une gangrène rapide, des vomisse- ments et des hémorrhagies en différentes parties du corps. L'innocuité du venin des serpents, lorsqu'il est mis en contact avec la muqueuse des voies digestives, au lieu d'être inoculé, était aussi connue du temps de Celse. Il disait : « Neque Hercule scientiam prœcipuam habent hi qui Psylli nominantur, sed audaciam usu ipso confirma- tam, nam venenum serpentes non gustu sed in vulnere nocet. Bien des siècles passèrent sans que les connaissances des anciens au sujet du venin des ophidiens eussent fait un seul pas. La science mystique du Moyen-Age, tout occupée des absurdes et ridicules prétentions des alchi- mistes acharnés à la découverte de la pierre philosophale, et des rêveries des astrologues cherchant à lire dans les astres la destinée humaine, ne pouvait perdre un temps si précieux à observer des venins. Ce n'est que dans le siècle passé que nous voyons apparaître les premiers tra- 32 VENIN DES SERPENTS vaux scientifiques sur ce sujet ; et ce fut en Italie, pays quelque temps célèbre par l'usage que faisaient certains grands personnages des poisons les plus subtils, qu'eu- rent lieu les premières expériences sur le venin de la vi- père. Parmi les observateurs de ce pays qui se livrèrent à l'étude de cette question, le premier, par ordre chrono- logique, est Francesco Redi L Ses observations furent ce- pendant bien incomplètes, et quelques unes erronées. Par exemple, il attribuait l'action du venin de la vipère à cer- tains sels qui s'y rencontraient et il considérait la gaîne même des dents comme le réservoir du venin. Ces fausses idées furent plus tard combattues par Félix Fontana, cé- lèbre physiologiste italien, directeur du Musée d'Histoire Naturelle de Florence. Le grand ouvrage publié par Fontana, en 1781, 2 vol., sous le titre de : Traité sur le venin de la vipère, sur les poisons américains, sur le laurier-cerise et sur quelques autres poisons végétaux, fit époque 2. Autant que le per- mettaient les ressources de son temps et l'état encore arriéré de la science expérimentale à la fin du siècle der- nier, il est incontestable que Fontana produisit une œuvre de mérite. Il combattit beaucoup d'erreurs de ses prédé- cesseurs, réunit un grand nombre d'expériences propres, 1 Osservaponi intorno aile ripera. Fr. Redi. Firenze, 1664. 2 Cet ouvrage fut publié primitivement, sous ce titre.—Richerche filosophiche sopra il veneno délia vipera. Lucca, 1767. DU BRÉSIL 33 en indiquant les conditions dans lesquelles il les avait faites. Il nous est donné aujourd'hui de reconnaître que plusieurs de ses conclusions et interprétations ne sont pas tout à fait exactes, cela, cependant, n'affaiblit point la valeur de son travail. En le lisant avec attention, nous ne pouvions trop admirer l'habileté de cet expérimenta- teur et ses constants efforts pour exclure les causes d'er- reur de toutes ses investigations. Dans la suite de ces leçons nous aurons souvent l'occasion de rappeler les ex- périences du célèbre physiologiste italien. Nous pouvons encore citer, en Italie, les expériences de Mangili, continuateur des travaux de Fontana, desquelles il est résulté la confirmation de l'innocuité du venin de la vipère, introduit dans les voies digestives ; et les analyses chimiques faites par le Prince Lucien Bonaparte sur ce même venin. (Vid. Ga\\etta toscana délie scien\e medicofisiche. Firenze, 1843.) Au commencement du siècle passé, parurent en An- gleterre les observations du docteur Mead l au sujet du venin de la vipère; Fontana soumit plusieurs de ces obser- vations à une analyse critique. La France a aussi contribué pour sa part à l'étude de cet important sujet. En 1828, Rousseau, préparateur du Jardin du Roi, réalisa plusieurs expériences sur le venin 1 Richard Mead. Mechanical account of poisons. Londres, 1702, in 8°. 34 VENIN DES SERPENTS de la vipère, les résultats qu'il obtint confirmèrent ceux des expérimentateurs italiens. Longtemps après, Cl. Bernard, ayant entrepris d'étu- dier le curare, voulut s'assurer de ce qu'il y avait de vrai dans les récits de quelques voyageurs, au sujet du mé- lange du venin de serpent à sonnettes dans la composition qui donne ce fameux poison sagittaire ; pour cela, il fit un certain nombre d'expériences en se servant du venin de la vipère de Fontainebleau. Ces expériences se trou- vent résumées dans son livre : Sur les effets des substafices toxiques. Nous pouvons clore ici la première phase historique du venin des ophidiens. Quelques faits acquis, des observa- tions exactes et nombreuses, beaucoup d'interprétations fausses et erronées, telle est en somme ce qu'elle a produit. La seconde phase s'ouvre par les travaux modernes, exécutés en Amérique et dans l'Inde, ces deux grands viviers naturels de thunatophidiens. En 1862, Weir Mitchell, savant physiologiste améri- cain, publia aux frais du Smithonian Institute une inté- ressante brochure intitulée : Researches upon the venom of Rattle Snake. Ce travail fait honneur à son auteur ; toutefois, nous ne pouvons admettre quelques unes de ses conclusions. Nous exposerons plus loin les raisons qui nous font contester l'action dominante attribuée par ce savant, au venin du serpent à sonnettes, sur le cœur. DU BRÉSIL 35 Dans l'Inde, les observations de sir Patrick Russel, auteur d'un grand ouvrage sur les serpents indiens, pré- cédèrent les études et les expériences plus récentes du docteur Nicholson et celles de sir Joseph Fayrer, chirur- gien anglais qui a résidé à Calcuta et à qui l'on doit l'ouvrage ayant pour titre : The thanatophidia of India, publié en Angleterre en 1872. Quelques unes des expé- riences de sir Joseph Fayrer ont eu lieu à Londres, et ont été exécutées soit en présence, soit avec la collabora- tion du docteur Laudcr Brunton. L'ouvrage ci-dessus m'est inconnu, car, malgré mes efforts réitérés, il m'a été impossible de me le procurer. Mais j'ai trouvé dans la collection de la Revue Scientifique t. xui, 1874, p. 1120, l'extrait d'une communication faite par les deux expéri- mentateurs précités, à la Société Royale de Londres, au sujet du venin du cobra-capello. Ils y comparent l'action de ce venin à celle du curare, et ils admettent que la mort est, dans ce cas, produite par une asphyxie consécu- tive à la paralysie des muscles respiratoires. Nous espérons, dans la suite de ces leçons, prouver que tel n'est point le mécanisme constant de la mort produite par le venin des ophidiens, et que les analogies avec les effets du curare sont tout à fait apparentes et illusoires. M. Vulpian, savant physiologiste français, a fait en 1869 un certain nombre d'expériences sur le venin du cobra-capello, que le docteur Boggs lui avait envoyé. 36 VENIN DES SERPENTS Ces expériences se trouvent résumées dans les Archives de physiologie normale et pathologique de la même année. Dans l'opinion de M. Vulpian, le venin du cobra- capello paraît localiser son action sur les centres ner- veux. Avant de passer à nous occuper de travaux plus récents, nous pouvons citer encore les observations isolées de M. Brainard au sujet des altérations produites dans les globules du sang par le venin du serpent à sonnettes. Ces observations ont été publiées dans les Comptes rendus de l'Académie des Sciences de Paris. C'est en 1876 que j'ai commencé mes recherches sur le venin des serpents du Brésil. Longtemps sans aide et en lutte quotidienne contre le défaut de moyens néces- saires à la poursuite régulière de ces recherches, je suis parvenu néanmoins à réunir quelques faits intéressants, qui ont fourni la matière de deux articles publiés dans les Archivos do Museu Nacional, t. 11, 1877 et t. m, 1878. M. le docteur L. Couty vint, en 1879, adjoindre à mes travaux son utile collaboration. Il fut ensuite nommé di- recteur du laboratoire de physiologie expérimentale, créé à cette époque et annexé au Musée National. A diverses reprises, nous avons adressé, sous la responsabilité col- lective de nos deux noms, à l'Académie des Sciences de Paris, différentes notes donnant compte du résultat de nos expériences. DU BRESIL 37 En 1881, M. le docteur Couty dût faire un voyage en Europe ; ce fut alors que je poursuivis seul une série d'expériences et d'observations assez intéressantes sur les propriétés digestives du venin et sur ses antidotes. De nouveaux faits furent acquis à la science par mes soins et je crus devoir les publier en divers opuscules successifs 1 et les communiquer sous forme de Notes à la Société de Biologie et à l'Académie des Sciences de Paris. Ces travaux donnèrent lieu à d'autres communications faites aux sociétés savantes d'Europe et aux publications scientifiques de France et d'Angleterre, à propos du même objet. M. Gautier, chimiste et biologue distingué, soumit à l'Académie de Médecine de Paris les résultats de ses propres expériences sur le venin du cobra capello 2.—M. Vulpian lut à l'Académie des Sciences de Paris une note relative à l'action du permanganate de potasse comme antidote du venin des serpents 3.—M. le docteur Giusseppe Badaloni, de San-Léo (Italie), fit connaître à l'Académie de Médecine de Paris les résultats de quelques expériences faites avec le permanganate de potasse dans des cas de 1 Ces opuscules sont : Provas experimentaes de que apeçonha das cobras é um succo digestivo.— O permanganato de potassa como antidoto do veneno ophidico. — O veneno ophidico.—Les morsures des serpents venimeux du Brésil et le permanganate de potasse. 1881-82. 2 Bull. Acad. de Med. Paris. 1881. x. 3 Compt. Rend. 1882, xcix. 614. 38 VENIN DES SERPENTS morsures des vipères aspis et berus L—Presque en même temps, le journal anglais The lancet (7 Janvier 1882) insérait une communication du docteur Vincent Richards, rendant compte des intéressants résultats d'expériences faites par lui dans l'Inde avec le permanganate de potasse et le venin du cobra-capello. Du côté clinique proprement dit, nous ne saurions oublier les noms de MM. les docteurs Guyon, Bbt, Saint-Vel, Rufz de Lavison, Viaud-Grand-Marais, Hal- ford et autres moins connus, qui ont contribué, par l'observation de faits nombreux, recueillis en Europe, dans les Antilles, en Afrique et en Australie, à fournir des données certaines à l'histoire clinique des morsures de serpents venimeux. Avant de passer à l'examen des caractères du venin des serpents du Brésil, il nous paraît bon de donner un aperçu du mode selon lequel l'appareil veninifère des thanatophidiens est constitué. Cet appareil est formé de trois parties distinctes et connexes : une glande qui sécrète le venin, un canal qui le conduit, et les crochets ou dents inoculatrices. Toutes ces parties de l'appareil sont bilatérales. l C'est du même auteur. — Sul valore du permanganato di potassa quale antidoto del veneno dei serpenti (ofidi). Broch. 1882. Bologna. DU BRÉSIL 3g La glande à venin se trouve située vers la face latérale de la tête, en arrière des orbites. Elle est enveloppée d'un sac aponévrotique et enclavée dans un muscle. Son volume varie selon les dimensions du thanatophidien. Chez les jararacas, elle n'excède pas, en général, la gros- seur d'un petit pois. Chez le surucucu et chez le jararacussu, elle atteint les dimensions d'une petite fève. Sa forme est irrégulière, un peu oblongue, sa cou- leur est d'un blanc jaunâtre, son tissu, comme celui de beaucoup de glandes acineuses, est lâche et spongieux. Le canal, formé de parois fines, est membraneux ; il émerge de la glande et se prolonge le long de la face laté- rale de la tête, jusqu'au point d'insertion des crochets. Vers la fin de son trajet, ce canal offre une petite dilata- tion, qui sert de réservoir au venin. Il y a à la base des crochets un petit sillon par lequel le canal descend jusqu'à se mettre en communication avec la cavité de la dent, par l'intermédiaire d'une ouverture triangulaire qui y existe. Les crochets sont solidement implantés dans la partie antérieure de la mâchoire supérieure, un de chaque côté. Les deux tiers supérieurs sont recourbés et le tiers infé- rieur presque droit. La face antérieure du crochet, près de la pointe, présente une fente, presque elliptique, de dimensions proportionnées à celles du crochet, dont la pointe est aigiie comme celle d'une aiguille. Lorqu'on brise le crochet, on voit qu'il est entièrement creux et 40 VENIN DES SERPENTS qu'une cloison médiane en divise la cavité en deux canaux contigus. Celui qui correspond à la partie concave est infundibuliforme et n'arrive guère que jusqu'à la moitié de la longueur du crochet et s'y termine. Il est destiné à contenir des vaisseaux et des nerfs. Le canal antérieur, au contraire, se prolonge dans toute l'étendue du crochet et se termine en bas dans la fente. On voit, par suite, qu'il existe une continuité parfaite entre le canal de la glande et le canal de la dent et qu'il forment, pour ainsi dire, un seul système. Lorsque le serpent a la bouche fermée, les crochets se trouvent inclinés en arrière et cachés dans un repli de la gencive, qui leur fait une espèce de gaîne. Quand l'animal se prépare à mordre', il s'enroule, se love, suivant le terme consacré, en formant des cercles concentriques, redresse la tête en pliant le cou ; puis, brusquement, il se jette sur sa victime avec la force et la rapidité d'un ressort qui se détend. C'est alors que les crochets, redressés par le soulèvement de la mâchoire su- périeure, frappent obliquement les chairs et pénètrent dans les tissus. Au même instant, le réservoir à venin, comprimé par un muscle constricteur, lance un jet de venin dans la blessure. Soit qu'on le considère comme une arme de défense ou d'agression, soit qu'on le regarde comme un simple ins- trument inoçulateur, cet appareil est construit de manière DU BRÉSIL 41 à produire des effets certains, nous allions presque dire infaillibles. Les esprits philosophiques imbus de la doctrine des causes finales, ne peuvent rencontrer dans la nature an- cune combinaison mécanique mieux adaptée à ses fins que celle-ci. Il arrive parfois, lorsque l'agression est violente, im- pétueuse et que les crochets pénètrent fort avant dans les chairs, l'un d'eux ou tous les deux se cassent en même temps. En cette circonstance, le serpent se trouverait dé- sarmé pour toujours si l'action providentielle de la nature ne venait à son aide. Immédiatement en arrière des cro- chets, il y a quelques dents, de conformation semblable, mais non encore consolidées dans la mâchoire, et qui sont destinées à remplacer celles qui tombent ou qui se cas- sent. Ces dents glissent lentement en avant, poussées par les mouvements mêmes de la mâchoire, jusqu'à occuper la place vide de la dent cassée. Il suffit de quelques jours pour que la substitution soit complète. Selon quelques erpétologistes, les crochets de certaines espèces d'ophidiens de l'Inde sont plutôt sillonnés que canaliculés. On conçoit combien une telle conformation des crochets doit être défavorable à l'inoculation du venin. En comparant l'appareil veninifère des ophidiens au système glandulaire correspondant des mammifères, on 4* VENIN DES SERPENTS reconnaît que la glande à venin représente la parotide des animaux supérieurs et que le canal qui en émerge corres- pond au conduit de Sténon. La différence qu'il y a, est que, chez les mammifères, le produit élaboré parla glande est une humeur rarement nuisible, tandis que chez les ophidiens, c'est un venin énergique, d'une activité épou- vantable parfois. D'un autre côté, le liquide sécrété par la glande des mammifères coule jusqu'à la cavité buccale pendant la mastication et dans les intervalles qui la sé- parent d'une mastication suivante ; au lieu que chez les ophidiens, ce liquide n'est lancé qu'au moment de la morsure. Il est bien avéré, outre cela, que pendant l'acte de la déglutition, le reptile continue à inoculer à sa victime d'autre venin, mais c'est alors par un mécanisme très différent de la morsure. Les deux crochets inoculateurs agissent alors en manière de harpons, ils se fixent au corps de l'animal, l'attirent peu à peu vers l'intérieur du gosier dilaté. Pendant ce long travail de déglutition, les crochets instillent de petites quantités d'humeur veni- meuse en diverses parties du corps de la victime. Ce fait, sur lequel l'attention des anciens observateurs ne s'est pas assez arrêtée, est d'une haute importance biologique, ainsi que nous le ferons voir plus loin, en traitant des propriétés digestives du venin des ophi- diens. DU BRÉSIL 43 Ce qu'est le venin des serpents, nous l'avons déjà dit : c'est le produit de l'élaboration d'une glande, c'est une espèce de salive analogue à la salive parotidienne des mammifères. Toutefois, si l'on prend quelques gouttes de cette humeur toxique pour la comparer à la salive de l'homme ou d'autres mammifères,de considérables différen- ces sautent aussitôt aux yeux. La couleur du venin est d'un jaune intense, se rapprochant beaucoup de la couleur de l'ambre. Cette coloration peut varier un peu d'inten- sité, mais elle est, à vrai dire, constante dans l'humeur toxique de toutes les espèces brésiliennes que nous avons examiné. Le venin de la vipère d'Italie offre, d'après Fontana, une semblable coloration. Il en est de même pour le cobra-capello, dont le venin a été examiné par M. le professeur Vulpian. Le venin de serpent sans être visqueux, est caractérisé toutefois par une consistance gommeuse, qui le rend moins fluide que la salive normale. Il est inodore. Nous ne sommes pas à même de dire quelle est l'impression qu'il cause sur la langue, bien que Fontana ait réalisé sur lui-même cette expérience sans le moindre inconvé- nient. Au dire de cet intrépide expérimentateur, le venin de vipère non dilué produit sur la langue une impression désagréable et durable, comparable uniquement à celle que laissent certaines substances très astringentes. 11 44 VENIN DES SERPENTS n'est ni caustique ni brûlant comme l'humeur toxique du crapaud ou de l'abeille. Traité par les réactifs chimiques appropriés, il ne donne point de réaction acide ni alcaline. Si on le laisse exposé à l'air dans une capsule ou sur une lame de verre, il sèche rapidement, tout en conservant sa coloration naturelle. Son aspect est alors vitreux et brillant, comme celui d'une légère couche de vernis. La surface de cette couche n'est pas toujours lisse et unie, elle est souvent fendillée et craquelée en tous sens; comme il arrive à certains extraits végétaux évaporés dans le vide. C'est cet aspect qui a porté d'anciens expérimentateurs, entr'eux James et Mead, à croire que le venin de la vipère était une substance cristallisable. Il suffit pourtant de racler légèrement cette couche qui a l'apparence de vernis, pour reconnaître aussitôt qu'il n'y existe point de véritables cristaux. Elle se réduit en fragments nombreux, de formes et de dimensions variées, élastiques et compressibles. Si l'on examine ces fragments à la loupe, on voit que les formes cristallines leur font absolument défaut. Si on la soumet dans une capsule à l'action directe du feu elle se carbonise, en exhalant une odeur analogue à celle que donne la calcination des substances cornées. A l'état fluide, le venin se mêle facilement à l'eau, à laquelle il communique une teinte jaunâtre. A l'état sec sa dissolution s'opère également bien dans l'eau froide ou DU BRÉSIL 45 chaude. Il est pourtant insoluble dans l'alcool ou dans l'éther. Une goutte de venin, pur et récent, placée entre deux lames de verre et examinée à l'aide d'un microscope de fort grossissement, est tout à fait transparente. Mais si l'observation se prolonge assez pour donner au venin le temps de se solidifier en partie entre les deux lames, on voit alors flotter dans le liquide des masses irrégulières, translucides, d'aspect granuleux et d'un jaune foncé. Au bout d'un certain temps, ces masses commencent à se séparer, à se diviser en laissant libres de nombreux cor- puscules sphériques ou ovales, doués d'un mouvement propre. Si l'observation est continuée pendant une heure ou plus, le liquide se peuple de ces corpuscules, dont les mouvements deviennent plus vifs. Ces corpuscules, par leur apparence et leur forme ressemblent beaucoup aux micrococcus ou germes de la putréfaction. Ils ont oram,oooi de diamètre et se colorent en rouge par les solutions faibles d'aniline. En nous entourant de toutes les précautions possibles afin d'empêcher les germes contenus dans l'air de se déposer entre les lames de préparation, dans le coton, sur les instruments, dont nous faisions usage, etc., nous avons malgré cela rencontré dans le venin les mêmes corpuscules mobiles. Il faut donc admettre que le venin les contient en germe. Mais alors, quel rôle jouent ces germes dans le 46 VENIN DES SERPENTS venin des serpents ? Ont ils besoin de changer de milieu, c'est-à-dire d'être transportés dans le sang et dans les tissus pour se développer et se multiplier ? Quelles sont les formes ultimes qui caractérisent le développement complet de ces germes ? On comprend toute la valeur de ces questions. Si le venin contient des germes et si ces germes jouent un rôle important dans l'action du venin, il faut admettre des analogies entre le venin de serpent et les virus, malgré les grandes différences qui les séparent à bien des points de vue. Nous avions un moyen de résoudre ces doutes, c'était de cultiver les germes du venin par la méthode et les procédés de M. Pasteur. Plusieurs ballons de Pasteur, stérilisés par l'exposition à une température de presque 2000 c. furent remplis de bouillon de viande, maintenu pendant longtemps en ébullition ; une goutte de venin fut introduite ensuite dans chaque ballon, après quoi tous furent hermétiquement fermés et conservés en lieu convenable. Pendant une longue série de jours, nous avons exa- miné le liquide contenu dans les ballons. Les corpuscules qui se trouvent dans le venin y existaient en plus ou moins grand nombre, mais il n'apparut aucune forme qui pût être considérée comme une évolution de ces germes. Quelques gouttes du liquide contenu dans les DU BRÉSIL 47 divers ballons nous servirent à inoculer des poules et des cochons d'Inde ; ces inoculations ont toutes échoué. Des cultures faites dans Vextractum carnis de Liebig, dans le sérum du sang, n'eurent pas plus de succès. Nous pouvons nous appuyer sur un autre fait pour prouver le rôle indifférent de ces germes dans l'action du venin des ophidiens. Nous ne le ferons cependant qu'après avoir établi que l'idée de germes, considérés comme éléments actifs du venin de serpent n'est pas nouvelle dans la science. En effet, Buffon, dans son ouvrage d'Histoire naturelle, soutient que l'activité du venin de la vipère est due à la présence d'animalcules microscopiques, il prétend aussi que des animalcules du même genre se rencontrent fré- quemment dans le pus des plaies. Fontana, se reportant dans son ouvrage sur le venin des vipères, à cette opinion de Buffon, en conteste l'exactitude. Il y a un peu plus de dix ans que le docteur Halford, dans une note adressée à l'Académie des Sciences de Paris, assurait avoir observé dans le venin du cobra-capello de très petites cellules, qu'il considérait comme des germes de matière vivante, germes qui, suivant son dire, se mul- tiplient d'une manière prodigieuse dans le sang des ani- maux inoculés avec ce venin. A rencontre de cette assertion, M. Vulpian, qui a 48 VENIN DES SERPENTS soumis le même venin à des observations microscopiques, affirme n'y avoir point trouvé de cellules ni aucun corpus- cule de quelque nature que ce fut. Les résultats de l'observation sont, on le voit, non seulement divergents, mais contradictoires. De mon côté je dois dire que la présence de germes dans le venin des serpents du Brésil est un fait réel et incontestable. Nous doutons cependant que ces germes aient un rôle important dans l'action du venin. Le fait suivant vient à l'appui de notre opinion. Dans le but de vérifier jusqu'à quel degré de tempéra- ture le venin conserve son activité, nous avons pris quelques grammes d'une solution de venin du Bothrops jararacussu ; cette solution placée dans une capsule de porcelaine a été exposée à une température de ioo° c. au bain-marie. Au bout d'une demi heure, il ne restait au fond de la capsule qu'un résidu jaunâtre très adhérent à la porcelaine. Ce résidu fut traité par l'eau distillée et examiné au microscope. Les corpuscules que l'on recontre constamment dans le venin s'y retrouvaient fort mobiles. Avec cette même solution, nous fîmes des injections dans le tissu cellulaire sous-cutané du ventre et de la cuisse de deux cochons d'Inde, et de semblables injections à des poulets et à des poules. Aucun symptôme morbide ne se manifesta chez ces animaux. Cette expérience plusieurs fois répétée a toujours donné le même résultat. DU BRÉSIL 49 La première conclusion à tirer de ces faits, est que le venin du Bothrops jararacussu s'altère et perd ses pro- priétés nuisibles, lorsqu'il est soumis pendant quelque temps à une température de ioo° c. Le seconde est que les corpuscules trouvés dans le venin normal conservent leur vitalité même à cette température. Or, si les corpuscules se retrouvent avec tous leurs caractères de forme et de mobilité dans un venin quia déjà perdu toute son énergie, la conclusion logique est que la présence des corpuscules n'influe en rien sur l'ac- tion du venin. Mais quelle peut être l'origine de ces germes ? D'où proviennent-ils ? La réponse à ces questions ne nous semble pas difficile. Le canal de la glande qui sécrète le venin et où ce poison se dépose est en communication franche et directe avec l'air extérieur, par l'intermédiaire des dents cana- liculées. Par suite, l'air parcourt le canal de la dent et arrive au canal de la glande ; il n'y a donc pas lieu de s'étonner que des germes soient transportés jusqu'au venin et qu'ils s'y multiplient 1. M. Gautier, élève distingué de Wurtz, a eu l'occasion de faire d'intéressantes études sur la nature chimique du 1 Des observations plus récentes nous ont prouvé que ces corpuscules existent en grand nombre dans la salive et dans le mucus de la cavité buccale de beaucoup d'ophidiens. ô 5o VENIN DES SERPENTS venin du cobra-capello et du trigonocéphale lancéolé de la Martinique. Il a reconnu que le venin du cobra-capello peut conserver son activité, même après avoir été soumis aune température de 125° pendant trois heures. Cette observation de M. Gautier ne s'accorde pas avec les résultats de nos expériences, qui nous ont démontré, comme on l'a vu plus haut, que le venin du Bothrops jararacussu s'altère et perd, à la température de ioo°c, ses propriétés nuisibles. Quelle est la raison de cette divergence, nous ne saurions le dire. Il n'est point probable que le venin de l'espèce indienne ait une constitution différente de celle du venin de l'espèce brésilienne. La détermination rigou- reuse de ce fait a ici une importance capitale, car c'est sur lui que M. Gautier s'est basé pour séparer le venin de serpent de la classe des ferments solubles, tels que la pancréatine, la ptyaline, etc. Dans l'opinion du savant chimiste français, la partie active du venin de ser- pent est une substance qui fait fonction d'alcaloïde et qui se sépare par plusieurs caractères chimiques des substances dites albuminoïdes. Selon lui, on ne peut s'empêcher de reconnaître de remarquables analogies entre ce venin et certains produits toxiques qui se forment dans la putréfaction des cadavres, et dont la découverte est le fruit de très récents travaux de Selmi et de M. Gau- tier lui-même. Les ptomaïnes, — c'est le nom donné à DU BRESIL 5i ces substances, — sont aussi dans l'opinion du disciple de Wurtz, des alcaloïdes animaux, fixes ou volatils, doués d'une action toxique violente. En l'absence d'éléments ou de faits nécessaires pour contester ou confirmer l'exactitude des analogies que l'on dit exister, au point de vue chimique et même physiolo- gique, entre le venin de serpent et les ptomaïnes, qu'il nous soit néanmoins permis de faire quelques légères remarques au sujet de la façon de voir de M. Gautier dans cette question. Ses expressions peuvent paraître contra- dictoires quand on compare quelques uns des passages de sa communication, sur ce sujet, à l'Académie de Médecine de Paris. Ainsi, en même temps qu'il affirme que les substauces actives du venin ophidique sont des alcaloïdes et non des ferments analogues à la ptyaline, à la pancréa- tine et autres, il dit catégoriquement : « Le venin des serpents ne me parait différer de notre salive que par l'intensité de ses effets et non par sa nature intime ». Que ce soient ou non de vrais alcaloïdes animaux qui constituent les substances actives du venin de serpent, ce qui est certain et ce qui est important, c'est que cette humeur nuisible ne diffère pas par sa nature de certaines sécrétions glandulaires, telles que la salive et le suc pan- créatique, dont le rôle dans la digestion des mammifères est bien connu. On ne peut pas invoquer comme élément de distinction entre les humeurs glandulaires et le venin 52 VENIN DES SERPENTS de serpent, le fait de ce que celui-ci est un poison, car, dans certains cas, ainsi que l'a prouvé M. Gautier, la salive humaine est une substance toxique. La pancréatine ne l'est pas moins, selon ce qui a été démontré par les expé- riences de Béchamp et de Baltus, communiquées à l'Aca- démie des Sciences de Paris, en 1881. A l'époque où la chimie biologique n'avait pas encore dit son premier mot, il n'est pas étonnant que Fontana, se basant sur de fausses analogies, ait été porté à consi- dérer le venin de la vipère comme une gomme animale. Cette supposition, que l'illustre expérimentateur voulut élever à la hauteur d'une découverte, appartient aujour- d'hui à la liste des erreurs du siècle passé. Tout récemment les Drs. Weir-Mitchell et Edw. T. Reichert ont communiqué à l'Académie des Sciences de Philadelphie (Etats Unis) les résultats de leurs re- cherches sur la composition du venin de certains espèces de serpents de l'Amérique du Nord. La valeur scientifi- que des recherches entreprises par ces deux savants amé- ricains nous fait un devoir d'en donner ici un résumé. Ces deux investigateurs, en soumettant le venin à certains procédés chimiques ont pu en isoler trois ma- tières protéiques, qu'ils désignent par les noms de : pep- tone-venin, globulin-venin, albumen-venin. Deux de ces substances sont solubles dans l'eau distillée, tandis que l'autre ne l'est pas. Des deux qui sont solubles, l'une ne DU BRESIL 53 coagule pas à la température de ioo° C. C'est à celle-ci qu'ils ont donné le nom de peptone-venin. Des expériences faites par inoculation de ces substan- ces sur des pigeons, ont montré que le peptone-venin est un agent putréfiant, doué d'une action moins énergi- que que le venin en nature. Le globulin-venin a prouvé être très actif; il produit rapidement des extravasions sanguines dans les tissus. Quant à Valbumen-venin, on ne peut encore rien affirmer de son pouvoir toxique. Un autre fait important, est résulté des recherches de Weir Mitchell et Reichert, je veux parler des différen- ces de résistance à l'action de la chaleur qu'ont présenté les venins provenant de deux espèces de Crotales. C'est ainsi que le venin du Crot. durissus n'est pas détruit par l'ébullition prolongée; tandis que le venin du Crot. adimanteus perd toutes ses propriétés nuisibles à une température inférieure à 700 C. Or nous avons mon- tré plus haut que le venin formé par diverses espèces de serpents du Brésil était presque entièrement détruit par l'ébullition, contrairement à ce qui avait été observé par Gautier avec le venin du cobra-capello, dont les proprié- tés étaient conservées même à la température de 125° C. Evidemment ces différences de résistance du venin à l'action de la chaleur, suivant les espèces, bien qu'impor- tantes au point de vue chimique, ne servent pas à établir des différences essentielles, physiologiques, entre les ve- 54 VENIN DES SERPENTS nins, puisque le produit venimeux des deux espèces de Crotalus sus-mentionnées n'agit pas, on le sait bien, d'une manière différente sur l'organisme des animaux. En un mot, le venin des serpents n'est autre chose qu'une salive excessivement toxique. Quant à ses usages, nous ferons voir plus loin qu'il joue le rôle d'un suc digestif. LEÇON TROISIÈME. Sommaire.— Importance de l'étude des désordres et des altérations produites dans l'organisme par le venin. — La toxicologie mo- derne veut savoir où se localise l'action du poison et le méca- nisme suivant lequel la mort se produit. — La toxicologie doit être considérée comme une section de la phvsiologie. —Méthode expérimentale employée par les anciens auteurs dans l'étude du venin. — Inconvénients de cette méthode.— Méthode que nous avons employé. — Le venin desséché se conserve bien; en solu- tion aqueuse il s'altère en peu de temps. — La quantité de venin lancé à chaque morsure est très variable. — Cette quantité de- vient plus grande dans la phase dite d'incubation.— Le venin produit deux ordres d'effets; effets locaux, effets généraux. Messieurs, Si l'étude attentive de la nature et de la constitution chimique du venin des serpents est un objet de haute importance pour la science, la connaissance exacte des altérations et des désordres produites dans l'organisme par le contact et la diffusion de ce venin, n'a pas une moindre importance. La toxicologie moderne ne consiste pas en une simple énumération des substances capables d'altérer les fonctions de la vie, ou d'y occasionner des perturbations qui, par- 56 VENIN DES SERPENTS fois, peuvent causer la mort. Elle a besoin de connaître et de définir la nature de ces perturbations, l'ordre de leur succession, leur différence d'intensité, suivant qu'il se produit ou non certaines conditions inhérentes à l'orga- ganisme ou au venin ; en un mot, elle est obligée de dire où se localise l'action du venin, et de quelle manière ou par quel mécanisme il arrive à produire la mort. Pour acquérir ces notions, la science n'a d'autre moyen que celui qui peut lui être fourni par l'expérimen- tation sur les animaux vivants, en employant les méthodes et les procédés expérimentaux les plus modernes. Com- bien de connaissances importantes et utiles, combien de vérités arrachées à la nature, grâces aux méthodes actuel- les d'investigation. La physiologie moderne élève peu à peu et solidement son édifice sur cette base, et la science des poisons, telle qu'elle est comprise aujourd'hui, doit être considérée comme une section de la physiologie. Les expérimentateurs qui nous ont précédé dans cette voie ont, presque tous, réalisé leurs expériences par la méthode de la morsure directe. C'est ainsi que procédè- rent Fontana, sir Patrick Russel, Cl. Bernard, Guyon, etc. Ils soumettaient l'animal n expérience à la piqûre du serpent en l'en rapprochant, ou ils saisissaient la tête du reptile à l'aide d'une pince ou* d'un autre instrument analogue, de façon à l'obliger à mordre l'animal. La seule raison plausible de cette ancienne manière de procéder DU BRESIL 57 est que l'inoculation du venin a lieu dans des conditions naturelles. Là c'est le venin pur, tel qu'il sort de la glande, qui pénètre dans les tissus. Il faut convenir, cependant, que ce résultat, bien que très important, ne compense pas les nombreux désavantages de cette méthode. Il est, en pareil cas, impossible ou très difficile de déterminer exac- tement la quantité de venin inoculé et, par suite, il n'est pas possible de comparer avec précision les résultats des expériences. D'un autre côté, et malgré toutes les pré- cautions dont peut s'entourer l'opérateur, il n'est pas exempt du risque d'une morsure. A cela, on doit ajouter que l'action contentive des instruments employés pour saisir la tête du serpent doit le meurtrir, le blesser, le mettre hors d'état de servir à de nouvelles expériences. Quand on pense à la grande difficulté qu'il y a à se pro- curer ces animaux vivants, on ne trouvera pas que cette dernière considération soit de trop. C'est en tenant compte de ces raisons, de ces incon- vénients, que nous nous sommes résolu à suivre une autre méthode pour nos expériences. Isoler le venin, le diluer dans de l'eau distillée en pro- portions déterminées, l'employer au moyen d'injections faites avec la seringue de Pravaz ; telle est la méthode qui nous a paru préférable. Cette méthode a été aussi em- ployée par Weir Mitchell. Au commencement, nous avons essayé de la chloroformisation des reptiles, afin de 58 VENIN DES SERPENTS les engourdir et de rendre plus facile l'extraction du venin. Toutefois, nous reconnûmes bientôt les inconvénients de ce procédé, qui est non seulement lent et coûteux, mais nuisible aux serpents. Chez ces animaux, les effets anes- thésiques du chloroforme sont très prolongés et se ter- minent souvent par la mort. La nécessité nous suggéra un autre moyen d'extraire le venin, facilement, vite et en évitant les inconvénients signalés plus haut. C'est le procédé du coton. A l'extré- mité d'une baguette de bois ou de métal peu flexible, nous enroulons plusieurs tours de ouate que nous lions avec du fil. Nous introduisons ce coton dans la cage des reptiles en tenant la baguette par l'extrémité opposée; en même temps, un aide frappe sur les barreaux de la cage, en excitant le serpent à mordre. Nous parvenons ainsi à recueillir le venin, parfois tout de suite et d'autres fois après plusieurs tentatives. Lors qu'il arrive que les pre- mières morsures sont sèches, soit par suite du peu de résistance de la ouate, soit pour toute autre raison, nous répétons ces tentatives jusqu'à en obtenir le résultat désiré. Le coton est alors détaché de la baguette et nous cherchons entre les fibres les gouttes de venin. Les parties imbibées de l'humeur toxique sont soigneusement sépa- rées et déposées dans une capsule, contenant une certaine quantité d'eau distillée. Le venin se trouve ainsi dilué et prêt à servir aux expériences. DU BRESIL 59 Le venin déposé dans la ouate sèche très rapidement et peut s'y conserver longtemps sans la moindre altéra- tion. Ce n'est que par ce moyen que nous avons pu envoyer d'ici en Europe d'assez fortes quantités du venin de l'urutu, à M. de Froloff, chimiste à Pskow, en Russie, et à M. de Quatrefages, à Paris. La solution aqueuse peut être conservée en bon état pendant plusieurs jours, elle ne jouit pas cependant d'une inaltérabilité absolue. Exposée à l'air libre, elle perd un peu de son activité, de son énergie, et, en certaines circonstances, elle se cor- rompt. Du venin de Bothrops jararacussu envoyé, il y a environ deux ans, en solution aqueuse, à M. Vulpian, à Paris, est arrivé là, malgré toutes les précautions prises, dans un état de détérioration tel, qu'il ne pouvait plus servir aux expériences. La connaissance de ces particu- larités est importante, car le degré de conservation plus ou moins parfaite du venin influe nécessairement sur le ré- sultat des expériences, et peut susciter des doutes au sujet de faits d'ailleurs incontestables. Comme presque tous les produits d'origine animale, le venin des ophidiens n'est un produit stable que dans des conditions déter- minées. Il convient de ne pas oublier non plus que dans les conditions tout-à-fait normales, la sécrétion du venin n'est pas continue. Le reptile excité à mordre épuise dès les premières piqûres toute sa provision de venin et il 6o VENIN DES SERPENTS lui faut un certain temps de repos pour en accumuler une quantité nouvelle. Il est difficile de déterminer rigoureu- sement le temps nécessaire à cette réparation : il ne peut, toutefois, varier que dans d'étroites limites. Après un repos de cinq à six jours, nous avons souvent obtenu des quantités de venin égales à celles que le même reptile nous avait fourni précédemment. La quantité de venin émise à chaque morsure est également très variable. Elle dépend, en général, de la grosseur du serpent, sans parler encore d'autres condi- tions, telles que l'énergie plus ou moins grande de la piqûre, la résistance de la partie mordue, etc. La morsure du serpent jararaca donne, dans les conditions normales, deux gouttes de venin, ou une quantité pondérable de 10 a i5 centigrammes. Le jararacussu, lui, injecte en une seule piqûre trois ou quatre fois plus de venin que le jararaca. Presque tous les écrivains et les voyageurs, qui se sont occupés de ce sujet, parlent avec insistance de la gravité plus grande des morsures de serpent à l'époque de la mue. Ce fait s'accorde pleinement avec ce que nous savons de l'accumulation du venin. En effet, à l'approche delà mue, l'ophidien tombe dans un état de torpeur ou de léthargie qui dure jusqu'à la substitution complète du tégument externe. Pendant cette courte phase de son existence, l'animal évite toute agression ; les canaux por- DUJBRÉSIL 61 teurs du venin continuant à s'emplir de l'humeur glandu- laire, arrivent à la réplétion, à la turgescence. Lorsque la prostration léthargique prend fin, le reptile redevient agressif comme auparavant et, dès la première morsure, il instille une quantité considérable de venin. Les habitants de l'intérieur du Brésil connaissent bien la gravité des piqûres produites dans de telles conditions, et ils donnent à la phase périlleuse de la mue chez les serpents le nom d'incubation. Bien qu'à première vue, il ne paraisse pas y avoir de relations très étroites entre quelques uns des faits que nous venons d'exposer et les effets du venin de serpent, il faut savoir néanmoins que ces relations existent. Comme vous le verrez, Messieurs, en suivant attentivement le développement de ces leçons, l'intensité des effets du venin dépend surtout de la quantité injectée ou inoculée, ainsi que de l'état de parfaite conservation du venin. Il convenait donc de savoir quelles sont les conditions qui in- fluent pour produire l'altération du venin après son émis- sion, parce que sans cette connaissance préalable, il pourrait arriver souvent que l'on tirât des conclusions contraires à la vérité, en étudiant les effets chez les animaux. C'est dans l'étude de ces effets que nous allons main- tenant entrer. Nous pouvons, en toute sûreté de cause, admettre que C2 VENIN DES SERPENTS le venin de serpent produit deux ordres d'effets : effets locaux, effets généraux. Ceux-là sont constants toutes les fois que le venin pénètre dans le tissu cellulaire ou dans les interstices du muscle. Quant aux effets généraux, ils se manifestent isolément quand il y a pénétration directe du venin dans le sang, ou ils apparaissent par concomi- tance avec les phénomènes locaux, lorsque ceux-ci suivent une évolution lente et graduelle. Afin d'apporter une certaine méthode dans l'exposi- tion, nous allons nous occuper séparément de ces deux ordres d'effets. LEÇON QUATRIÈME. Sommaire. — Les effets du venin sont très variables suivant qu'il est inoculé sur des animaux à sang chaud ou sur des animaux à sang froid. — La douleur est le premier phénomène que produit l'ino- culation du venin. — La tuméfaction se manifeste ensuite. — Elle gagne les tissus et se propage au loin. — La diffusion du venin est favorisée par certaines conditions organiques et individuelles. — La gangrène est parfois la suite des effets locaux du venin.— Les tissus ne sont pas véritablement inflammés par le venin.— Le venin attaque presque tous les tissus organisés. — Injection du venin dans une artère périphérique. — Lésions locales énormes qui sont produites dans ce cas. — L'action locale du venin est sou- vent accompagnée de désordres réflexes considérables. — Expé- riences qui prouvent ce fait. Messieurs, A l'opposé des effets produits par la plus grande partie, — nous pourrions même dire par la totalité des poisons extraits des plantes, le venin de serpent, ainsi que le venin de crapaud et celui de quelques autres animaux, agit localement sur les tissus, en y occasionnant des alté- rations profondes et considérables. Nous avons étudié ces altérations chez des animaux appartenant à différentes sections du grand embranche- 64 VENIN DES SERPENTS ment des vertébrés. L'observation nous ayant montré, toutefois, que l'intensité et la rapidité des effets du venin diffèrent beaucoup selon que l'expérience est pratiquée sur des animaux à température constante, ou sur des animaux généralement appelés à sang-froid, il y a lieu d'examiner séparément les effets locaux chez ces deux groupes zoologiques. Quant à présent nous ne traiterons des effets locaux que chez les animaux à sang chaud. En injectant, avec la seringue de Pravaz, un demi centim. c, d'une solution saturée de venin dans le tissu cellulaire de la patte ou de la cuisse d'un chien, le premier phénomène manifesté le plus souvent par l'animal est une sensation douloureuse. Cette sensation se révèle par un cri et par une subséquente agitation de l'animal. Il con- tracte la patte et il évite de s'y appuyer. Ce phénomène initial n'est cependant pas constant et invariable ; Fontana l'avait déjà remarqué en procédant à ses expériences sur le venin de la vipère. L'injection du venin a lieu, en quelques cas, sans que l'animal manifeste aucune sensation douloureuse. Il est problable que la sensation, quand elle a lieu, est due au contact du venin avec quelques extrémi- tés nerveuses périphériques. Dans l'espace de quinze minutes, la patte de l'animal commence à devenir plus volumineuse et plus sensible. La tuméfaction monte gra- duellement et atteint les tissus de la patte, au bout de DU BRÉSIL 65 quelques heures elle a envahi la cuisse. A mesure que ces phénomènes progressent, l'animal s'affaisse visiblement jusqu'à la prostration. La température rectale augmente de i à 2 degrés en une demi-heure. Les phénomènes locaux sont ceux d'une inflammation rapide, violente et extensive. Nous verrons plus loin que cette inflammation s'éloigne par de nombreux et importants caractères des phlegmasies classiques communes. Il arrive parfois que la tuméfaction, après s'être étendue un peu, s'arrête et reste stationnaire ; d'autres fois, au contraire, elle se pro- page rapidement et atteint des tissus éloignés du foyer de l'injection. Quand cette diffusion s'effectue dans le sens des parois du ventre ou du thorax, il est curieux de voir comment les lésions, après avoir traversé le péritoine et la plèvre, envahissent les viscères contigus ou voisins. Cette tendance à la diffusion des effets locaux du venin ophidi- que constitue un des plus saillants caractères de cet agent toxique. Il est certaines conditions qui paraissent favori- ser la diffusion et la rendre plus rapide. Ainsi, chez les animaux maigres, chez ceux dont les tissus sont mous, flasques, chez les jeunes animaux à chair tendre, nous avons vu souvent la diffusion des effets locaux se faire avec une rapidité épouvantable. Nous nous rappelons d'un petit singe, de l'espèce vulgairement nommée sagui (Ha- pale) chez lequel les lésions se propagèrent de la jambe à l'aisselle du même côté en un peu plus d'une heure. Lors- 6 66 VENIN DES SERPENTS qu'en vertu de conditions spéciales du siège de l'injection du venin, la diffusion ne se produit pas et que le venin retenu dans les tissus y concentre toute son action, on voit au bout de vingt-quatre heures se gangrener les chairs, et laisser parfois à découvert les os, les tendons et les vaisseaux artériels. Dans d'autres cas, plus rares, il se forme de vastes abcès, dont la rupture laisse échapper des gaz putrides, un pus sanieux et fétide. La diffusion du venin dans les tissus, en occasionnant des destructions locales étendues et profondes, peut à elle seule causer la mort. Dans bien des cas, cependant, en même temps que le venin exerce ses effets locaux, il pénè- tre peu à peu dans la circulation générale et produit de graves désordres dans les grandes fonctions de la vie, désordres dont le résultat est la mort en un temps plus ou moins court. Il n'est pas rare dans ce cas d'observer des hémorrhagies anales et des mouvements convulsifs avant la mort. Disséquons maintenant les tissus attaqués et voyons quelle est la nature des lésions. La peau étant incisée, les tissus sous-jacents offrent un aspect tout-à-fait anormal. Le tissu cellulaire sous-cutané, est tout infiltré et présente de place en place des taches noirâtres, des points violacés et épars, des nuances livides diffuses et de nombreuses extravasions sanguines. L'épiderme commence à s'effeuil- ler sur quelques points et la peau moins résistante se cre- DU BRÉSIL 67 vasse et se rompt facilement. Le tissu cellulaire, qui cou- vre les muscles, est également infiltré, il offre un aspect gélatineux et est plus ou moins imbibé de sang noir, en partie coagulé. Ces suffusions sanguines vont jusqu'à tou- cher les interstices musculaires et s'étendent à de grandes distances du foyer, c'est-à-dire du point par lequel a eu lieu la pénétration du venin. Les muscles sont conges- tionnés, infiltrés de sang, friables, ramollis et leurs fais- ceaux sont parfois dissociés. Ces lésions, en certains cas, atteignent jusqu'au périoste, qui offre des rougeurs et de petites taches en divers points de sa surface. A voir en masse ces tissus, sous un tel aspect, on croirait qu'ils ont subi une très violente contusion, tellement il y a de rap- port, de ressemblance entre les lésions dans les deux cas. Pour l'anatomo-pathologiste, habitué à voir et à exa- miner des tissus morbides, ces lésions diffuses, complexes, embrassant de grandes masses de tissus de constitution histologique très différente, n'ont aucune similitude avec les lésions inflammatoires communes. On ne voit point ici de véritables exsudations phlegmasiques, et l'aspect général des tissus gâtés par le venin ne rappelle point l'apparence des tissus engoués, irrités et enflammés. Ces lésions sont donc spéciales, presque caractéristiques du venin de serpent, et elles résultent d'une action rapide et profonde exercée par ce venin sur les tissus et sur le sang. 68 VENIN DES SERPENTS La vascularité capillaire de la partie est largement attaquée; le sang s'extravase entre les tissus, se coagule et noircit ; en même temps, le sérum se sépare et s'infiltre entre les mailles du tissu cellulaire et dans l'interstice des muscles. L'action altérante et destructive du venin ne se limite donc pas au réseau capillaire et au sang qui y est contenu ; le tissu conjonctif et les fibres musculaires sont également attaqués, bien que leurs lésions ne soient pas très apparentes. Si l'on soumet un muscle isolé à l'action du venin, on le voit perdre plus ou moins lentement son irritabilité propre, ce qui n'est dû qu'à une altération intime du tissu musculaire produite par le contact du venin. Il nous a été donné souvent de suivre la perte lente et graduelle de l'irritabilité musculaire chez des grenouilles soumises à des injections du venin. Nous reviendrons, en son lieu et place, et avec plus de détails, sur cet intéres- sant fait biologique. Ces lésions locales se produisent avec une grande rapi- dité lorsqu'après avoir supprimé la circulation veineuse d'un membre de l'animal, on injecte le venin dans l'artère par laquelle se fait l'irrigation sanguine de ce membre. Voici une expérience, que nous avons répétée plusieurs fois, et dont les résultats confirment pleinement ce que nous venons de dire. Chez un chien de taille moyenne, nous découvrons la veine et l'artère fémorale du côté droit. La veine est liée DU BRESIL 69 presque au niveau de l'arcade crurale. Cela fait, on intro- duit dans l'artère, dans le sens du courant sanguin, une petite canule par laquelle on injecte, à l'aide d'une seringue de Pravaz, un demi centimètre cube d'une solution satu- rée du venin de l'urutu. Une minute après, l'animal crie, s'agite en tous sens, et salive abondamment, son cœur bat plus lentement; ces phénomènes indiquent une douleur intense. Il plie la patte et l'allonge alternative- ment. Peu après, le membre postérieur du côté opposé se contracte ; ensuite, la contraction s'étend aux mem- bres antérieurs, la tête est rejetée en arrière en opistho- tonos. Il n'y a, malgré cela, ni évacuation d'urine, ni défécation, ni excessive dilatation des pupilles, symptômes qui accompagnent presque toujours l'action généralisée du venin. En considérant ces phénomènes comme réflexes, nous voulûmes voir s'ils cesseraient par l'interruption de la communication du membre injecté avec la moelle épi- nière. Dans ce but, le nerf sciatique et le nerf crural furent mis à découvert et tranchés tous deux. Aussitôt après cette opération, les contractures et l'opisthotonos ces- sèrent. Environ une heure après avoir injecté le venin dans l'artère fémorale, nous sacrifiâmes l'animal en pratiquant la section du bulbe. L'examen de l'état des viscères nous fit voir que: les poumons étaient normaux; le foie égale- ment; dans le cœur, il n'y avait d'extraordinaire que de 70 VENIN DES SERPENTS très petites taches sur la partie intérieure du ventricule gauche; les intestins étaient anémiques; le sang se coa- gulait. L'examen de la patte injectée de venin nous mon- tra ce qui suit : point de tuméfaction ; les muscles de la cuisse et de la patte presque noirs ; partout de vastes suf- fusions sanguines, soit dans le tissu cellulaire, soit dans la propre substance des muscles ; il n'y avait pas d'infil- tration séreuse dans le tissu cellulaire, et l'aspect gélati- neux caractéristique des lésions produites lentement n'existait pas. Les muscles de la cuisse avaient pour la plupart perdu leur irritabilité. Le nerf crural était com- plètement inexcitable. La veine fémorale gonflée conte- nait du sang coagulé. L'artère fémorale, dont la tunique interne était un peu rougie, contenait aussi du sang coagulé. Il y a eu dans ce cas une concentration des effets du venin et une altération rapide et profonde des tissus telle qu'on n'en observe guère dans les cas d'injection sous- cutanée. L'inflammation classique n'arriverait jamais à produire des effets aussi marqués avec cette rapidité. L'intérêt qui s'attache à la connaissance de ces faits n'est pourtant pas plus grand que celui qui naît de l'étude des effets généraux du venin, dont nous allons nous occu- per dans la leçon suivante. LEÇON CINQUIÈME. Sommaire. — Le venin injecté dans une veine produit des effets généraux immédiats — Nature et succession de ces effets. — Souvent la mort avait lieu au bout de 10 minutes. — L'ordre de succession des phénomènes était variable.—Avec des doses massives, injectées tout d'un coup, la mort était fulminante. — Avec de petites doses successives les troubles étaient moins intenses et la mort ne se produisait qu'au bout d'un certain temps. — Modifications de la tension artérielle. — Modifications de la température centrale et périphérique. — La mort se pro- duisait plus souvent par arrêt respiratoire que par arrêt du cœur. — Les conditions individuelles interviennent pour faire varier la manifestation des effets du venin. — Les hémorrhagies des poumons et du cœur sont les lésions les plus constantes. — Les hémorrhagies du cœur ont leur siège principal dans le ven- tricule gauche. — Il y a aussi des lésions des organes abdominaux, du cerveau et des méninges. — Ces lésions sont de nature con- gestive. — Les altérations du sang sont très variables; elles dépendent des conditions de l'expérience. — Parmi les espèces de serpents du Brésil, il n'y en a aucune dont le venin agisse spécia- lement sur le sang ou sur le système nerveux. — Dans l'état actuel de nos connaissances, il n'est pas facile d'expliquer cette action intime du venin sur le sang. — Mécanisme suivant lequel se produisent les lésions viscérales. Messieurs, On obtient des effets généraux, rapides et immédiats en injectant le venin directement dans le sang. L'injection a lieu dans une veine, —presque toujours la saphène ou la jugulaire. Le chien est l'animal qui convient le mieux 72 VENIN DES SERPENTS pour ces expériences : ses veines sont d'un calibre assez fort, et chez lui les phénomènes dus au venin, injecté de cette manière, se produisent d'un mode clair, accentué et saillant. Dans nos expériences, nous préférons faire l'injection dans la saphène parce que cette veine est plus éloignée du cœur, et aussi parce que chez l'homme cette veine est plus que d'autres exposée aux morsures des serpents. Fontana injectait dans la jugulaire ; mais dans ce cas les effets du venin sont si rapides et si instantanés que la mort a lieu souvent d'une manière foudroyante, ce qui ne laisse pas le temps de suivre la succession des phénomènes aux- quels donne lieu la pénétration directe du venin dans le sang. Lorsque la veine est découverte et détachée des tissus environnants, on y introduit une petite canule dont la pointe est dirigée dans le sens du courant sanguin. On fixe cette petite canule au vaisseau au moyen d'un fil, et l'on procède ensuite, — ou au moment opportun, —à l'in- jection du venin avec une seringue de Pravaz. Cette opé- ration est très simple et son exécution n'exige que peu de minutes, quand elle est faite par des mains habiles et expérimentées. Tout étant ainsi préparé, et après l'injection lente dans la saphène d'un demi centm. c. d'une solution saturée de venin, voici l'ordre de succession des phénomènes : DU BRESIL 73 Au bout de i5 à 20 secondes, les battements du cœur se ralentissent un peu; mais cette période initiale est fu- gitive, une accélération remarquable lui succède bientôt, et les battements du cœur atteignent 200 et 220 par mi- nute. L'animal s'agite, fait des efforts pour se débarrasser de ses liens; peu après, il tombe sur le flanc, la vessie se contracte et l'urine est répandue ; l'estomac et les intes- tins se vident par des contractions réitérées; les pupilles, après une courte période d'oscillations irrégulières, sont excessivement dilatées ; la respiration devient lente, pro- fonde, diaphragmatique; le cœur toujours accéléré, com- mence à faiblir, et il semble parfois que les pulsations vont s'arrêter. On remarque souvent dans cette phase un léger afflux de larmes et de mucus nasal, qui coïncide avec une augmentation de la sécrétion salivaire. Les phé- nomènes convulsifs irréguliers se manifestent peu après; les membres demeurent contractés ; en certains cas, la contracture est générale, dans d'autres elle est unilatérale ou alterne ; ces contractures sont persistantes et durables. En même temps qu'elles, il se produit presque toujours un opisthotonos plus ou moins marqué. L'évolution complète de ces phénomènes n'exige sou- vent que 5 à 10 minutes. Les mouvements du thorax, de plus en plus embarrassés, s'arrêtent définitivement ; alors se manifestent des contractions aux commissures des lèvres, dans les muscles de la déglutition, à la queue, dans le 74 VENIN DES SERPENTS pavillon de l'oreille, en conséquence de l'asphyxie. A cette phase finale, de courte durée, succède la mort, 10 à i5 minutes après l'injection du venin. Bien que dans la plupart des cas, et par l'emploi de doses modérées de veninr les choses se passent comme il vient d'être dit, il arrive parfois que l'ordre de succession des phénomènes.se modifie, ce qui tient peut-être à des conditions individuelles chez l'animal soumis à l'expé- rience. Ainsi, les phénomènes liés à l'excitation du sym- pathique, tels que le vomissements, l'action d'uriner, la défécation, ne conservent pas toujours le même ordre de succession. Souvent les vomissements n'ont pas lieu; d'autres fois ils précèdent ou suivent l'expulsion de l'urine et la défécation. Ces deux derniers symptômes, bien que plus constants, n'ont cependant point d'ordre fixe et invariable ; l'animal urine avant ou après la défé- cation. Bien que les contractures constituent des phénomènes constants de la dernière période, elles sont également très irrégulières par leur siège et dans leur ordre de suc- cession ; elles commencent parfois simultanément dans les deux membres antérieurs ; d'autres fois, c'est par un seul membre que les contractures commencent ; en bien des cas, il y a contracture isolée d'un membre anté- rieur en même temps que du membre postérieur du côté opposé. DU BRÉSIL 75 Il en est de même quant à l'augmentation des sécré- tions salivaire, nasale et lacrymale: cène sont point des phénomènes constants ; ils sont souvent absents ou ils se manifestent isolément. Nous montrerons bientôt com- ment les conditions individuelles peuvent influer sur la violence, la rapidité et la succession de ces phéno- mènes. Lorsqu'au lieu d'employer le venin par doses modérées, on en injecte, en une seule fois, dans la veine une quantité relativement considérable, il se produit une rapide accu- mulation de phénomènes, suivie de mort immédiate. L'a- nimal jette un cri, se raidit en une contorsion générale, les pupilles se dilatent excessivement, il y a expulsion d'urine et de matières excrémentielles, et la mort a lieu au bout d'une à deux minutes. Les effets fulminants peu- vent être, dans ce cas, comparés à ceux des plus vio- lents poisons connus, tels que l'acide prussique et la nicotine. Dans les cas où le venin est injecté dans la veine par petites quantités et à de courts intervalles, on remarque une succession lente des phénomènes toxiques, sans l'in- tensité ni la violence des autres cas. Alors, la mort ne survient qu'après un certain laps de temps, quelquefois de plusieurs heures. Comme il importait de connaître les modifications de température et de tension artérielle, dans les cas d'injec- 76 VENIN DES SERPENTS tion du venin dans la veine, nous n'avons pas négligé de les étudier. Nous avons fait de nombreuses expériences dans le but d'apprécier les modifications de la tension dans les artères, en faisant communiquer la carotide de l'animal avec le tube du kimographe, convenablement installé pour inscrire le tracé du cœur. Le kimographe annonçait les modifica- tions i5 ou 20 secondes après l'injection du venin dans la veine. Il y a parfois tout d'abord une légère augmentation de la tension, aussitôt suivie d'une descente lente et gra- duelle, la colonne de mercure baisse de 4 à 5 centimètres dans l'espace de 2 à 3 minutes; en même temps les lignes inscrites du cœur traduisent l'état de faiblesse de cet or- gane et l'accélération excessive de ses battements. Lors- que la quantité de venin injecté est considérable, la des- cente est brusque et la pression artérielle fait baisser le mercure de 4 à 5 centimètres dans le court espace de temps de 2 à 3 secondes. Bientôt revient la contraction du cœur, avec des battements lents et espacés et au bout de 1 à 2 minutes le niveau de la colonne de mercure s'est relevé, mais sans atteindre toutefois la hauteur primitive. En même temps les battements du cœur s'accélèrent en s'affaiblissant, de manière que l'aiguille du kimographe trace une ligne légèrement sinueuse, qui se rapproche de la ligne droite. L'inscription de ces phénomènes se trouve reproduite dans le tracé ci-joint. DU BRESIL 77 78 VENIN DES SERPENTS Les variations de la température centrale et périphé- rique liées en partie à ces modifications de tension ne sont pas moins dignes de remarque. La température du rectum s'abaisse souvent de 2 à 3 degrés en quelques minutes. Il se produit aux extrémités des variations semblables. Ces chutes rapides de température ont parfois coïncidé avec un état comateux de l'animal. Bien que dans la plupart des cas, la suspension défini- tive de la respiration ait précédé la cessation des batte- ments du cœur, le fait inverse s'est néanmoins produit quelquefois. Cela prouve une fois de plus que les troubles fonctionnels dus à l'action du venin de serpent ne suivent pas une marche certaine et invariable. L'individualisme, c'est-à-dire les conditions dynamiques de l'animal, au moment où il subit l'action du venin, doivent jouer un rôle important dans cette diversité phénoménologique. Sur ce point, comme en beaucoup d'autres, ce venin dif- fère d'un grand nombre de substances toxiques connues, dont les effets ne sont pas aussi directement subordonnés à l'influence individuelle. Nous allons examiner maintenant quel est l'état des organes et des viscères chez l'animal qui succombe à l'ac- tion du venin injecté dans la veine. Avant cela cependant, il est bon de diie que la rigidité cadavérique ne paraît pas sensiblement modifiée soit dans sa manifestation, soit dans le temps de sa durée, chez les animaux qui meurent DU BRESIL 79 en conséquence de l'injection du venin dans le sang. L'examen des viscères et des organes internes va nous montrer diverses lésions, qui peuvent être considérées comme caractéristiques du venin de serpent, tant elles sont constantes et prononcées. Le thorax de l'animal étant ouvert, les poumons s'of- frent à la vue sous un aspect entièrement anormal. Ils sont gonflés et ont une couleur vermeille plus ou moins foncée, ce qui indique une très forte congestion dans leur parenchyme. A cela se bornent les lésions de ces organes, dans quelques cas rares. Mais, en général, pour ne pas dire presque toujours, il y a, outre cette hyperhémie du parenchyme, des extravasions sanguines, véritables hé- morrhagies intra-parenchymateuses, qui se manifestent sous l'aspect de grandes taches noires, de siège et de di- mensions variables. Ces hémorrhagies étendues coïnci- dent souvent avec de petites extravasions sanguines en forme de petits points noirs, tantôt disséminés, tantôt confluents. L'engouement du parenchyme pulmonaire arrive par- fois à un point tel que i'organe pressé entre les doigts ne crépite pas. Lorsqu'on le coupe, il coule de la surface tranchée un sang fluide, légèrement écumeux. La con- gestion s'étend parfois aux bronches et à la trachée, où l'on rencontre alors du sang écumeux. Les lésions du cœur ne sont ni moins prononcées, ni 80 VENIN DES SERPENTS moins caractéristiques. Elles ont leur siège tantôt dans l'épaisseur même du muscle cardiaque, tantôt, et plus souvent dans les parois intérieures de l'organe. Ces lésions sont constituées par des hémorrhagies et des congestions diffuses, produites dans les réseaux capillaires des artères coronaires. Ces hémorrhagies se présentent sous la forme de taches violacées, ou parfois complètement noires, si- tuées soit à la pointe du cœur et visibles extérieurement, soit auprès de la cloison interventriculaire. Dans quelques cas, nous avons vu ces taches occuper une grande étendue de la paroi externe du ventricule gauche. A l'intérieur, on rencontre aussi des taches violacées ou complètement noires, sous l'endocarde du ventricule gauche, s'étendant aux muscles papillaires et aux colonnes charnues du ven- tricule. Ces hémorrhagies sous-endocardiques sont cons- tantes dans le ventricule gauche et constituent une des lésions caractéristiques du venin de serpent. Dans le ven- tricule droit, ces lésions sont plus rares et beaucoup moins accentuées; cependant, dans un cas d'injection du venin dans le cerveau, nous avons constaté le fait inverse, c'est- à-dire que les lésions du cœur étaient bien plus étendues et plus prononcées dans le ventricule droit. La même chose a eu lieu dans un cas d'injection du venin dans la saphène. Les valvules sigmoïdes se montrent parfois im- bibées de sang, avec une coloration rouge brique. Cette coloration anormale s'étendait dans l'aorte, dans un cas où DU BRÉSIL 81 mort avait été moins rapide. Les taches hémorrhagi- ]ues sont très rares dans les oreillettes. Cependant, lors- que la mort a été fulminante, on rencontre fréquemment la cavité d'une seule ou des deux oreillettes remplie de gros caillots noirs. Les lésions des organes abdominaux sont également notables. L'estomac, depuis le cardia jusqu'au pylore, se montre excessivement congestionné ; la muqueuse gastri- que a une couleur rouge foncé, et est semée de petits points hémorrhagiques. L'intestin présente intérieure- ment des rougeurs diffuses, des taches hémorrhagiques de diverses dimensions, tantôt disséminées, tantôt con- fluentes, et aussi de petits points noirs ou violacés. Exté- rieurement, la congestion intestinale est bien manifeste. On trouve parfois une certaine quantité de sang épanché dans l'intestin. La congestion s'étend aussi à l'épiploon, dont les vaisseaux sont gonflés de sang noir. Le foie est congestionné et sa surface est marbrée. Cependant, il a parfois l'aspect du foie couleur jaune- paille de la fièvre jaune. La rate est ramollie et friable. Le pancréas est presque toujours congestionné. Les reins sont infiltrés de sang. La vessie contient parfois de l'urine sanguinolente. En un cas unique, nous avons remarqué un foyer hémorrhagique dans la capsule supra- rénale. Les lésions ne se montrent pas, en général, aussi pro- 82 VENIN DES SERPENTS noncées ni aussi étendues dans les centres nerveux que dans les organes abdominaux. La substance blanche du cerveau offre quelquefois un pointillé hémorrhagique et c'est tout. Dans d'autres cas, il y a de petites taches hé- morrhagiques dans les méninges. Ainsi que nous le ferons voir plus loin, les lésions du cerveau, si peu marquées dans le cas présent, prennent une étendue considérable lorsque le venin est injecté directement dans l'encéphale, au lieu de l'être dans la veine. Maintenant que nous avons exposé les lésions produi- tes par le venin de serpent injecté dans le sang, nous allons examiner les modifications subies par ce liquide organique. Si les lésions viscérales forment une très in- téressante partie des études faites sur les effets du venin de serpent, les altérations qu'il produit dans le sang sont également importantes et dignes d'attention. Le sang est une humeur organique complexe, dans la constitution de laquelle entrent, comme on le sait, cer- tains éléments figurés—les globules, qui ont un rôle im- portant, un rôle de premier ordre dans l'équilibre et la régularisation des actions dynamiques de la vie. Ces or- ganites sont en suspension dans le plasme, et c'est à leur seule présence que le sang doit sa couleur. Il y a, comme partie composante du plasme, une substance, à laquelle les chimistes donnent le nom de fibrinogène, dont l'in- terférence dans le phénomène de la coagulation du sang DU BRÉSIL 83 ne paraît pas encore suffisamment prouvé. Il ne faut pas oublier non plus que le stroma du globule rouge contient une matière colorante, Vhématine, dont la dés- agrégation accompagne la dissolution de la petite masse protoplasmique du globule. Or, tous ces éléments ou parties constituantes de la liquor sanguinis se trouvent en contact avec le venin, dès qu'il pénètre dans les vais- seaux ; de là résultent des modifications ou altérations, plus ou moins profondes, qu'il convient d'étudier avec attention. Il y a un fait à l'égard duquel presque tous les obser- vateurs depuis Fontana sont d'accord, c'est que le sang noircit rapidement lorsqu'il est mis en contact avec le venin. En effet, si l'on prend deux éprouvettes graduées, l'une contenant une certaine quantité de venin de ser- pent, et que dans les deux on fasse jaillir une égale quantité de sang, extrait de l'artère carotide d'un chien, on voit le sang de l'éprouvette à venin prendre, en peu de minutes, une coloration violacée dans les couches les plus profondes, coloration qui devient bientôt noire et se propage rapidement jusqu'aux couches supérieures du sang. Si l'on compare, au bout d'un certain temps, le sang des deux éprouvettes, de celle qui contient du venin et de eclle qui n'e ncontient pas, on y remarque une no- table différence d'aspect et de coloration: le sang enve- 84 VENIN DES SERPENTS nimé est noir, carbonisé, comme le sang dans le cas d'as- phyxie; il est presque entièrement fluide, et présente par- fois un petit caillot mou, gélatineux, diffluent, qui occupe le fond du vase. Le sérum se sépare rapidement. L'autre sang, non venimeux, est, au contraire, coagulé en entier et il a une couleur écarlate vive. Au bout de 24 heures, le caillot du premier a totalement disparu et le sang noir, qui a l'apparence d'une forte infusion de café, est d'une fluidité aqueuse. Sa décomposition putride est rapide. Dans les nombreuses expériences que nous avons faites, ces phénomènes ont été constants. Toutefois, si ces modifications de couleur et de densité du sang sont constantes dans les expériences faites in vitro et avec du sang extrait de l'animal, il ne nous est néanmoins pas permis d'en conclure que les choses se passent absolument de même chez l'animal qui subit l'injection du venin. Les conditions, dans ce dernier cas, sont différentes, et il n'y a pas lieu de s'étonner par suite que les résultats le soient aussi. Lorsque le venin est in- jecté dans le tissu cellulaire sous-cutané et qu'il se répand dans les tissus par une lente et graduelle imbibition, nous avons déjà vu que le sang extravasé dans les tissus a une coloration noire et qu'en certains cas, il paraît coagulé. Cependant, dans ces mêmes cas, lorsque la mort survient par suite des effets généraux et lents du venin, le sang qui circule dans les vaisseaux ne présente point d'altérations DU BRÉSIL 85 de couleur et de densité identiques aux précédentes. Il est fluide, presque toujours incoagulable, sa coloration n'est pas normale, et n'est point encore celle du sang noir, que nous a donné l'expérience in vitro. Il est souvent coloré en rouge obscur, avec des tons violets, se rapprochant de la couleur de k gelée de groseille. D'autres fois la couleur est encore plus chargée, mais sans être complètement noire. Si la mort, consécutive à la pénétration directe du venin dans le sang, a lieu rapidement, en quelques minu- tes, le sang tiré des vaisseaux se coagule presque toujours et a la couleur du sang normal. A première vue, on pourrait croire que ces résultats sont contradictoires. Il n'en est rien, si ce n'est en appa- rence, car la nature, dans la réalisation des ses opérations même les plus compliquées, ne se contredit pas. La dé- composition du sang, c'est-à-dire la perte de ses qualités et de ses caractères normaux, n'est pas une opération qui puisse s'effectuer en quelques minutes, avec la rapi- dité des phénomènes qui déterminent la mort en un court espace de temps après la pénétration du venin dans le sang. Cette décomposition exige un laps de temps tou- jours plus considérable que ce peu de minutes, d'autant plus que le venin porté dans la circulation doit se diluer dans une grande masse liquide, de deux kilogrammes environ, poids auquel on peut évaluer la totalité du sang 86 VENIN DES SERPENTS chez un chien robuste, de taille moyenne. Toutefois, et selon le résultat de quelques unes de nos expériences, si l'on injecte dans la veine des quantités massives de venin, bien supérieures à celles qui seraient nécessaires pour occasionner la mort rapide de l'animal, l'incoagulabilité du sang peut se manifester, malgré le très court laps de temps écoulé entre l'injection et la mort. Dans ce cas, la quantité excessive de l'agent altérant fait que la dé- composition soit plus rapide, de telle sorte que le sang tiré de l'animal, 10 ou i5 minutes après qu'il a subi le contact du venin, a déjà perdu la propriété de se coaguler. C'est à ces différences, dépendantes de conditions variables, soit par rapport au mode d'introduction du venin dans la circulation, soit à l'égard de la quantité qui y pénètre, que l'on doit rattacher l'opinion erronée, soutenue par plusieurs observateurs, qu'il y a des espèces d'ophidiens dont le venin a une action plus prononcée sur le sang, et d'autres, sur le système nerveux. En résumé; les modifications de densité et de colora- tion du sang sont variables ; elles dépendent de la durée du contact du venin avec le sang et des quantités relatives de venin injecté dans les veines. Etant données, cependant, les conditions de durée dans l'action du venin et celles de l'emploi de quantités suffisantes, on peut considérer comme constantes les modifications ou altérations suivan- DU BRÉSIL 87 tes du sang: perte de la propriété de coaguler, coloration noire, fluidité excessive. Voyons maintenant ce que nous fait connaître l'ana- lyse microscopique. Si l'animal succombe rapidement, en peu de minutes, et que le sang conserve sa coloration normale et la propriété de coaguler, l'examen de ce sang au microscope n'offre rien d'extraordinaire. Les globules rouges et les leucocytes ont la couleur et l'aspect ordinai- res. Il n'en est pas ainsi lorsque les effets du venin se produisent lentement et que la mort ne survient qu'au bout de quelques heures. Dans ce cas, l'élément globu- laire présente déjà de notables altérations de forme et de couleur, lesquelles bien que n'affectant pas tous les glo- bules, sont toutefois observées sur un grand nombre d'entr'eux. Chez beaucoup, la circonférence du disque globulaire se montre découpée en forme de roue dentée. Quelques uns sont allongés, déformés et se séparent en divers fragments. Dautres, après avoir présenté à la sur- face du disque de nombreux petits points brillants, se sé- parent en granulations réfringentes, animées du mouve- ment brownien. Il y en a qui laissent voir une coloration marron et un bord obscur sur toute la circonférence du disque; d'autres, au contraire, se montrent entière- ment décolorés, tout en conservant leur forme normale. La décoloration globulaire avait déjà été observée par Brainard, parmi les effets du venin du serpent à sonnettes. 88 VENIN DES SERPENTS Il y a entre les globules de nombreux micrococcus qui s'agi- tent par de rapides mouvements en tous sens. Il est cu- rieux de les voir s'attacher parfois en troupe serrée sur le cadavre d'un globule, à la manière d'une bande de cor- beaux sur la dépouille d'un animal. En peu d'instants, la masse du globule disparaît comme si elle eut été dévorée par cette espèce de vautour microscopique. Toutefois, si l'on change les conditions de contact du venin avec le sang, c'est-à-dire si l'on réduit considérable- ment la quantité de sang sur lequel doit agir le venin, les altérations sont beaucoup plus profondes et plus rapides, aussi rapides que pourraient l'être les transformations produites par un réactif chimique. En effet, lorsqu'à une goutte de sang normal et frais, on joint un peu de venin pur, et qu'on porte ce mélange au foyer d'un micros- cope avec grossissement convenable, voici ce que l'on observe: Tout d'abord les globules rouges se réunissent en masse, se collent les uns aux autres et commencent aussi- tôt à perdre leurs formes normales. La dissolution devient complète en peu de minutes. Il ne reste guère alors qu'une matière protoplasmique amorphe, semi liquide, diffiuente, d'une couleur jaune uniforme, avec des stries rouges très vives. Si l'on attend encore quelques minutes, on voit l'hématine ou matière colorante entièrement désagrégée, sous forme granuleuse, et d'un rouge intense semblable au vermillon de Chine. Pendant que la dissolution des glo- DU BRÉSIL 89 bules s'opère de cette manière, on voit surgir çà et là de petites bulles de gaz. Nous avons également observé sou- vent un dépôt abondant de cristaux aculiformes et orangés d'hématoïdine. Il serait important de savoir de quelle manière ou par quel procédé intime le venin de serpent arrive à opé- rer dans le sang des altérations telles, que celui-ci perd la propriété de se coaguler et acquiert une coloration tout-à-fait anormale? Il est difficile, pensons-nous, dans l'état actuel de nos connaissances, de répondre à cette question. La chimie du sang et celle du venin sont encore embrvonnaires ; par suite, sans notions exactes et précises à ce sujet, il est impossible de bâtir une théorie qui ne soit pas fantastique et illusoire. Ainsi, l'on pourrait bien conjecturer que le venin, avide d'oxygène, comme les ptomaines, ses congé- nères, s'empare de ce gaz contenu dans le sang, et le met ainsi dans la condition d'un sang asphyxié ou carbonisé. Cela pourtant ne passe pas d'une hypothèse pure ; le mieux et le plus prudent en pareil cas est de confesser notre com- plète ignorance à cet égard, plutôt que de nous exposer à être le jouet de nos erreurs et de nos illusions. 11 nous semble moins difficile, à nous, d'expliquer le mécanisme des lésions produites par le venin, alors que l'on en connaît les effets sur le sang. Congestions et hémor- rhagies plus ou moins intenses, plus ou mois généralisées, 9° VENIN DES SERPENTS tel est le caractère anatomo-pathologique du venin de serpent. Or, la constance et l'étendue de ces lésions sont, comme nous l'avons vu, en rapport avec la plus grande richesse vasculaire de l'organe. Les poumons sont, — qu'on nous passe l'expression, — les organes de prédilec- tion du venin de serpent, et nul viscère n'est plus abon- damment pourvu de vaisseaux qu'eux. Toutes les lésions déjà signalées : engorgements, extravasions sanguines, pointillés hémorrhagiques, etc., ont leur siège dans les réseaux capillaires. Dès que le venin est inoculé, il com- mence aussitôt a agir dans le réseau capillaire périphérique et intersticiel, et les lésions s'y produisent localement avant les lésions viscérales. Mais s'il pénètre directement dans le sang, par une veine, le premier grand système de capillaires qu'il rencontre en son chemin, est celui de la circulation pulmonaire. Ici et là, partout où passe le venin, le sang s'altère et se décompose; les minces parois des vaisseaux capillaires se rompent, le sang devenu stagnant se fixe dans la trame du parenchyme, en 3^ formant ces plaques hémorrhagiques étendues et nombreuses, dont nous avons parlé. Dans l'ordre de production des lésions viscérales, celles-ci occupent la première place ; ce fait a été par nous bien constaté, en exposant à la vue les orga- nes thoraciques d'un chien, soumis à la respiration artifi- cielle, et en injectant ensuite le venin dans la saphène. Vingt secondes après l'injection, il se produisit sous nos yeux DU BRÉSIL 9« des lésions caractéristiques dans les poumons. Quant aux lésions des ventricules du cœur, spécialement du ventri- cule gauche, elles sont dues, on n'en peut douter, à l'entrée du venin dans le s}rstème des coronaires. Ces lésions ventriculaires atteignent des proportions considé- rables lorsque le venin est injecté directement dans la cavité du ventricule gauche, parce qu'alors il entre en masse, peu dilué, dans le système des coronaires. Dans ces cas, les lésions pulmonaires sont relativement médio- cres, le venin ayant un long parcours à accomplir avant d'arriver aux poumons. Le mécanisme des lésionsabdominales est certainement plus compliqué. Ici nous devons compter non seulement sur les effets directs ou de contact du venin, mais aussi nous attendre à des modifications indirectes du système circulatoire abdominal, qui est sous l'influence du nerf dépresseur de Cyon. Nous avons déjà fait voir que l'injection du venin dans le sang produit une chute, parfois brusque et considé- rable, de la tension artérielle. Or, comme à ce phénomène correspond toujours une dilatation des vaisseaux abdomi- naux, il en résulte que tous les organes contenus dans l'abdomen se congestionnent énormément. Nous croyons toutefois que cet effet mécanique ne peut à lui seul expli- quer les nombreuses hémorrhagies des intestins, du foie, etc., dont nous avons parlé plus haut. 92 VENIN DES SERPENTS Maintenant que nous avons étudié les troubles géné- raux produits par le venin de serpent, nous allons exami- ner quels sont ses effets limités à chaque organe en parti- culier et à des tissus isolés. Nous commencerons par le cœur. LEÇON SIXIÈME. Sommaire. — Injection directe du venin dans le cœur. — Les ef- fets du venin ainsi injecté sont variables. — Résistance du cœur à l'action directe du venin, malgré des lésions considérables. — On aurait tort de considérer le venin de serpent comme un poison du cœur. — Injection directe du venin dans les pou- mons. — Elle produit rapidement des troubles asphyxiques, avec des lésions pulmonaires énormes. — Injection directe du venin dans le cerveau. — Avec des doses massives la mort se produit vite. — Avec des petites doses la mort est lente et le cerveau se ramollit. — Les propriétés des nerfs et des mus- cles sont altérées après la pénétration du venin dans le sang. — Toutefois il y a des cas dans lesquels ces propriétés sont plus ou moins conservées. — Il n'y a aucun rapport à établir entre l'action du venin de serpent et l'action du curare. — Ex- périences de M. Vulpian avec le venin du Cobra-capello, qui prouvent la perte de l'excitabilité du nerf moteur.— Comment on doit expliquer ce fait. — Les tissus élastiques ne sont pas attaqués par le venin. — Le venin agit sur le périoste et sur la moelle des os. Messieurs, Nous avons procédé à de nombreuses expériences afin de reconnaître les effets de l'injection directe du venin dans le cœur. Nous choisissions pour cela des chiens ro- bustes, et, le thorax étant ouvert, nous établissions la respiration artificielle par la trachée. L'animal, dans ces conditions, pouvait se prêter assez longtemps à l'obser- 94 VENIN DES SERPENTS vation. Par une fente pratiquée dans le péricarde, nous injections, à l'aide d'une seringue de Pravaz, une solution de venin dans la cavité des ventricules ou des oreillettes ; quelque fois, l'injection avait lieu dans l'épaisseur du myocarde. En quelques uns des cas, où la quantité de venin injecté était massive et l'injection faite dans le ven- tricule, nous avons vu les contractions du cœur se mo- difier sensiblement et les battements cesser tout d'un coup en diastole ; l'action normale de l'organe était alors remplacée par des contractions irrégulières, incoordonées de certains faisceaux musculaires, espèce de tremblement fibrillaire presque toujours circonscrit aux deux ven- tricules. Ce phénomène avait une durée variable, et arri- vait parfois à se prolonger durant vingt minutes. En employant de moindres quantités de venin, il se produisait en commençant quelques perturbations dans le rhythme et dans la durée des contractions ; mais au bout de peu de temps, l'organe recommençait à se contracter comme auparavant, la vie de l'animal se prolongeant une heure et plus. Pour montrer, cependant, jusqu'à quel point peut ar- river parfois la résistance du cœur à l'action du contaci du venin, nous pourrions citer quelques expériences dans lesquelles les quantités de venin, injectées dans la cavité des ventricules, étaient relativement considérables, sans que le travail de l'organe en fut suspendu et sans DU BRÉSIL 95 qu'il y eut perturbation notable du rhythme et de la pro- pulsion. Pourtant, dans ce cas, les hémorrhagies intersti- tielles du myocarde étaient si étendues que la surface extérieure du cœur avait pris une coloration violacée, presque noire. En présence de résultats si opposés, on est obligé d'ad- mettre que les conditions physiologiques antérieures de l'organe, et surtout de son appareil nerveux intrinsèque, influent sur la gravité et sur l'intensité des perturbations que peut y causer le passage ou le contact du venin. Ces faits, ainsi que d'autres dont nous aurons à nous occuper plus loin, doivent être toujours présents à l'esprit lorsque nous discuterons les localisations du venin de serpent, que Weir Mitchell inclinait à considérer comme un poison du cœur. Lorsque le venin de serpent est injecté soit dans la trachée, soit directement dans le tissu pulmonaire, la canule de la seringue à injection traversant la paroi du thorax, il se produit presque toujours des perturbations immédiates et profondes de la fonction respiratoire. La respirationdevient difficile,embarrassée, diaphragmatique, et l'animal paraît être sur le point de s'asphyxier. Il ar- rive parfois que ces phénomènes, après avoir conservé pendant quelques minutes le même degré d'intensité, s'atténuent, et que l'animal semble revenir à son état antérieur; bientôt, toutefois, les phénomènes d'asphyxie 96 VENIN DES SERPENTS réapparaissent et, après des alternatives successives, la mort survient, précédée parfois d'une abondante hémor- rhagie par la bouche. Dans ces cas, les lésions pulmonai- res sont étendues et profondes. Tout le parenchyme du poumon est d'un rouge intense et couvert de vastes taches hémorrhagiques. Le cœur et les autres organes ne présen- tent généralement point de lésions prononcées. La tra- chée contient quelquefois une sérosité sanguinolente écu- meuse. Nous avons fait, sur des chiens et sur des oiseaux, diverses expériences en injectant le venin directement dans la substance du cerveau. Nous procédions de la manière suivante : à l'aide d'un trépan, une petite fenêtre était ou- verte au sommet du crâne; et nous incisions la dure-mère. Une fois étanchée l'hémorrhagie que produit parfois cette petite opération, nous injections, avec une seringue de Pravaz, la solution de venin dans la propre substance du cerveau, nous bouchions ensuite l'ouverture du crâne avec un peu d'amadou. L'animal était alors débarrassé de ses liens et livré à lui-même. La rapidité des phéno- mènes dépendait de la quantité de venin injecté. Dans l'un des cas, pendant l'injection d'un centimètre cube d'une solution de venin de jararaca, l'animal s'est agité et a crié; dix minutes après, il tombait en opisthotonos ; les membres étaient contractures. Aussitôt après com- mencèrent les efforts de la défécation, et l'animal pous- DU BRESIL 97 sait des cris aigus et répétés; il mourut au bout de vingt minutes. L'autopsie fit voir, dans ce cas, d'énor- mes lésions dans tout l'encéphale et de vastes extravasions sanguines dans les méninges. La substance blanche du cerveau était excessivement congestionnée ; il y avait de fortes hémorrhagies dans les ventricules, de la congestion dans le cervelet et dans le pont de Varolla, des hémor- rhagies étendues dans le bulbe. Les organes thoraciques et abdominaux participèrent à ces congestions et à ces hé- morrhagies, et il y avait de remarquable que les lésions produites dansle cœur étaient, contrairement à ce que nous avons vu dans d'autres expériences, beaucoup plus pronon- cées du côté du ventricule droit. Mais, si au lieu d'employer des doses relativement fortes de venin, on faisait usage de petites doses, de quelques gouttes seulement, l'évolution des phénomènes était alors lente, et les lésions différaient peu de celles que nous venons de décrire. La même expérience répétée sur des coqs, nous a donné les résultats suivants: Prostration durant les premières heures, suivie de coma. Ces phénomènes ont coïncidé avec la tuméfaction excessive des paupières et la perte complète de la vision. Si l'oiseau résistait au delà de vingt-quatre heures dans cet état, on reconnaissait à l'autopsie un ramollissement rouge de la masse cérébrale; la substance du cerveau était 8 9§ VENIN DES SERPENTS rougeâtre, diffluente, avec la consistance de la bouillie. Il est hors de doute, par suite, que l'action dissolvante du venin s'exerce aussi bien sur la substance nerveuse que sur le tissu musculaire et sur le tissu conjonctif. Dans bien des cas, les propriétés physiologiques des nerfs et des muscles sont modifiées par l'action du venin de serpent. Il faut dire, cependant, que ces modifications ne sont ni constantes ni caractéristiques. L'animal qui succombe rapidement, en un quart d'heure ou même moins, en conséquence de l'injection du venin dans les veines, conserve encore longtemps après la mort l'excita- bilité des nerfs moteurs et l'irritabilité musculaire. De nombreuses expériences nous ont mis à même de cons- tater ce fait. La perte complète de névrilité et de contractilité ne se produit que lorsque le venin a exercé lentement son action et, même dans ce cas, elle est limitée aux faisceaux musculaires ou aux nerfs qui ont été longtemps en con- tact avec le venin. Cette conclusion est fondée sur un grand nombre d'expériences faites par nous sur des chiens, des oiseaux et des grenouilles. Par suite, lorsque quelques expérimentateurs, en se basant sur les résultats d'un petit nombre d'expériences, affirment que le venin de serpent produit la perte de l'excitabilité du nerf moteur, ils avancent un fait qui n'est pas constant et dont la ma nifestation dépend de certaines conditions. DU BRESIL 99 Lauder Brunton et Fayrer, en admettant la cons- tance de ce fait, ont voulu trouver des analogies, au point de vue de l'action physiologique, entre le venin de serpent et le curare. Mais, je le repète encore une fois, il n'y a aucune analogie à établir entre ces deux agents toxi- ques. Il ne faut pas oublier, en outre, qu'il y a un grand nombre de poisons végétaux, dont les effets sont aujour- d'hui plus ou moins connus, et bien qu'ils paralysent le nerf moteur, ne peuvent malgré cela être comparés au curare. La première phase de l'action du venin de serpent sur le muscle ou sur le nerf se révèle par une augmentation de l'excitabilité de ces éléments. Quand on injecte le ve- nin, soit dans les muscles du cou, soit dans le muscle fes- sier, on voit coïncider avec l'injection des secousses fibrillaires du muscle, secousses dont la durée est de quelques minutes. De même lorsque le venin était mis en contact avec le nerf sciatique, le maximum d'excitabi- lité de ce nerf au bout de 10 a i5 minutes montait de 3o à 40 de l'échelle du charriot de Du Bois Reymond. La perte de la contractilité du muscle et de l'excitabi- lité du nerf est due, dans ce cas, à des modifications de la structure intime du nerf et du muscle. Ces modifications cependant n'atteignent pas toujours le même degré dans tous les faisceaux composants d'un muscle ; certains fais- IO0 VENIN DES SERPENTS ceaux sont souvent moins attaqués que d'autres. De là provient qu'en soumettant le muscle au courant électrique, on remarque parfois qu'une partie du muscle se contracte et l'autre non. Chez les grenouilles, ainsi que cela a été observé par M. Vulpian, la perte de l'excitabilité du nerf moteur par suite de l'injection du venin, paraît se produire plus fré- quemment que chez les autres animaux. On doit mettre en ligne de compte le peu de volume du corps chez la grenouille, et que le venin, qui doit se répandre dans la masse relativement petite de ce batracien, concentre son action et la rend plus intense sur les tissus. La quantité de venin inoculé, ainsi que l'épaisseur du tissu sur lequel il agit, sont deux conditions qui influent notablement sur la perte des propriétés du nerf et du muscle. Le fait constaté autrefois par Fontana de la résis- tance des tendons à l'action du venin de la vipère est parfaitement exact. Nous avons eu occasion de le remar- quer dans nos expériences sur des oiseaux et sur des chiens. L'aspect normal du tendon ne se modifie pas au contact direct et prolongé du venin. En général, les tissus élastiques, tels que les tendons et les membranes des artères, ne sont pas facilement attaqués par le venin de serpent. Ces tissus sont, comme on le sait, ceux qui résistent le plus à l'action dissolvante des sucs digestifs et aux effets de la putréfaction. DU BRESIL 101 Le périoste, membrane nutritive des os, subit, au con- tact du venin, des changements de couleur, qui se ma- nifestent par des taches rougeâtres diffuses ; dans quelques cas, il semble même perdre un peu de sa consistance nor- male. La substance médullaire des os rougit légèrement et devient diffluente, ainsi que nous avons eu occasion de le remarquer en injectant du venin dans le canal médul- laire des os longs des oiseaux. Par l'injection du venin dans l'épaisseur des os spon- gieux des oiseaux, nous avons vu se produire une colora- tion rouge intense sur une plus ou moins grande étendue du tissu aréolaire. Donc, si le tissu osseux proprement dit ne subit point d'altération au contact du venin de ser- pent, le périoste, la moelle et le réseau capillaire des os sont attaqués par lui. Dans la prochaine leçon, nous aurons à nous occuper principalement de l'absorption du venin et du mécanisme suivant le quel il arrive à produire la mort. LEÇON SEPTIÈME. Sommaire. — En général les substances toxiques n'agissent qu'après être absorbées. — Des affinités histo-chimiques expliquent les localisations actionnelles des poisons. — Le venin, au contraire, commence à agir du moment où il est mis en contact avec les tissus, et il n'a pas de localisations actionnelles. — Le venin gagne les tissus par diffusion et par imbibition. — La diffusion se fait par la voie des lymphatiques.— Mis en contact avec les muqueuses intactes le venin reste innocent. — Ce fait est connu depuis longtemps. — Des expériences de M. Vulpian contredisent ce fait. — Raison de cette contradiction. — Le venin n'est pas dé- truit par la bile. — La mort due au venin est produite par des mécanismes très différents. — L'animal meurt tantôt par une sidération du système nerveux, tantôt par arrêt respiratoire; plus rarement par arrêt du cœur. — Fontana prétendait expli- quer la mort dans ce cas par la perte d'irritabilité musculaire. Messieurs, C'est un fait généralement connu que les poisons végétaux, même les plus actifs et les plus énergiques dans leurs effets, n'agissent sur l'organisme qu'après avoir été absorbés. Ainsi, le curare, la morphine, la strychnine, la digitaline, la nicotine, l'aconitine, etc., pour ne citer que les plus connus, une fois inoculés ou ingérés, ne commencent à produire leurs effets toxiques que lorsqu'ils arrivent aux capillaires artériels. C'est là qu'ils impriment 104 VENIN DES SERPENTS aux éléments cellulaires des modifications chimiques, dont il résulte des troubles plus ou moins profonds dans l'acti- vité nutritive et physiologique de ces éléments. Comme le disait Claude Bernard, l'initiateur des études de physiologie toxicologique,l'action intime des poisons est une action histo-chimique, qui affecte l'intégrité des élé- ments cellulaires. C'est pour cela que, selon nous, les localisations actionnelles de certains poisons doivent être expliquées par des affinités entre les agents toxiques et les éléments actionnés. Ainsi la molécule de curare a de l'affi- nité pour les éléments de la plaque motrice; la digitaline, pour certains éléments du cœur ; la strychnine, pour les cellules médullaires. De là, les troubles fonctionnels dus à ces poisons ne se manifestent que lorsque, par leur transport dans le courant sanguin, ils arrivent en présence des éléments pour lesquels ils ont de grandes affinités. Toutefois, le venin de serpent s'écarte complètement de cette règle. Lorsqu'il est inoculé dans le tissu cellulaire sous-cutané ou dans un muscle, il commence aussitôt à attaquer indistinctement les tissus avec lesquels il se trouve en contact. Il exerce une action locale avant d'avoir une action générale. Pour ce venin, la loi des affinités n'existe pas, et c'est là un des plus saillants caractères pour le séparer des poisons en général. La faible absorbabilité du venin de serpent est à présent un fait reconnu et incontestable. DU BRÉSIL io5 Il est rendu bien évident par l'injection dans le tissu cellulaire sous-cutané d'un chien, en des points symétri- ques et également éloignés du centre circulatoire, d'une certaine portion de curare et d'une certaine quantité de venin de serpent. Au bout de 10 à i5 minutes, les symp- tômes d'intoxication par le curare commencent à se ma- nifester et suivent une évolution rapide. Ce même espace de temps est à peine suffisant pour la production des pre- miers symptômes locaux du venin de serpent. Quelles peuvent être les conditions qui donnent lieu à cette diffé- rence d'absorbabilité entre le poison et le venin? Le curare, indifférent en présence d'éléments histologiques autres que ceux des terminaisons périphériques du nerf moteur, est transporté par les liquides circulants jusqu'à se trouver en contact avec ces terminaisons du nerf, dont la consti- tution histo-chimique se trouve modifiée, et où se crée une barrière à la transmission des excitations centrifu- ges au muscle; le venin de serpent, au contraire, ayant pour tousles éléments une égale affinité,quelle quesoit leur importance physiologique, commence à exercer son action au point même où il a été inoculé, il imprègne, imbibe et pénètre les éléments du tissu conjonctif et des muscles, dont il modifie et altère profondément la structure par une action chimique particulière. On conclut de là que le venin de serpent n'a point de localisations, ce qui revient à dire qu'il n'a pas d'affinités électives. Il attaque les 106 VENIN DES SERPENTS tissus en masse; son champ d'action n'est pas restreint à un certain ordre déterminé d'éléments; il va à la base physique de la vie cellulaire, c'est un poison du proto- plasme. Comme il ne respecte pas l'intégrité du réseau capil- laire, qu'au lieu de cela, il la détruit dans l'intimité des tissus, il crée par là même une condition défavorable à son entrée rapide dans la circulation générale. Son moyen de transport et de diffusion paraît résider principalement dans le système lymphatique. Il 3*- a un fait en faveur de cette présomption, c'est la diftùsibilité plus grande du venin lorsqu'il est injecté dans le tissu cellulaire sous- cutané, au lieu de l'être dans l'épaisseur du muscle. On sait aujourd'hui que les lacunes du tissu conjonctif sont le point d'origine des lymphatiques, et il est très probable que c'est par là que s'effectue plus rapidement la diffusion du venin ophidique. L'expérience suivante prouve que la suppression de la circulation du sang dans un membre ne fait que retarder la diffusion du venin, mais ne l'empêche pas. Cette expérience fût pratiquée sur un chien de taille moyenne. Nous découvrîmes d'un même côté l'artère et la veine fémorales, et nous les liâmes près de l'arcade crurale. Une heure après, d'égales quantités de venin d'urutu furent injectées par la face postérieure des deux pattes de derrière. Au bout d'une heure, la tuméfaction DU BRÉSIL 107 était déjà assez prononcée à la patte correspondante à l'artère et à la veine non liées. La température de cette patte était de 32°,2 centigr., en même temps qu'à la patte opposée, celle de l'artère et de la veine liées, la température n'était que de 3i°4 c. Deux heures après, cette même patte était plus œdématiée que l'autre et sa tem- pérature atteignait 36° c. La tuméfaction de l'autre patte, bien que sensible, était plus limitée, et la température de 3o° c. seulement. Vingt-quatre heures plus tard, les pattes et les cuisses étaient également œdématiées des deux côtés, et la température s'était équilibrée à 3o°2 c. La mort n'eut lieu que quarante-huit heures après l'ino- culation du venin. Les altérations caractéristiques du venin de serpent, révélées par l'autopsie étaient aussi étendues et aussi prononcées dans le membre dont la veine et l'artère fémorales avaient été liées, que dans celui où la circula- tion était demeurée libre. Il pourrait être objecté contre le résultat de cette ex- périence que la circulation du sang n'avait pas été totale- ment supprimée, bien que la ligature des deux vaisseaux eût été effectuée près de l'arcade crurale. Afin de pré- venir cette objection, nous avons procédé à une autre expérience. Celle-ci eut lieu sur une poule. La cuisse étant dé- plumée, une incision circulaire des tissus fût faite près ioS VENIN DES SERPENTS de la racine du membre, de manière a y comprendre toutes les parties molles jusqu'à l'os, afin d'intercepter complètement la circulation dans le membre. La partie supérieure des tissus fût retroussée et la blessure enve- loppée de morceaux d'amadou. Il n'y a dans ce cas aucun doute possible au sujet de la suppression totale de la circulation dans le membre. Cinq minutes après cette opération, nous injectâmes dans la partie inférieure de la cuisse un centimètre cube d'une solution de venin. Deux heures plus tard, nous amputâmes la cuisse afin d'en examiner les tissus. Les muscles étaient infiltrés de sang noir, non seule- ment à la surface mais aussi dans les couches les plus profondes; il y avait çà et là de petites taches hémor- rhagiques: en un mot, les lésions caractéristiques du venin du serpent s'étaient produites. Ces expériences donnent une nouvelle confirmation à d'autres du même genre pratiquées par Fontana, avec le venin de la vipère d'Europe. Il reste donc prouvé que, si la circulation du sang rend plus rapide la diffusion du venin de serpent, sa sus- pension ou totale suppression ne l'empêche pas de se répandre. Mais, comment la diffusion a-t-elle lieu, dans ce cas? Il y a là probablement un phénomène d'imbibi- tion.«Le venin dilué par les liquides organiques, imprègne successivement les tissus par contiguïté et par continuité. DU BRESIL 109 Dans tout ce qui a rapport à l'absorption de ce venin, ce n'est point là l'unique fait intéressant et curieux à remarquer. L'innocuité du venin est complète lorsqu'il est mis en contact avec la surface des muqueuses, ce qui fait qu'il peut être ingéré impunément. Ce même fait était déjà connu du temps des Romains, et Celse en a parlé, comme on peut le voir par la citation faite dans une des leçons précédentes. Les expériences de Fontana et de Mangili avaient mis hors de doute l'innocuité du venin de vipère lorsqu'il se trouve en contact avec les muqueu- ses. Nos expériences sur le venin des serpents du Brésil n'ont fait que confirmer ces résultats. Mis sur la langue ou dans la conjonctive oculaire des chiens, le venin pur d'urutu ne leur cause aucun mal. Il ne s'y produit même point de phénomèns locaux d'irrita- tion, au contraire de ce qui arrive fréquemment avec l'humeur glanduleuse des crapauds. Les effets du venin ont été également nuls lorsqu'il a été injecté dans l'estomac ou dans l'intestin. Il est donc évident que cette espèce de vernis épithélial, qui tapisse intérieurement le tube digestif, non seulement n'est pas attaqué par le venin de serpent, mais aussi forme une couche isolatrice imperméable à ce venin. Cette particu- larité mérite une attention sérieuse, et elle nous servira plus tard à corroborer l'idée que le venin de serpent a des propriétés analogues à celles d'un suc digestif. I 10 VENIN DES SERPENTS Quelques uns des résultats obtenus par M. Vulpian, dans ses expériences sur le venin du cobra-capello, l'ont porté à admettre que ce venin, mis en contact avec la muqueuse buccale des grenouilles, est nuisible. Nous avons répété ces expériences en nous servant du venin du jararacussu et de l'urutu ; les résultats ont confirmé en partie les conclusions du savant physiologiste. En effet, si l'on met une goutte de venin pur en contact avec la langue de grenouilles vigoureuses, ou si l'on ap- plique un peu de coton imbibé de venin sur la voûte palatine de ces animaux, on remarque, au bout d'une demi heure et quelquefois en moins de temps, une rougeur manifeste de la langue et de la voûte du palais, qui se propage extérieurement jusqu'à la région des narines. Toutefois, ces phénomènes ne se produisaient plus lorsque le venin était dilué dans de l'eau. Bien que cette expé- rience ait été répétée sur le même animal pendant des jours consécutifs, nous ne sommes point parvenu à déter- miner la mort, résultat obtenu dans quelques cas par M. Vulpian. Ce fait exceptionnel trouvera peut être son explication dans la ténuité et l'excessive délicatesse de l'épithélium buccal des grenouilles, qui n'isole pas com- plètement le réseau capillaire sous-jacent et ne le préserve pas de l'action du venin. Dans la discussion qui eût lieu, il y a deux ans, au sein de l'Académie de Médecine de Paris, à l'occasion de DU BRÉSIL ni la communication faite par M. Gautier des résultats de ses recherches sur le venin du cobra-capello, quelqu'un émit l'idée que l'innocuité du venin de serpent dans les voies digestives pouvait être due à l'action neutralisante de la bile. Cette idée ne peut plus être défendue, car il résulte de quelques unes de nos expériences que le venin de serpent, mélangé à la bile et injecté dans les tissus, produit de la même manière ses effets locaux et caracté- ristiques. Nous ne finirons pas cette leçon sans avoir dit quelques mots sur le mécanisme de le mort causée par le venin. Quand on considère les rapports étroits qui rattachent les unes aux autres toutes les fonctions de la vie, la su- bordination directe de ces fonctions à l'exercice phy- siologique de certains organes et à l'activité de certains éléments, on comprend qu'il n'est pas toujours facile, au milieu des désordres complexes dus à l'action d'un poison, de déterminer le mécanisme par lequel la mort se pro- duit. En général, les poisons agissent sur les éléments et non sur les organes, et entre ces éléments il existe une sorte de hiérarchie physiologique, qui établit la supériorité des uns sur les autres dans la direction des phénomènes de la vie. Quelques poisons, tels que l'upas anthiar, l'iné, la digitaline, etc., occasionnent la mort par un mécanisme 112 VENIN DES SERPENTS qui paraît très simple; ils vont droit au cœur, leur or- gane d'élection, et le paralysent. D'autres, tels que les agents convulsivants, vont à la moelle et au bulbe, élèvent au maximum l'excitabilité de ces deux centres nerveux, et suspendent les actes mécaniques de la respiration, subor- donnés à ces centres. Le curare, par un mécanisme ana- logue, mais par une condition inverse, c'est-à-dire par une action périphérique, cause la mort en produisant l'asphyxie. La péreirine paralyse d'emblée les centres vaso-moteurs et supprime, par une dilatation vasculaire excessive, la cir- culation du sang. Tous ces poisons, donc, ont des localisations action- nelles, ils agissent électivement sur certains groupes d'élé- ments. Le venin de serpent, cependant, qui n'a point d'affinité pour tel ou tel élément histologique, mais qui attaque toute matière vive, quelle qu'en soit la nature cellulaire, doit produire la mort par des mécanismes variés. L'impressionnabilité excessive et la délicatesse de tex- ture des cellules nerveuses leur font subir plus prompte- ment l'action du venin de serpent, et, dans bien des cas, lorsqu'il y a pénétration directe du venin dans le sang, la mort se produit par la suppression brusque de l'activité de ces éléments. Les actes mécaniques de la respiration s'ar- rêtent, la dilatation vasculaire excessive ne laisse plus s'effectuer la circulation du sang; à ces perturbations fina- DU BRÉSIL n3 les concourt également parfois une action exercée direc- tement sur le cœur1. Cependant, si l'action du venin s'opère lentement, c'est-à-dire si, à mesure qu'il détruit localement les tissus, il pénètre par petites parcelles dans la circulation géné- rale, le mécanisme de la mort,— quand elle arrive à se produire, — est alors des plus complexes. La destruc- tion locale des tissus est par elle-même une cause de graves désordres généraux; d'un autre côté, le sang altéré et décomposé ne peut continuer à maintenir l'activité des éléments nerveux. Ceux-ci, à leur tour, sont attaqués 1 II y a encore un point sur lequel se base la différence d'action entre le venin de serpent et les poisons végétaux, en général; c'est le suivant: le venin désorganise les éléments histq- îogiques que les poisons végétaux troublent à peine dans leur acti- vité. Cette action intime, qui trouble l'élément sans en produire la désorganisation, n'est pas facile à comprendre et moins encore à expliquer. Toutefois, comme les analogies sont souvent le point de départ des inductions, nous allons ici avancer une hypothèse. Nous croyons que l'action intime de certains agents toxiques, tels que le curare, la digitaline, etc., rentre dans la catégorie de quelques phénomènes physiologiques normaux, dont la production a lieu ou par excitation ou par inhibition. Le curare, par exemple, intercepte la communication du nerf avec le muscle, en troublant les conditions physiologiques normales de la plaque motrice. Cette perturbation, cependant, n'est pas durable; elle disparaît rapide- ment; c'est là ce qui nous porte à croire qu'elle n'a pas été pro- duite par une désorganisation de l'élément actionné. Qu'il nous soit permis de rappeler ici un fait expérimental bien connu. Si l'on soumet un nerf de mouvement à des excitations ré- pétées, on finit par l'épuiser. II est certain que l'épuisement n'a pas été la suite de la désorganisation du nerf; le mouvement, cepen- dant, reste aboli pendant un certain temps, dans la sphère du nerf épuisé' Or, en ce qui a rapport au curare, il nous paraît y avoir un phénomène tout-à-fait analogue. La curarisation de la plaque motrice, détermine chez le nerf des conditions semblables a celles du nerf épuisé par des excitations répétées. Les phénomènes con- vulsifs de la première phase de la curarisation. ne font du reste que confirmer ces vues, déjà émises par M. le docteur Couty, avec qui .je suis d'accord sur ce point. U4 VENIN DES SERPENTS par le venin et deviennent peu à peu inactifs. Les pou- mons congestionnés et hémorrhagiques exécutent mal la fonction de respiration. Le cœur non plus n'échappe pas à l'action directe du venin, et aux perturbations de la circulation, produites par des influences d'une autre ori- gine, l'on doit y joindre celles qui proviennent du fonction- nalisme anormal de cet organe. En un mot, l'organisme est attaqué en masse et la mort est produite par des perturbations simultanées de toutes les fonctions. C'est justement dans les cas d'évolution lente, que les effets du venin de serpent ressemblent davantage aux effets de certaines matières septiques et putréfiantes. Par suite d'une interprétation inexacte de certains dé- sordres dus à l'action du venin de la vipère, Fontana a cherché à expliquer la mort d'abord par la perte de l'irri- tabilité musculaire, et ensuite par la coagulation du sang dans l'intérieur des vaisseaux. Ces deux explications sont l'une et l'autre absolument inacceptables. Ainsi que nous l'avons déjà dit, la perte de l'irritabilité musculaire est un phénomène qui ne se produit qu'en certaines conditions, et elle est presque toujours limitée aux muscles qui ont subi longtemps le contact du venin. Quant à la coagula- tion du sang, c'est là une supposition contraire à la réa- lité des faits, car il est prouvé que loin de se coaguler, le sang se fluidifie au contact du venin. LEÇON HUITIÈME. Sommaire. — Expériences de Fontana au moyen d'inoculations du venin de serpent sur le serpent même. — Il en a conclu l'immu- nité des serpents pour leur propre venin. — Expériences plus récentes de Guyon paraissant confirmer cette conclusion — Nos expériences prouvent qu'elle est trop absolue. — En général, les animaux à sang froid résistent mieux à l'action du venin que les animaux à sang chaud. — Chez les premiers, la diffusion du venin est plus lente et les lésions moins profondes et moins étendues.—Il faut des quantités relativement considérables de venin pour tuer un serpent. — Expériences sur des sangsues et sur de petits poissons. Messieurs, A la suite d'une série d'expériences faites sur le venin de la vipère d'Europe, Fontana crut pouvoir con- clure que ce venin est complètement [inoffensif pour l'animal qui le produit. Bien qu'à première vue le fait semblât étrange, les expériences de Fontana furent tant de fois répétées avec le même résultat, que l'on fut obligé d'admettre comme exactes ses conclusions. En 1861, le docteur Guyon adressa à l'Académie des Sciences de Paris une note, publiée dans les Comptes Rendus le Ier Juillet de la même année, dans laquelle il n6 VENIN DES SERPENTS expose quelques expériences faites par lui à ce sujet, et dont les résultats confirmaient les conclusions de Fontana. Ces expériences avaient été faites avec la vipère jaune de la Martinique, ou vipère fer-de-lance (Bothrops lanceolatus). Nous allons succintement exposer ces expériences : zre expérience.— Deux vipères sont mordues sur le dos et à la queue par une autre vipère dont les crocs se sont enfoncés dans les chairs. Le lendemain, un liquide vis- queux et transparent mouille la table sur laquelle étaient les reptiles qui en sont eux-mêmes mouillés, dans le pour- tour des plaies. Ce liquide, dit Guyon, n'est autre chose que le venin revenu ou regorgé par les plaies. La vipère a résisté aux inoculations. 2e expérience.— Une même vipère jaune a été mordue à diverses reprises en des jours différents par d'autres vipères de la même espèce. Le 4, morsure au dos faite par une petite vipère. Le 8, morsure au dos faite par une petite vipère. Le 17, morsures faites par trois vipères différentes. Le 18, morsure faite par une vipère. Le 19, la vipère qui a subi toutes ces inoculations est converte d'un enduit blanchâtre et luisant, qui lui donne un aspect vernissé. Cet enduit est formé par le venin regorgé par les plaies des dernières inoculations. Le 20, inoculation dans le dos du venin de deux vipères récemment tuées. DU BRÉSIL 117 La vipère résiste à toutes ces inoculations réitérées et succombe six semaines après la dernière inoculation en conséquence, dit Guyon, des traumatismes qu'elle a subi. Outre ces expériences, le Dr. Guyon en cite d'autres faites en Algérie, sur YEchidnée heurtante (Echidna arie- tans, Merrem) et sur VEchidnée Mauritanique, dont les résultats corroborent les conclusions tirées des expériences faites avec la vipère fer-de-lance. Quelle que soit l'importance qui s'attache à ces faits, ils ne sont point cependant de nature à former une pleine conviction. Dans les expériences rapportées ci dessus, il y a eu, comme dit Guyon, perte d'une grande quantité du venin inoculé, qui regorgeait des blessures. En outre, il n'y a pas eu d'autopsie faite, — ou du moins il n'en est pas question dans la note dont il s'agit, — pour recon- naître s'il se produisait ou non des altérations dans les tissus inoculés. Ces doutes nous ont porté à faire de nouvelles expé- riences, dans le but de vérifier le degré d'exactitude des conclusions de Fontana et de Guyon. Pour aller au- devant de l'idée que nous laissent nos expériences, nous pouvons dès à présent affirmer que les conclusions de ces deux expérimentateurs sont trop absolues. Nous avons injecté sous la peau d'une couleuvre- cenchris (Coluber cenchria; vulgairement: limpa-matto), de plus d'un mètre de long, six seringues de Pravaz d'une n8 VENIN DES SERPENTS solution, dans de l'eau distillée, de venin du Bothrops jararacussu. Le lendemain, la couleuvre ne paraissait pas avoir souffert de l'action du venin. Après lui avoir coupé la tête, nous avons soigneusement examiné les points injectés. Il n'y existait presque pas de vestiges de l'action locale du venin. On remarquait à peine un faible ramollissement limité à quelques muscles du dos, sans congestion ni hémorrhagie. Le cœur,mis à découvert, con- tinuait à battre. Nous injectâmes alors, dans le ventricule, à deux reprises successives, une certaine quantité de la solution de venin, environ le quart du contenu de la seringue de Pravaz. Non seulement les contractions du ventricule continuèrent, mais elles s'accélérèrent. Nous injectâmes encore quelques gouttes de venin dans une veine ascendante qui se rendait aux oreillettes, il ne se produisit point de modification sensible dans les contrac- tions. Quinze minutes plus tard, l'injection à la base du ventricule fût répétée. Ses contractions cessèrent au bout de deux minutes. Nous attendîmes cinq minutes et les contractions ne revinrent point. Une injection de quelques gouttes de solution de venin fût alors pratiquée dans l'oreillette; les contractions du ventricule reparurent bientôt. Cette expérience n'ayant point été poursuivie, nous ne pouvons préciser l'heure à laquelle le cœur cessa définitivement de battre. Dans cette expérience, nous voyons d'un côté l'absence DU BRÉSIL 119 presque complète de lésions locales, malgré l'injection de grandes quantités de la solution de venin; d'un autre côté, la résistance du cœur à l'action directe de ce même venin. Une autre expérience fût faite sur une couleuvre Natrix (vulgairement Caninana), de quatre vingt neuf centimètres de long. Des injections furent faites sous la peau du dos et du ventre à une petite distance de la queue, avec le contenu de deux seringues de Pravaz d'une solution de venin du Bothrops jararaca. Durant les quatre jours qui suivirent l'injection, il n'y eut pas le moindre indice de l'action du venin. Nous injectâmes alors, au niveau du thorax, le contenu de quatre seringues de Pravaz du même venin. Le lendemain, le serpent paraissait abattu. C'est alors que furent injectées encore deux seringues de la même solution, également au niveau du thorax. Qua- rante huit heures après, le serpent fût trouvé mort, et l'autopsie nous fit voir ce qui suit : Poumons injectés de sang noir; la membrane qui tapisse le poumon du côté du dos était d'un rouge noirâtre. La congestion des tissus s'étendait au loin vers la tête. — Cœur rempli de caillots noirs. Une petite plaque hémorrhagique intersti- tielle siégeait à !a pointe du cœur. Inférieurement au niveau des premières injections de venin, nous avons trouvé les ovaires noirâtres. Le foie était d'une couleur jaunâtre. 120 VENIN DES SERPENTS Les lésions, qui caractérisent l'action du venin, étaient dans ce cas évidentes, et elles ont été certainement la cause de la mort. Quelques jours après, nous avons pris un jeune serpent urutu, de vingt centimètres de long,'très agile et très vivace, et nous lui avons injecté, au niveau du thorax, le contenu d'une seringue de Pravaz d'une solution de venin de jararaca. Nous l'avons trouvé mort le lendemain. Les poumons et la plèvre étaient infiltrés d'un sang rouge noirâtre, et cette infiltration sanguine s'étendait au loin vers la tête. Un jeune jararaca de trois décimètres de longueur, un peu maigre, subit, dans la partie moyenne du dos, une injection d'une demi seringue de Pravaz, de la solution du venin d'urutu. Il fut trouvé mort deux heures après. L'autopsie fît voir que les tissus voisins du point injecté étaient noirâtres, avec de petites taches hémorrhagiques parsemées. Ces lésions, cependant, paraissaient localisées; elles ne s'étendaient pas loin. Un boa constrictor de deux mètres de longueur et vingt-deux centimètres de circonférence au point le plus gros, fut successivement mordu, en différentes parties du dos près du thorax, par un Bothrops jararacussu, quatre jararacas et deux urutus. Les crocs de ces serpents pénétrèrent profondément dans les tissus du boa. La peau de la partie correspondante à l'une des morsures DU BRÉSIL 121 fut aussitôt enlevée et nous vîmes les tissus déjà noircis sur ce point, et offrant l'aspect des tissus attaqués par le venin. Quarante huit heures après, le boa était mort. L'au- topsie laissa voir ce qui suit : Des deux côtés du thorax, les tissus étaient noirâtres et infiltrés de sang, cette infiltration se propageait jusqu'au centre du thorax. Un des poumons entièrement détruit était réduit à une masse pulpeuse putréfiée. L'autre, détruit en partie, était fortement congestionné. En différents points de la plèvre, on rencontrait des extrava- sions sanguines. Sur la face externe du cœur, près de la pointe, il y avait des plaques hémorrhagiques bien visibles. Le sang contenu dans les vaisseaux thoraciques était noir et fluide. En présence de ce résultat, il ne pouvait y avoir un instant de doute au sujet de l'action du venin ; elle était là évidente, incontestable. Il est vrai de dire que les quantités de venin inoculé avaient été relativament énormes, et que ce fait explique l'intensité et l'étendue des lésions. Nous avons aussi inoculé du venin de Bothrops à des tortues de terre, à des iguanes, à des grenouilles, à des lézards, et tous ces animaux ont succombé, après un temps plus ou moins long, et tous ont présenté les lésions carac- téristiques du venin à des degrés plus ou moins prononcés. 122 VENIN DES SERPENTS Fontana avait également vu mourir des tortues en conséquence de morsures de vipère. Il n'est donc pas exact de dire que les serpents veni- meux sont réfractaires à l'action de leur propre venin. Mais, ce qui est exact c'est que, comme presque tous les animaux à sang froid, ils résistent bien davantage à l'action du venin que les animaux à sang chaud, et ne succombent qu'après de nombreuses inoculations. On a cru aussi, pendant un certain temps, que le venin du crapaud n'agissait point sur ce même animal. Les expériences de Claude Bernard ont prouvé le contraire. La résistance de ces animaux à l'action des poisons, en général, est un fait aujourd'hui connu de tous les phy- siologistes. La constitution histologique des tissus chez les serpents n'étant pas différente de ce qu'elle est chez les autres animaux à sang froid, tels que la grenouille, l'igua- ne, etc., etc. ; les conditions de vie étant les mêmes pour ces animaux, on ne pourrait comprendre pourquoi un venin agissant sur les uns n'agirait pas sur les autres. Mais lorsque l'on passe à comparer les effets du venin chez ces animaux et chez les animaux à sang chaud, on ne peut méconnaître des différences d'intensité des lésions et de rapidité de propagation dans les tissus. Chez l'iguane, les tortues, les serpents, l'action locale du venin n'imprime pas, en général, aux tissus, l'aspect que présentent toujours ceux des animaux à sang chaud.Les infiltrations sanguines, DU BRÉSIL 123 les hémorrhagies interstitielles, ne sont jamais chez les premiers ni aussi prononcées, ni aussi étendues que chez les seconds, et ne paraissent point atteindre les couches profondes. La diffusion du venin et la propagation des lésions s'opèrent très lentement, comme le prouvent nos expériences. Ce résultat peut être attribué à la lenteur de la circulation chez ces animaux, mais il ne saurait l'être à la différence de température. En effet, lorsqu'au moyen de l'éthérisation, on abaisse à i3° C. la température de la patte d'un chien, et que l'on y injecte ensuite du venin, on voit, au bout d'une heure, que les lésions se sont propagées dans les tissus jusqu'auprès de la racine du membre, malgré le maintien constant de la tempéra- ture à i?° durant tout ce temps. A l'exemple de Fontana, nous avons cherché à recon- naître quel serait l'effet produit par le venin du Bothrops jararacussu sur des sangsues (Hirudo officinalis). Pendant plusieurs jours, nous avons injecté, chaque jour, à trois sangsues, un demi centimètre cube d'une solution de venin. L'une d'elles mourut au bout de six jours, mais les autres survécurent, et un mois après les expériences, elles vivaient encore. Des larves de musca carnaria et de petits filaires qui se rencontrent parfois dans le cœur des chiens, furent mis dans une capsule contenant une solution concentrée de venin, provenant de différents serpents. Ils y demeurèrent 124 VENIN DES SERPENTS plusieurs heures sans mourir ; c'est à peine si nous avons remarqué une modification supercifielle de la coloration externe des larves et un peu plus de lenteur dans leurs mouvements. Nous avons également tenté quelques expériences sur de petits poissons dorés. Une très petite quantité de venin fut injectée près de la queue, et les poissons remis en liberté dans l'aquarium. Leurs mouvements devinrent lents au bout de 3 à 4 minutes, et ils s'arrêtaient au fond de l'aquarium. Dix minutes après, ils restèrent immobiles. Au bout de quinze minutes nous les retirâmes de l'eau, ils étaient morts. LEÇON NEUVIÈME. Sommaire. — On a toujours supposé que le venin de serpent n'était destiné à autre chose qu'à être employé comme arme de défense. — Il joue cependant le rôle d'un suc digestif. — Action dissolvante du venin sur le muscle. —Expérience qui prouve son action peptonisante. — Le venin émulsionne les graisses. — Action du venin sur le lait. — Le venin ne trans- forme pas l'amidon en glucose. — Il se rapproche davantage du suc pancréatique que de la salive. — Expériences avec le pro- duit de la macération du pancréas de serpent injecté dans le sang. — Expériences de Béchamp et Baltus avec le suc pancréatique des mammifères injecté dans le sang.— Mes expériences avec la pancréatine injectée dans le sang.— Les troubles et les lésions produites dans ce cas sont comparables à ceux du venin. Messieurs, Bien qu'un petit nombre d'observateurs aient été portés à attribuer au venin de serpent un certain rôle dans la digestion de ces animaux, aucun d'eux, avant nous, n'a prouvé que cet agent possède toutes les propriétés d'un suc digestif. Blainville, Nicholson, etc., se sont bornés à direquele venin de serpent n'est autre chose qu'une salive. L'opinion générale, cependant, était que le venin de ser- pent, avec son appareil inoçulateur, servait uniquement d'arme agressive ou défensive à ces animaux. 126 VENIN DES SERPENTS La première hypothèse, bien qu'elle eût de grandes probabilités en sa faveur, avait besoin toutefois d'être sou- mise au contrôle de l'expérience, sans lequel elle ne sor- tirait jamais du rang d'hypothèse probable. Or, les preuves expérimentales, qui élèvent cette hypo- thèse au rang de fait scientifique indiscutable, nous croyons les avoir fournies. Nous avons reconnu et établi que le venin de serpent attaque et dissout le muscle, émulsionne les graisses, mais n'a point d'action saccharifiante sur l'amidon. Il doit donc être considéré comme analogue au suc pancréatique plutôt qu'à la salive. Un morceau de muscle, du poids de dix grammes, et très frais, est déposé dans une capsule contenant une so- lution concentrée de venin de serpent dans de l'eau distillée. La capsule est portée à la température de 36° centigr. Au bout de quinze minutes, la modification subie par le muscle est déjà très-apparente. Il se décolore de plus en plus, ses fibres sont plus détachées. Au bout de deux heures, les altérations sont encore plus remarquables. La désagrégation des fibres du muscle commence à se pro- duire. Il devient plus mou, par la perte de cohésion de ses parties. Au bout de vingt-quatre heures, le travail s'étant continué sous l'influence de la température am- biante, on voit que la dissolution de la chair est déjà très avancée. Le muscle a pris l'aspect d'une substance pul- peuse, sans aucun vestige de structure fibrillaire; le li- DU BRÉSIL 127 quide dans lequel il est immergé devient trouble, d'une couleur légèrement cendrée et de la consistance d'une bouihie. Au bout de trois ou quatre jours, la dissolu- tion de la chair est souvent complète. Pendant le tra- vail de dissolution du muscle, le liquide contenu dans la capsule exhale une odeur sui generis, différente de celle de la putréfaction. Il y a dans ce travail une phase initiale pendant laquelle la réaction du liquide est acide. Mais lors- que l'opération est avancée, la réaction est toujours alca- line. Cette expérience fréquemment réitérée nous a tou- jours donné le même résultat ; il n'y a eu de différence que dans le temps nécessaire à la dissolution complète de la viande. La rapidité de dissolution était en rapport avec la quantité de muscle soumise à l'expérience. Nous avons obtenu avec l'albumine de l'œuf, coagulé par la chaleur, un résultat identique ; dans ce cas, la dés- agrégation était plus rapide. Nous avons ensuite étudié l'action du venin de serpent sur les graisses. Dans un tube de verre, contenant une certaine quan- tité de solution de venin, nous versâmes quatre grammes d'huile d'amande. Par l'agitation du tube, l'huile se divisa en très petites gouttes formant une émulsion parfaite. Le tube fut ainsi conservé durant six mois ; au bout de ce temps l'émulsion persistait encore. Nous avons fré- 128 VENIN DES SERPENTS quemment répété cette expérience et elle nous a toujours donné le même résultat. M. le docteur Couty, voulant vérifier l'opinion, par nous émise, que le venin de serpent agit comme un suc digestif, a fait au laboratoire de physiologie expérimentale du Musée quelques expériences, dont nous avons suivi avec intérêt la marche et les résultats. Une certaine por- tion de blanc d'œuf fut traitée par l'eau bouillante dans la proportion de i à 10 et le mélange divisé en trois parties égales. A l'une de ces parties, l'on joignit une certaine quantité de venin de serpent; à une autre, une certaine quantité de venin de crapaud ; la troisième fut réservée comme témoin. Au bout de 24 heures, le mélange d'al- bumen, auquel on avait additionné du venin de serpent, offrait en partie l'aspect d'un caillot gélatineux. Celui qui avait reçu du venin de crapaud était resté entièrement li- quide ; il en était de même de la troisième portion. La partie liquide du mélange, soumis à l'action du venin de serpent, ayant été traitée par l'acide nitrique, ne donna aucun précipité, ce qui indiquait que l'albumine avait été peptonisée. Les deux autres portions, au contraire, sous l'influence du même réactif chimique, donnèrent un pré- cipité abondant. M. le docteur Couty fut obligé de con- venir que de tels résultats paraissaient confirmer notre opinion. Nous avons également étudié l'action du venin de ser- DU BRESIL 12g pent sur le lait. Une certaine quantité de lait de vache, fraîchement trait fut soumise à la coction au bain-marie et ensuite utilisée pour l'expérience. Nous primes trois petites capsules et nous versâmes dans chacune environ 10 grammes de lait bouilli ; puis, nous ajoutâmes dans chaque capsule un peu de venin récent, dilué dans de l'eau distillée. Quelques minutes après, le lait des cap- sules parut se troubler légèrement, et il s'y formait de très petits grumeaux. Au bout d'une heure, il y avait un commencement évident de séparation du caséum. Les capsules furent soigneusement mises à part, à côté d'une autre capsule contenant du même lait bouilli, destiné à servir de terme de comparaison. Dix-huit heures après, le lait mélangé de venin présentait, dans les trois capsules, un caillot homogène. Le sérum s'en était séparé. Mais, dans la capsule réservée pour la comparaison, aucun caillot ne s'était formé; le lait était fluide comme la veille. Les résultats de cette expérience montrent une analogie de plus entre le venin de serpent et le suc pancréatique, lequel, selon les expériences de W. Roberts, a une action coagulatrice sur le lait. Nous avons voulu savoir aussi si le venin de serpent transformerait l'amidon en glucose. Pour cela dans une éprouvette contenant la solution du venin, nous versâmes une certaine quantité d'amidon cuit et dilué dans de l'eau distillée. Une heure après, la solution fût traitée par la 10 i3o VENIN DES SERPENTS liqueur de Fehling. Il n'y eut aucun indice de la réduction de l'oxyde de cuivre, ce qui prouvait l'absence de glucose. Donc, le venin de serpent attaque et dissout les chairs, émulsionne les graisses et ne transforme pas l'amidon en glucose. Par cette dernière propriété, il s'éloigne de la salive proprement dite. Par son action sur les graisses, il s'éloigne du suc gastrique. Il se rapproche cependant du suc prancréatique, dont l'action sur les albuminoïdes et sur les graisses est bien connue depuis les expériences de Bouchardat et Sandras, Eberle et Claude Bernard. L' idée que le venin de serpent est un suc digestif avait contre elle quelques considérations. Ainsi, l'on pouvait se demander pourquoi toutes les espèces ophi- diennes ne sont pas douées de la faculté de sécréter ce suc digestif, qui est en même temps un venin ? A cette objection nous pouvons répondre que la plupart des es- pèces considérées comme non-venimeuses n'ont pas encore été bien étudiées au point de vue de leurs agents diges- tifs. Il resterait donc à rechercher si, chez ces espèces, la glande à venin placée à l'entrée du tube digestif, ne serait pas suppléée physiologiquement par une autre glande située en un point plus éloigné da la cavité buc- cale l. Nous avons déjà démontré, et cela contre l'opinion i II existe chez les Boas, de chaque côté de la mâchoire inférieure deux glandes allongées, qui communiquent avec la bouche par un petit canal. Chez l'amphisbène, il existe une glande sublin- guale. DU BRESIL 131 commune, que certaines espèces du Brésil, considérées non-venimeuses, sont douées d'un appareil à venin rudi- mentaire situé dans la partie postérieure de la bouche. Telles sont quelques espèces du genre Elaps, le Coluber cenchria de Neuwied et d'autre espèces de Coluber du Brésil, qui ne paraissent pas encore déterminées. Or, il suffit d'examiner la conformation de la bouche chez ces espèces pour voir qu'elles ne peuvent pas se servir, pour mordre, de leur appareil veninifère, placé trop en arrière et qui n'est pour elles ni arme d'agression ni arme de défense. Les mandibules sont disposées de telle manière chez ces espèces, qu'elles ne s'ouvrent point suffisamment, au moment de mordre, pour inoculer le venin ; et, pour- tant, pendant la déglutition, l'inoculation se fait certai- nement chez leurs victimes. Afin de comparer les effets du venin et ceux de la sécrétion pancréatique des serpents venimeux, nous avons procédé aux expériences suivantes. Un serpent de l'espèce Bothrops jararaca étant venu à mourir, nous lui avons ouvert le ventre, avant la mani- festation des premiers indices de putréfaction, et nous en avons extrait le pancréas. Cette glande, d'une couleur blanc-jaunâtre, de la grosseur d'un pois, adhère aux parois de l'intestin et au côté de la rate. Après avoir tranché les adhérences, la glande isolée fût mise dans un mortier et broyée; nous y ajoutâmes un peu d'eau distillée [32 VENIN DES SERPENTS en continuant le broiement. Nous obtînmes ainsi, au bout de quelques minutes, un liquide légèrement jaunâtre et un peu trouble. Au moyen d'une seringue de Pravaz nous injectâmes 2 cent. c. de ce liquide, coup sur coup, dans la saphène d'un chien de taille moyenne. Trois minutes après l'injection, il tombait sur le sol, les mem- bres raidis et le tête renversée en arrière. Il est resté dans cet état de deux à trois minutes; puis il s'est remis debout, les quatre pattes écartées, les membres raidis, dans l'attitude d'un chien sous l'influence de la première phase du strychnisme. Il tombait, si l'on cherchait à le faire marcher. Le lendemain l'animal était encore vivant. Il était couché, très abattu, les pupilles excessivement dilatées, et ne pouvait plus se tenir debout. Quand on l'obligeait à marcher, il faisait à peine quelques pas et tombait, les membres antérieurs contractures. Le surlendemain, il était agonisant ; il avait eu durant la nuit des vomissements et des déjections de matières liquides. La respiration était haletante. Il était saisi par intervalles d'accès convulsifs semi-tétaniques, avec opis- thotonos incomplet et contracture des membres. La mort survint vers cinq heures du soir. L'autopsie n'a pu être faite que trente heures après la mort. Elle nous a révélé ce qui suit : Cœur rempli de caillots, sans plaques hémorrhagiques sous l'endocarde. DU BRESIL i33 Poumons légèrement œdémateux, congestionnés, mais sans foyers hémorrhagiques. Foie très congestionné, couvert de petits points blancs parsemés. Estomac normal. L'intestin grêle avait de petites plaques hémorrhagiques sous-muqueuses. Reins congestionnés. Rate normale. Une seconde expérience a rendu plus évidente encore la toxicité de la sécrétion pancréatique des serpents venimeux. En visitant un matin la cage des reptiles, nous y avons trouvé mort un jararaca, qui paraissait encore très vivace la veille. La mort ne pouvait remonter qu'à un petit nombre d'heures,et il n'existait aucun signe de putréfaction Le ventre fût ouvert et le pancréas extrait. Il convient de signaler ici que l'animal était gravide et en travail de digestion. Nous avons trouvé dans l'estomac un oiseau encore couvert de plumes. Le pancréas était d'un jaune- rougeâtre, et sa consistance, celle de la glande normale. Après l'avoir broyé, nous le fîmes macérer dans de l'eau distillée et nous filtrâmes. Le liquide filtré ressemblait à une solution de venin ; il était légèrement jaunâtre. Exa- miné au microscope, on y découvrait un grand nombre de micrococcus. Nous injectons coup sur coup dans la saphène d'un chien de petite taille 4 cent. Va cubes de ce liquide. Après l'injection, l'animal s'agite, les battements du cœur de- viennent lents et irréguliers; il éprouve un frémissement 134 VENIN DES SERPENTS musculaire généralisé ; sa tète pend sur la table. Mis debout, il ne peut se soutenir sur les quatre pattes. Le lendemain matin, on le trouve mort. L'autopsie eut lieu à dix heures du matin et fit voir ce qui suit : Rigidité cadavérique peu prononcée. Sang noir incoagulable. Poumons très congestionnés et avec des taches sombres. Cœur contenant des caillots noirs. Petites plaques hémorrhagiques sous l'endocarde du ventricule gauche. Foie d'un rouge-noirâtre avec marbrures. Intes- tins normaux. Reins congestionnés. Pancréas légèrement rougi. Le sang examiné au microscope présentait des globules rouges déformés, de nombreuses bactéries allon- gées, très agiles et des masses de spores. En présence des résultats de ces deux expériences nous ne pouvions plus douter que la sécrétion pancréa- tique du Bothrops jararaca, injectée dans le sang, produit des effets toxiques semblables à ceux de l'humeur sécrétée par la glande à venin. Nous sommes portés à croire que les résultats seraient les mêmes avec d'autres espèces venimeuses. Mais dans une expérience faite, par le même procédé, avec le liquide obtenu par macération du pancréas d'un serpent coluber, espèce considérée comme non venimeuse, le résultat a été différent : l'animal injecté n'a manifesté aucun trouble après l'introduction de ce liquide dans la veine. DU BRÉSIL i35 La sécrétion pancréatique même des mammifères peut agir comme substance venimeuse, ainsi que l'ont prouvé les expériences de Béchamp et Baltus communiquées à l'Académie des Sciences de Paris 1. Afin de compléter l'étude faite jusqu'à ce jour sur les propriétés digestives du venin de serpent, nous allons ré- sumer ici les résultats de nos expériences, réalisées avec la pancréatine, produit de sécrétion glandulaire des mam- mifères, dont les analogies avec le venin de serpent sont des plus grandes et des plus remarquables. La pancréatine employée par nous est celle de Defresne, dissoute dans de l'eau distillée. Première analogie dans les effets.—Si,dans une éprou- vette graduée contenant 6 grammes de pancréatine en dissolution, on fait jaillir le sang artériel de la carotide d'un chien, et que l'on agite ensuite les liquides de façon à les bien mélanger, le sang conserve sa fluidité, sans la moindre trace de coagulation de la fibrine. Sa couleur ru- tilante devient peu à peu violette, se rapproche de la cou- leur des aubergines et au bout d'une demi-heure, le sang a acquis une couleur noire exactement comme lorsqu'il est mélangé à une solution de venin de serpent. Le même fait a été observé par Albertoni. Deuxième analogie.—Si l'on injecte dans le tissu cel- 1 Comp. Rend. Acad. Scienc. 21 Mars 1881. 136 VENIN DES SERPENTS lulaire sous-cutané de la cuisse, de l'aine ou de toute autre partie du corps d'un même animal, i à 2 cent. c. d'une solution de pancréatine dans de l'eau distillée, dans la proportion de i/15, la partie injectée enfle, devient chaude, douloureuse, la tuméfaction gagne en étendue et il se forme souvent, au bout de vingt-quatre heures, des abcès putrides, diffus, gazeux, qui se fendent sponta- nément et laissent couler un liquide fétide, ichoreux. Cette altération locale, comme nous l'avons vu plus haut, se produit souvent lorsqu'on injecte le venin de serpent dans le tissu cellulaire sous cutané. Troisième analogie.—Si l'on injecte dans la veine sa- phène d'un chien de taille moyenne et successivement, de 4 à 5 cent. c. de la même solution de pancréatine, on voit aussitôt la tension artérielle tomber brusquement de 6 à 7 cent. c. de mercure; l'animal s'agite, urine, défèque; la respiration devient embarrassée, le cœur s'accélère pour se ralentir ensuite; il se manifeste des contractures in- complètes, isolées; à la fin la respiration s'arrête et la mort a lieu, 10 ou 15 minutes après l'injection de pancréa- tine. Dans l'une des expériences, faite sur un chien de petite taille, la mort est survenue au bout de trois minutes après l'injection. L'autopsie, dans ces cas, a révélé une congestion des poumons avec de petits points hémorrhagiques à la surface DU BRÉSIL i37 de l'organe; de vastes taches hémorrhagiques au sommet du cœur, à la surface externe du ventricule gauche et sous l'endocarde du même ventricule; congestion des intestins et du foie, ainsi que de la rate. Le sang se coagulait encore. Dans un cas,où l'autopsiefut pratiquée immédiatement après la mort, nous avons remarqué un tremblement fibrillaire du cœur, limité aux ventricules, — phénomène souvent observé après l'injection du venin de serpent dans le sang. Ces expériences, qui ont eu pour témoins MM. les doc- teurs Goes, Guimarâes et Sallas, et M. Ribeiro, étudiant en médecine, établissent avec la plus entière évidence les analogies qui existent entre les effets de la pancréatine et les effets du venin de serpent. Elles confirment le rappro- chement que nous avons établi entre ce venin et le suc pan- créatique. LEÇON DIXIÈME. Sommaire. — On a considéré le venin comme um agent septique. — Toutefois les altérations morbides qu'il produit ne sont point celles de la septicémie. —Il n'est pas aussi un véritable agent inflammatoire quoiqu'il soit capable de créer quelque fois un état analogue a l'inflammation.— Expériences de Gas- pard, Sédillot, Ducrest avec les substances putrides injectées dans le sang.—On discute encore aujourd'hui sur la véritable cause des états septicémiques.— Opinion de Bergmann, Schmie- deberg, Zuelzer, etc. — Pasteur, Duclaux soutiennent la cause microbienne. — On a voulu trouver des analogies entre le processus morbide de la fièvre jaune et les effets du venin de serpent. — Sous certains points de vue ces analogies existent. — Toutefois au fond les deux processus sont différents. — Le venin de serpent comparé à d'autres venins.— Différences d'action et de propriétés chimiques entre le venin de serpent et le venin de crapaud.—Le venin de salamandre terrestre agit aussi d'une façon différente. — Le venin d'un gros lézard américain. — Le venin de scorpion.— Le venin de l'araignée crabe.— Les poissons venimeux. — Observations faits par Corre e Remy à ce sujet. — Effets de la piqûre d'une raie de la Guyanne. — Le venin des hyménoptères. — Effets curieux du venin d'une guêpe du Brésil. Messieurs, Quelques auteurs contemporains, parmi ceux qui ont traité légèrement des accidents consécutifs aux morsures des serpents venimeux, comparent les "effets du venin à ceux que produisent ordinairement les agents septiques. 140 VENIN DES SERPENTS En effet, si l'on considère que le venin inoculé agit sur les tissus, ainsi que sur le sang, en les altérant, en les décom- posant, en les dissolvant, et que, dans certains cas assez fréquents, ce processus de dissolution de la substance or- ganisée rappelle ce qui se passe dans certaines manifesta- tions morbides, telles que la grangrène, la septicémie, etc., l'assimilation du venin aux agents septiques et putréfiants semble avoir sa raison d'être. Il faut, cependant, ne pas méconnaître que, malgré les analogies qui existent entre ces processus morbides et les effets du venin, l'action in- time et fondamentale de cet agent toxique ne se manifeste pas nécessairement par la gangrène ni par la septicémie. Le processus morbide du venin est d'une nature telle- ment spéciale et caractéristique qu'il n'y a pas possibilité de confusion avec aucun autre. Nous avons montré dans une autre leçon que les phénomènes locaux, consécutifs à l'ino- culation du venin, tels que la tuméfaction rapide de la partie inoculée, la douleur locale, etc., ne sont point ceux d'une véritable inflammation. Il n'y a point là de phase congestive, se révélant par la chaleur intense et la rougeur des tissus; il n'y a pas formation de produits plastiques ni exsudatifs, tels que suppuration diffuse ou limitée, comme il arrive dans les cas de phlegmon ou d'abcès, ou tout au moins cela ne se produit qu'exceptionnellement. La tem- pérature locale baisse souvent au lieu de s'élever et la réaction fébrile est presque toujours nulle, contrairement DU BRÉSIL 141 à ce qui se produit dans la véritable inflammation. Le re- froidissement local par l'éther ou par d'autres moyens de soustraire de la chaleur, en contractant les vaisseaux, n'empêche ni ne retarde la marche du processus morbide du venin et de ses lésions caractéristiques. On peut affir- mer sûrement que les tissus ne s'enflamment pas au contact du venin; ce qui se produit est une plus ou moins profonde altération de ces tissus et une immédiate décom- position du sang, d'où résulte parfois la mortification ra- pide de la partie lésée. Les anciennes expériences de Gaspard, de Sédillot, de Ducrest, sur le résultat de l'injection de substances putri- des dans le sang, ont démontré qu'il y a production de frissons réitérés, d'accidents fébriles et de phénomènes typhoïdes. Ces accidents et phénomènes ne sont point ceux qui accompagnent, en général, les injections de venin dans les veines. Dans ce cas encore, les accidents dus au venin ne sont pas entièrement comparables aux phénomè- nes septicémiques. C'est encore aujourd'hui une question fort débattue dans la science, que celle de la nature des agents qui produisent la septicémie Les uns, comme Bergmann et Schmiedeberg, Zuelzer et Sonnenschein, l'attribuent à la sepsine, produit de la putréfaction comparable à certains alcaloïdes, tels que l'atropine et l'hyosciamine ; d'autres, comme Pasteur, Duclaux, etc.,veulent que les phénomènes 142 VENIN DES SERPENTS septicémiques soient dus à des germes ou à des bactéries 1. Mais, quant au venin de serpent il paraît incontestable que ses effets caractéristiques ne sont pas produits par des germes de matière vivante. Soit que l'on considère sa partie active comme douée de fonctions d'alcaloïde, à la manière des ptomaïnes, comme le veut M. Gautier, soit que l'on en fasse un ferment soluble, analogue à la ptyaline et à la pancréatine, le venin est toujours un produit de sécrétion spéciale, dont les effets sur l'organisme sont également spéciaux et caractéristiques ; de sorte que ce n'est qu'en apparence qu'il existe des analogies entre lui et les véritables agents septiques. La fluidité du sang et les hémorrhagies passives qui constituent, pour ainsi dire, les symptômes obligés du venin, quand il agit avec lenteur,ont porté quelques obser- vateurs à en comparer les effets à ceux que produit l'agent encore inconnu de la fièvre jaune. C'est en se fondant sur ces analogies qu'un certain Humboldt essaya, il y a plusieurs années, à la Havannc, l'inoculation du venin de serpent à sonnettes comme moyen prophylactique du typhus américain. Cette pra- 1 Des recherches récemment faites ont porté à admettre que les ptomaïnes ne se forment pas seulement dans les cadavres, mais qu'el- les se produisent aussi dans les corps vivants sous certaines condi- tions morbides. Il est très probable que quelques états morbides septicémiques sont produits par des ptomaïnes. autochthones. Cette hypothèse fait jaillir beaucoup de lumière dans la pathologie des états septicémiques et explique bien des faits obscurs de la clinique. DU BRÉSIL i43 tique extravagante et dangereuse ne mérita, alors, que la réprobation des hommes sérieux et instruits. Dans la fièvre jaune, il se produit, il est vrai, une pro- fonde décomposition du sang, qui coïncide avec des hé- morrhagies multiples par les ouvertures naturelles et, dans son cadre symptomatique, on peut trouver certaines analogies avec ce que l'on observe dans les cas d'inoculation du venin. Ici, pourtant, les phénomènes d'intoxication ont une marche régulière, certaine et déterminée dans le plus grand nombre de cas, et le processus morbide tout entier rentre dans le cadre des maladies fébriles de caractère typhique. Bien que les effets du germe de la fièvre jaune se rapprochent réellement de ceux que pro- duit le venin de serpent, le processus morbide et l'évo- lution des phénomènes sont, toutefois, très différents. La fièvre jaune, dont la cause est probablement un germe reproductible et transportable, doit être considérée comme un type des maladies causées par des agents de la nature des ferments. Certains symptômes, liés à des désordres du sympa- thique, comme les vomissements, si constants dans la fièvre jaune, appartiennent également aux effets de l'into- xication par le venin de serpent. La céphalalgie frontale, les perturbations de la vision, la dilatation des pupilles, les regorgitations de bile, la dépression profonde des forces, la crainte de la mort, sont des symptômes que 144 VENIN DES SERPENTS l'on observe autant chez l'individu attaqué de fièvre jaune que chez celui qui a subi l'inoculation du venin. Il en est de même pour l'épistaxis, l'hématurie, la stomatorrhagie, l'hémorrhagie intestinale, l'ictère, l'albuminurie, qui cons- tituent l'effrayant tableau de la dernière période de la fièvre jaune et de l'intoxication produite par le venin de serpent. Si les étatsmorbides se ressemblent par les symptômes, ils ne se ressemblent pas moins par les lésions que l'au- topsie fait reconnaître. Les congestions et les foyers hémorrhagiques des poumons, les modifications de colo- ration du foie, la congestion de la muqueuse gastro- intestinale, la fluidité excessive du sang, qui perd la propriété de se coaguler et devient noir, les taches hé- morrhagiques sous l'endocarde du ventricule gauche se rencontrent également dans la fièvre jaune et dans l'into- xication par le venin de serpent. Nous avons par suite, ici, deux causes très différentes quant à leur origine et à leur nature intime, produisant, par des processus morbides différents, des effets analogues ou semblables. Le processus de la fièvre jaune est de nature pyré- togénique, tandis que l'action du venin se produit géné- ralement sans fièvre. Ce phénomène qui n'appartient toutefois qu'à la phase initiale de la maladie, peut s'y trouver lié à la pullulation des germes. DU BRÉSIL 145 En somme, et rigoureusement parlant, on ne peut pas dire que l'individu qui succombe à la morsure d'un serpent, ait succombé à la septicémie. D'un autre côté, sans méconnaître de notables analogies entre la fièvre jaune et l'intoxication par le venin de serpent, au point de vue des symptômes et des lésions, ce serait aller à ren- contre de la vérité que de vouloir considérer comme identiques ces deux processus morbides. Nous allons maintenant examiner rapidement les analogies et les différences qui existent entre le venin des serpents et les autres venins animaux. L'étude des venîns de cette dernière catégorie est malheureusement très incomplète encore ; nous nous proposons de nous y livrer avec soin si le temps ne nous fait pas défaut, et après la conclusion d'investigations importantes auxquelles nous procédons actuellement ; nous pourrons ainsi faire connaître les venins sécrétés par quelques animaux du Brésil, autres que les ser- pents. Malgré le peu de données actuellement réunies sur le venin de crapaud, sur celui de certains hyménoptères et de quelques arachnides, nous pouvons toutefois en tirer des éléments de comparaison. Nous eûmes l'occasion, il y a plus de quatre ans, alors que nous commencions nos investigations sur le venin des serpents du Brésil, de faire quelques expériences sur 146 VENIN DES SERPENTS le venin d'une espèce de crapaud du Brésil, le Bufo icte- ricus, Spix. Nous suivîmes plus tard, avec un intérêt mêlé de curiosité, une série d'expériences réalisées par notre ancien collaborateur, M. le Dr. Couty, sur le venin du Bufo fuliginosus. Neuw. Le venin employé dans ces expériences était extrait des glandes parotides et ensuite dilué dans de l'eau, à laquelle on additionnait un peu d'éther sulfurique. La solution, ainsi préparée était employée en injections sur des chiens, tantôt dans le tissu cellulaire sous-cutané, tantôt dans les veines. On ne peut point comparer le venin de crapaud au venin de serpent. Il existe entre ces deux humeurs toxiques des différences très-remarquables, soit quant aux proprié- tés physico-chimiques, soit quant à l'action physiolo- gique. Dès que le venin de crapaud est extrait de la glande, par une large incision de la peau qui couvre cet organe, il se présente comme une matière demi solide, couleur de lait, ressemblant un peu à de la matière sébacée. Il se durcit par l'exposition à l'air, change de couleur, devient jaunâtre ou grisâtre, se fonce de plus en plus, jusqu'à prendre une couleur presque noire. Il est peu soluble dans l'eau pure, mais il se dissout facilement si l'on ajoute à l'eau quelques grammes d'éther. Sa réaction chimique est acide, elle rougit le papier de tournesol ; DU BRESIL ■47 tandis que la réaction du venin de serpent estneutre 1. Au point de vue de l'action physiologique, les diffé- rences ne sont pas moins remarquables. Le venin de crapaud agit énergiquemcnt sur les mu- queuses, en y provoquant une irritation des plus intenses. Nous avons vu que le venin de serpent est sans action sur les muqueuses, au moins chez les animaux supérieurs. De là résulte que le venin de crapaud introduit dans les voies digestives est absorbé et produit souvent la mort, tandis que l'ingestion du venin de serpent est tout-à-fait inof- fensive. Ainsi que l'ont prouvé les belles expériences du savant physiologiste français, M. Vulpian, expériences contrôlées et confirmées par les nôtres, le venin de crapaud agit principalement sur le cœur, qu'il paralyse, et l'arrêt a lieu en diastole. Il a donc une localisation actionnelle bien dé- terminée. Le venin de serpent, au contraire, n'a d'action élective sur aucun organe. Tous deux agissent sur les tissus, mais ils agissent d'une manière différente. Le venin de crapaud ne produit point la tuméfaction diffuse des tissus, les infitrations séreuses, les suffusions sanguines, les hémorrhagies intersticielles, le changement 1 Dans une note très intéressante, publiée dans les Comptes Rend. Acad. Scienc. (25 Février 1884) M. G. Calmels dit que le venin de crapaud doit une partie de ses propriétés toxiques à une petite quantité de la methylcarbylamine de M. A. Gautier. 11 expli- que la formation de la methylcarbylamine dans ce venin par la présence de l'acide isocyanacétique. 148 VENIN DES SERPENTS de coloration du sang, ni son excessive fluidité, qui sont caractéristiques de l'action du venin de serpent. Quant aux lésions viscérales, les différences ne sont pas moins ac- centuées. Les grandes plaques hémorrhagiques des pou- mons et du cœur, qui succèdent constamment à l'injection sous-cutanée ou intraveineuse du venin de serpent, ne se produisent pas par l'action du venin de crapaud. Enfin, le venin de serpent a toutes les propriétés d'un suc di- gestif, tandis que le venin de crapaud en est complètement dépourvu 1. Le venin de la salamandre terrestre a été déjà étudié par M. Vulpian. D'après ce physiologiste, ce venin doit être classé parmi les poisons convulsivants. Il n'y a par suite aucun rapprochement à établir entre le venin de serpent et le venin de la salamandre terrestre. Le venin de scorpion n'a pas été jusqu'à présent suffisamment étudié. Il a, paraît-il, de nombreuses analo- gies avec le venin de serpent. Il produit aussi des effets lo- caux. On ne peut, dans l'état actuel de nos connaissances à ce sujet, affirmer que ses effets soient absolument compa- rables à ceux du venin de serpent. Il est rare que la mort de l'homme soit produite par la piqûre d'un scorpion. 1 Dans un article très important sur le venin de serpent, qui a été publié par Fletcher dans the American Journal of Médical Sciences, N. clxxii. i883, on lit que tous les venins de serpent ont la réaction acide. Cette affirmation est inexacte, du moins pour les serpents du Brésil, que j'ai pu étudier jusqu'aujourd'hui. Le venin de ces serpents nous a toujours donné la réaction neutre. DU BRÉSIL 149 Très récemment le Docteur Weir Mitchell a constaté que la salive d'un gros lézard américain (Heloderma sus- pectum) est douée de propriétés toxiques. D'après les ex- périences de ce physiologiste, l'humeur venimeuse sécrétée par cette espèce de lézard agirait sur les animaux à lafaçon d'un poison du cœur. Inoculé dans les tissus, il ne produit point d'effets locaux. Ce venin, se rapproche donc da- vantage du venin de crapaud que du venin de serpent 1. On rencontre au Brésil, dans les troncs de vieux arbres des forêts vierges, un arachnide de taille énorme ; c'est une espèce de Mygale, vulgairement appelée aranha carangueijeira (araignée crabe). Son venin n'a pas encore été étudié, mais tout porte à croire qu'il se rapproche du venin de scorpion. Selon des observations du docteur Corre, médecin de la marine française, il existe dans les régions tropicales, certains poissons venimeux. Cet observateur a comparé les effets produits par la substance venimeuse de ces pois- sons aux effets du venin de serpent. M. Rémy ayant ré- duit séparément les divers organes de ces poissons en une espèce de bouillie, s'en est servi pour faire des injec- tions sous la peau de quelques chiens. Cette expérience lui a permis de constater que les propriétés venimeuses ne 1 Vid. the American Journal of Médical Sciences N. clxxi i883, pg. 144. Je suis très reconnaissant à l'obligeance de M. Weir Mitchell, qui a bien voulu m'envoyer son important mémoire au sujet du venin de ce lézard américain. i5o VENIN DES SERPENTS se rencontrent qu'aux organes génitaux, aux ovaires et dans les testicules de ces poissons. Il y a environ deux ans, l'infortuné Crevaux, pendant son cour séjour à Rio, m'a communiqué verbalement que dans les rivières de la Guyane, on trouve une raie très re- doutée des habitants de cette région; la blessure faite par le dard de cette raie occasionne souvent la mort. Il m'a raconté alors ce qui était arrivé à l'un des hommes de son équipage. Cet homme fut piqué à un pied par un de ces redoutables poissons. Le pied, la jambe, le membre tout entier devint le siège d'une inflammation intense et rapide, les tissus se gangrenèrent et la mort s'ensuivit quelques heures à peine après l'accident. Selon Crevaux, les effets produits par la piqûre de cette raie ressemblent beaucoup à ceux du venin de serpent. L'infortuné voyageur n'a pas pu me donner de rensei- gnements précis au sujet de la conformation du dard de ce poisson; et nous restons toujours ignorants sur la nature du venin qu'il contient. Pourtant, Messieurs, c'est là un objet digne d'étude, sur lequel je ne saurais trop appeler votre attention. Les pêcheurs de nos côtes, ceux même du voisinage de Rio de Janeiro, paraissent aussi redouter beaucoup le dard, qu'ils appellent esporào, de certaines raies dont ils font peu de cas, car ils les abandonnent souvent sur la plage, mais jamais sans les avoir privées de leur dard. DU BRÉSIL i5i Quant à la sécrétion toxique de certains hyménoptères, dont les variétés sont nombreuses au Brésil, elle n'offre aucune ressemblance avec le venin de serpent. Il s'agit ici d'un liquide rougeâtre, à peine doué de propriétés irritantes et caustiques. Les effets des piqûres de ces hyménoptères sont, en général, de courte durée, et se limitent à la partie piquée. Mais on comprend, toutefois, qu'un grand nombre de piqûres, exercées sur une même personne, par un essaim nombreux de ces terribles insectes, ait de graves conséquences et puisse parfois occasionner la mort. Les journaux du Brésil ont relaté, il y a peu de temps, un cas fatal de ce genre, dont la victime était une femme. Il existe en diverses provinces du Brésil une espèce de guêpe ou de frelon (maribondo), que je crois peu con- nue ou tout au moins peu étudiée. Ses morsures produi- sent un singulier effet, la perte de la voix; c'est pour ce motif que le nom vulgaire de cet insecte est: tapa-guela (boûche-gorge). L'an passé, M. d'Assis Borges, proprié- taire, habitant près de la ville de Lorena, province de Sâo Paulo, nous a envoyé une demi douzaine de ces insec- tes. Malheureusement, le voyage fut long et les insectes arrivèrent morts. Ils ont près de trois centimètres de long. Us sont d'un gris obscur avec de petites bandes jaunes transversales à la partie supérieure de l'abdomen. M. d'Assis Borges, dans une longue lettre, relate avec i52 VENIN DES SERPENTS détails différents cas, qu'il a eu occasion d'observer dans sa ferme, de piqûres de ces insectes produisant toujours chez les personnes atteintes une aphonie plus ou moins durable. Il serait intéressant d'étudier le mécanisme par lequel se produit ce singulier effet. Nous avons l'espoir de réaliser bientôt cette étude. LEÇON ONZIÈME. Sommaire.— Morsures des serpents venimeux.—Fréquence de ces accidents au Brésil.—Les travailleurs ruraux y sont plus exposés que les autres personnes.— Symptômes. — Hémorrhagies di- verses. — Perturbations de la vue. — Autres phénomènes. — Jaunisse.— Ce que l'on doit penser de l'opinion qui attribue une symptomatologie propre au venin de chaque espèce de serpents. — Une opinion du comte de Prados, rapportée par M. Liais au sujet du venin de l'urutu. — Lésions incurables chez certains individus mordus par des serpents venimeux.—Rapidité de la mort en certains cas; sa cause —Croyance au sujet de la gué- rison de la morphée par le venin de serpent.— Un fait à ce sujet. — Ce point est encore à élucider et le sera prochainement. Messieurs, Bien que nous n'ayons eu que de rares occasions d'observer des. individus mordus par des serpents veni- meux, nous pouvons néanmoins donner une description exacte des symptômes qui coïncident avec les morsures de ces ophidiens ou les accompagnent, grâces à de nom- breuses observations recueillies sur différents points du Brésil par des médecins intelligents ou par des personnes instruites, et qui nous ont été communiquées durant ces deux dernières années, i54 VENIN DES SERPENTS Dans un pays comme le Brésil, où les serpents veni- meux sont si nombreux, les accidents de ce genre sont très fréquents, surtout parmi les habitants des campa- gnes et dans les fa\endas (domaines ruraux). Jusqu'à ces derniers temps, ils n'étaient l'objet d'étude ou d'examen d'aucune personne entendue. On confiait le soin des bles- sures à des guérisseurs ignorants, et, en règle générale, ces accidents échappaient à toute enquête scientifique. Au- jourd'hui, cependant, grâces à la vulgarisation de la nou- velle méthode de traitement instituée par nous pour ces cas spéciaux, ils rentrent presque tous dans le domaine de la médecine. Chez l'homme, les morsures ont le plus souvent pour siège les extrémités. Ce sont presque toujours les orteils, le talon, la région voisine des chevilles, qui subissent la morsure. Ce sont aussi là les parties les plus exposées chez les travailleurs ruraux, et celles qui sont le plus à la portée du reptile. 11 est plus rare que la jambe soit le siège de la morsure. Les doigts de la main, et surtout le pouce, sont également attaqués. Les nègres, qui cons- tituent la population esclave des fazendas et des autres établissements ruraux, sont, par les conditions de leur existence, plus exposés que les individus libres ou que les blancs aux morsures des serpents venimeux. Ce sont eux aussi qui paient à ce genre d'accidents le plus fort tribut. DU BRESIL i55 Une sensation de douleur locale coïncide souvent avec la morsure. Dans bien des cas l'individu blessé a encore le temps de poursuivre et de tuer le reptile. Il arrive ra- rement que la personne mordue soit étourdie et faible au point d'être incapable d'appeler ou de chercher du secours et même de se rendre à quelque distance du lieu de l'ac- cident. Cela n'arrive que par excès de peur ou de pusil- lanimité, ou lorsque la morsure a eu lieu sur une veine. La partie offensée commence aussitôt à enfler et des douleurs atroces accompagnent le progrès de la tuméfac- tion. Pendant que le venin pénètre dans les tissus et y produit ses effets, et que les phénomènes semblent encore limités à la partie blessée, la victime se plaint de pertur- bations générales telles que palpitations, obscurcissement de la vue, étourdissements, faiblesses, etc., qui ne doivent être considérées que comme des perturbations réflexes, irradiant des points extrêmes où le venin exerce son action. Dans quelques unes des expériences que nous avons faites sur des chiens, en injectant le venin dans une artère périphérique et en limitant les effets à l'extrémité par la suppression de la circulation de retour, nous avons vu certains phénomènes réflexes très accentués ; ces phéno- mènes cessaient aussitôt que, par la section des nerfs scia- tique et crural, la communication de la patte avec les cen- tres nerveux était interrompue. i56 VENIN DES SERPENTS La tuméfaction se propage parfois avec une excessive rapidité. Chez un garçon qui avait été mordu près de la cheville, la tuméfaction envahissait la cuisse douze heures après l'accident. La partie enflée devient très sensible, douloureuse, et à la moindre compression le blessé éprouve de terribles souffrances. On remarque en même temps une altération de la couleur des téguments, qui devien- nent par ci par là bleuâtres ou livides. Dans d'autres cas, il se forme des phlycthènes autour de la morsure et même en des points éloignés. A mesure que ces phénomènes locaux suivent leur marche, le blessé devient plus abattu, il se plaint de son sort .et redoute la mort. Bientôt apparaissent les phéno- mènes indicatifs de l'action généralisée du venin. Il y a souvent céphalalgie frontale intense, vomissements fré- quents avec expulsion de bile, soif insaciable, la gorge se serre, les intestins sont fortement contractés, la respira- tion s'embarrasse, des perturbations cardiaques se mani- festent et il se produit un état de demi syncope, le pouls est faible et fréquent, intermittent, le visage pâlit, la peau se couvre de sueur, la voix s'éteint, les extrémités se refroidissent. A ces phénomènes s'ajoutent des hé- morrhagies passives par les ouvertures naturelles. Les premières qui se déclarent sont souvent la stomatorrhagie et l'épistaxis ; l'hématurie et l'hémorrhagie intestinale vien- nent ensuite. L'hématémèse paraît être la moins fréquente DU BRESIL i57 de toutes les hémorrhagies. Ce qui se produit à cet égard chez l'homme, se produit également chez les animaux. Dans un cas de morsure de serpent à sonnettes, très- connu des médecins du Brésil et rapporté par Sigaud dans un de ses ouvrages 1, la surface cutanée avait pris une co- loration rougeâtre. Cette altération de la couleur naturelle de la peau n'est toutefois pas constante; elle n'a point été observée dans un grand nombre de cas. Chez les personnes du sexe féminin, la métrorrhagie est un phénomène qui se produit quelquefois. Des personnes dignes de foi assurent avoir observé, chez des individus mordus par des serpents du Brésil, des hémorrhagies par les muqueuses occulaire et auditive, et par les interstices des ongles. Néanmoins, à en juger par les observations d'un grand nombre de mé- decins, dont nous avons reçu les communications, ces hé- morrhagies sont rares. On n'en peut pas dire autant des différentes perturbations de la vue et même de la cécité complète. C'est là un phénomène relativement fréquent. Dans des cas très graves, qui tendent à un dénouement fu- neste, il n'est pas rare de voir se produire un état de léthar- gie, suivi d'un coma profond, qui se termine par la mort. Des phénomènes convulsifs ou paralytiques bien accen- tués se manifestent dans quelques cas rares. Dans les observations, assez nombreuses déjà, dont nous avons 1 Sigaud. Du climat et des maladies du Brésil, i83. i58 VENIN DES SERPENTS connaissance, les phénomènes de ce genre n'ont été re- marqués qu'un petit nombre de fois. La jaunisse se montre parfois, et il est probable qu'il s'agit ici de la variété hémaphéique, liée à la dissolution du sang. C'est une opinion entièrement fausse que celle qui attribue une symptomatologie propre au venin de chaque espèce de serpent. Il est surabondamment prouvé par les expériences que les venins des différentes espèces agissent tous de la même manière. Aussi ne savons-nous pas sur quoi se basent quelques observateurs anglais, lorsqu'ils disent que le venin de la vipère de l'Indoustan agît spé- cialement sur le sang, tandis que celui du cobra-capello ou serpent à lunettes, agît sur le système nerveux. Le venin de serpent, nous l'avons déjà prouvé, n'a point de localisations actionnelles. Si, en certains cas, il semble occasionner plus de per- turbations dans un système que dans un autre, cela tient à des conditions individuelles et à des susceptibilités d'or- ganisme particulières à chacun. Nous avons fait voir plus haut que cette variabilité des symptômes et l'absence de régularité dans leur succession constituent un caractère qui distingue les effets du venin de serpent de ceux des poisons en général. M. Liais, dans son livre bien connu : Climals, géolo- gie, faune et géographie botanique du Brésil^ présente, DU BRÉSIL 15g sous l'autorité du nom du comte de Prados, une opinion qui nous parait peu soutenable, c'est que les morsures de de l'urutu seraient fréquemment suivies d'hémiplégie, et que dans les cas de morsures par le surucucutinga, le sang tendrait plutôt à se coaguler qu'à devenir fluide. Malheu- reusement, M. Liais ne cite point de faits à l'appui de cette opinion. Pour notre part, nous pouvons affirmer que le venin du surucucutinga fluidifie le sang de la même manière que le venin de n'importe quel autre serpent. Nous ne croyons pas non plus que l'hémiplégie soit un phénomène spécial et caractéristique des morsures de l'urutu. Etant données certaines conditions individuelles, ce phénomène peut se manifester après la morsure de tout autre serpent venimeux. Il en est de même des perturba- tions de la vision et de la cécité, qui ont été considérées comme des symptômes spéciaux du venin de serpent à sonnettes et qui se produisent fréquemment à la suite des morsures de l'urutu et du jararacussu, comme le prouvent les faits cliniques. Il n'est pas rafe de voir les individus mordus par des serpents venimeux, et qui ont résisté aux effets du venin, atteints de lésions incurables, qu'ils conservent jusqu'à la mort. Chez les uns, ce sont des ulcères plus ou moins étendus, qui ont leur siège dans le membre offensé par les crochets de l'ophidien. Chez d'autres, c'est une hémiplé- gie ou une anémie profonde, qui résiste à toute médication i6o VENIN DES SERPENTS tonique. La cécité complète et persistante est rare, même d'un seul côté. Ceux qui guérissent après avoir subi une perte de substance du membre blessé sont sujets, à certai- nes époques, à des douleurs plus ou moins vives dans les cicatrices. Il est des cas où la destruction locale des tissus est de nature telle qu'elle nécessite l'amputation du membre. Il semble toutefois que ces cas soient assez rares. La rapidité avec laquelle la tuméfaction et les autres phénomènes locaux rétrocèdent et disparaissent est remar- quable, même lorsqu'ils sont arrivés à un degré tel que la perte du membre paraît inévitable. Après une injection de permanganate de potasse, nous avons vu ces phéno- mènes diminuer rapidement, et le membre revenir en moins de quarante-huit heures à ses conditions à peu près normales. Même dans les cas les plus graves, il est rare que la mort ait lieu dans les vingt-quatre heures qui suivent la morsure. La mort la plus rapide dont nous ayons connais- sance est celle d'une petite fille, à Joinville, — petite ville de la province de Santa Catharina, — qui est morte dix minutes après la morsure. Ce cas et d'autres semblables doivent être attribués à l'inoculation du venin dans une veine. Aucune autopsie, du moins que nous sachions, n'a encore été pratiquée au Brésil sur des individus ayant DU BRÉSIL 161 succombé à la morsure de serpents venimeux. Nous ne pouvons, par suite, entrer dans de minutieux détails au sujet des lésions produites parle venin. Toutefois, comme les symptômes chez l'homme ne diffèrent pour ainsi dire pas de ce qu'ils sont chez les animaux, nous sommes portés à croire, par analogie, que les lésions viscérales doivent se ressembler beaucoup. On a remarqué, cependant, que chez les personnes qui succombent aux conséquences de la morsure du serpent à sonnettes, la décomposition cada- vérique se manifeste aussitôt après la mort et se continue rapidement. Le livre de Sigaud, déjà cité, contient une observation de ce genre. Il est de croyance générale et ancienne, tant au Brésil qu'en Venezuela que les individus atteints de mor- phée se guérissent radicalement de cette horrible maladie, lorsqu'ils sont mordus par un serpent venimeux. Cette croyance, qui alimente l'espérance chez ces malheureux, se base sur des faits qui paraissent authentiques. Dans les provinces de Minas Geraes et de Maranhao, il y a eu des cas de guérison de cette nature, au sujet desquels le Dr. Sigaud a inséré dans son ouvrage quelques apprécia- tions. Il y a de nombreuses années déjà, qu'un individu atteint d'éléphantiasis des Grecs, recueilli à l'hospice de Saint Lazare de Rio de Janeiro, voulut, par une sorte de dé- sespoir,se soumettre à la morsure d'un serpent à sonnettes. 12 IÔ2 VENIN DES SERPENTS Malgré tous les moyens employés pour le dissuader et pour écarter cette idée de son imagination frappée, sa résolution ne fit que s'accentuer davantage. On finit par accéder à un désir si tenace et l'expérience eut lieu en présence de plusieurs médecins; le malade plongea son bras dans la cage où était le reptile, qu'il excita, provoqua pour se faire mordre. Tout d'abord le serpent ne se prêta pas à ce qu'on attendait de lui, ce ne fut que lorsque les doigts du patient le pressèrent qu'il se lança sur la main et la mordit sur le dessus, près du doigt annulaire. Les phénomènes locaux se produisirent aussitôt et se déve- loppèrent avec une grande rapidité, en envahissant le bras. Peu d'heures après l'état du malheureux était devenu très grave et tout annonçait une mort prochaine* Divers moyens furent vainement employés pour combattre les effets du venin, la mort survînt vingt-quatre heures après la morsure. Toutefois, les personnes présentes re- marquèrent, quelques heures avant la mort, que les tubercules cutanés se déprimaient sensiblement. En tenant compte des conditions de l'expérience, l'insuccès ne peut constituer une preuve contre la croyance dont nous avons parlé. Il n'y a eu là qu'une expérience aveugle, car, dans les conditions où elle s'est faite, il était impossible de déterminer la quantité de venin inoculé et de choisir le point le plus convenable, le plus favorable à l'inoculation. Le dépôt de venin pouvait être très plein DU BRÉSIL ,63 au moment de la morsure et les crochets peuvent avoir offensé quelque ramuscule veineux, et l'on sait que ces conditions augmentent de beaucoup la gravité de la mor- sure. Pour éclaircir ce point, pour élucider la question et détruire ou confirmer la croyance populaire, il faudrait procéder d'une autre manière aux expériences, c'est-à-dire en injectant du venin en quantités préalablement déter- minées; l'on pourrait sans doute par ce moyen juger de la valeur du procédé pour la guérison de l'éléphantiasis des Grecs. C'est là ce que nous avons l'intention de faire bientôt, grâce à la permission qui nous en a été concédée par l'administration supérieure de l'hospice de Saint Lazare. LEÇON DOUZIÈME. Sommaire. — Moyens empiriques employés contre les effets des morsures de serpents venimeux. — Ces moyens n'ont pas répondu à la confiance avec laquelle ils ont été employés. — Les fameuses pilules de Tanjore. — Le tabac. — Les remèdes secrets des guéris- seurs du Brésil.— Les guérisseurs cherchent à s'entourer d'un grand mystère. — Les végétaux employés contre les effets des morsures de serpents venimeux sont assez nombreux. — Spectacle donné par un jongleur africain au Brésil. — Moyen dont il se servait pour faire croire à l'efficacité prodigieuse d'une racine.— Expériences qui ont prouvé le peu de valeur de cette racine comme antidote.— Le guaco — C'est une utopie que de vouloir trouver parmi les végétaux un antidote du venin de serpent. — Qu'est-ce qu'un antidote? — Au point de vue général et scien- tifique, il faut admettre deux classes d'antidotes — L'antidote chimique et l'antidote physiologique.—La façon dont se com- porte le venin de serpent implique l'impossibilité de lui trouver un andidote physiologique. — Les recherches de Sir-Joseph Fayrer, en ce sens, n'ont pas donné de résultat.— Ce qu'on doit penser de l'ammoniaque employé par le Dr. Halford. — Com- ment se comporte le venin en présence de l'oxigène, du chlore, de l'hydrogène.— Nos expériences avec le permanganate de potasse, employé comme antidote du venin de serpent. — Réfu- tation des objections présentées par nos contradicteurs. — Expériences faites par le Dr. Vincent Richard dans l'Inde, et par le Dr. Driout en Algérie. — Elles ont pleinement confirmé les • résultats que nous avions obtenu. — L'efficacité de l'alcool et du chloral.— Ces agents ne peuvent être considérés comme anti- dotes.— Les substances grasses et l'unicorne pulvérisée. — Les moyens mécaniques. — Ils peuvent être utiles. Messieurs, Nous arrivons à la partie la plus importante peut- être, et la plus utile de notre sujet. Il ne suffit pas de savoir ce qu'est l'humeur toxique sécrétée par les serpents i66 VENIN DES SERPENTS venimeux, quelles sont les altérations produites dans les tissus et dans les liquides de l'organisme, quels sont les phénomènes locaux ou généraux qui résultent de l'inoculation, et par quel mécanisme se produit la mort, il faut aussi et surtout savoir quels sont les moyens de combattre le venin et d'en annuller les effets. C'est là ce dont nous allons nous occuper à présent. En Europe, et surtout dans les possessions anglaises de l'Inde et en Amérique, il y a longtemps que l'on a recours à divers moyens empiriques contre les effets des morsures de serpents venimeux, sans que les résultats obtenus aient jamais répondu à la confiance avec laquelle ils avaient été préconisés. Bien que la gravité de ces acci- dents soit universellement reconnue et malgré la mortalité assez considérable produite par les morsures de serpents venimeux dans les pays où ces reptiles abondent x, la vie d'une foule de malheureux a été, et est peut être encore, négligemment confiée à l'gnorance des guéris- seurs et des jongleurs, qui font parade des merveilleux résultats de leurs remèdes. Combien de précieuses exis- tences ont été ainsi sacrifiées par les plus absurdes pra- tiques, par l'emploi inconscient des drogues les plus dangereuses. 1 Selon des statistiques publiées dans les journaux anglais, on calcule que la mortalité due aux morsures de serpents venimeux dans toute l'Inde s'élève chaque année à 20,000 personnes. DU BRÉSIL 167 Il n'y a pas encore longtemps que dans l'Inde, les très- renommées pilules de Tanjore, jouissaient d'une grande réputation contre les morsures de serpents; il entre des quantités considérables d'arsenic et de mercure dans la composition de ces pilules. Le tabac, ingéré en grande quantité, a été employé même au Brésil. Nous connais- sons un cas authentique où l'individu blessé est mort des effets de la nicotine, bien plus sûrement que des effets du venin. Les substances qui constituent les remè- des secrets des guérisseurs au Brésil sont, pour la plupart, des racines ou des feuilles de végétaux, dont ils préparent une macération dans del'eau-de-vie, qu'ils font boire au ma- lade. Les mêmes parties des plantes sont réduites à l'état de pâte, que l'on applique sur la blessure. Ces applications sont presque toujours accompagnées d'oraisons, bénédic- tions, sortilèges et autres pratiques absurdes et ridicules. Le blessé est transporté dans un endroit retiré de la maison loin du bruit et de la lumière, et là il est livré exclusive- ment aux soins des guérisseurs, qui cherchent à entourer leur mission du plus profond mystère. La liste des végétaux employés dans ce cas est considé- rable. Chacun a sa plante de prédilection, des effets de la- quelle on raconte des prodiges. Uherbe de lé\ard (Ca- searea Cambessedesii, Jatropha lacerti, etc.J,le mille hom- mes (Aristolochia cymbiferavtX grandjflora), le guaco (Mikania guaco, Humb. et Bompl.), etc., pour ne parler i68 VENIN DES SERPENTS ici que des plantes les plus usuelles, passent por produire des effets miraculeux. Les guérisseurs du Brésil appartiennent généralement à la race nègre d'Afrique, ou à celle des métis d'indigènes, connus sous le nom de caboclos. Il habitent plus particu- lièrement dans le voisinage des établissements ruraux, où ils sont appelés à exercer leur métier. A l'occasion d'aller soigner un blessé, ils se munissent, en guise de trousse, d'un sac de cuir rempli de différentes herbes. Nous en avons connu un, — esclave d'un fazendeiro,— qui, pour gagner la confiance publique, se donnait en spec- tacle et faisait des tours dans le genre des jongleurs de l'Inde. Il avait toujours avec lui quelques serpents enrou- lés autour du cou ou cachés dans ses vêtements sur sa poi- trine, sans qu'ils lui fissent aucun mal. Pour les rendre ainsi inoffensifs, il employait, disait-il, une racine qui pos- sédait la propriétéde les engourdir. Nous obtînmes à grand peine une certaine quantité de cette racine et d'autres par- ties du même végétal, que nous remîmes à Paide-natura- liste du Musée, M. Schwacke. Il y reconnut une Apocynée du genre Prestonia (Prestonia lutescens). En mettant cette racine simplement écrasée ou macérée dans de l'eau en contact avec différents serpents, nous n'avons jamais pu observer les effets engourdissants qui lui sont attribués. DU BRÉSIL 169 Le même nègre affirmait en outre que cette racine pos- sédait la propriété de guérir rapidement les morsures des serpents les plus venimeux. Les expériences par lui réa- lisées, à diverses reprises, en présence d'un grand nombre de personnes, avaient réussi à implanter cette conviction. Une fois, pourtant, grâces à l'attention et à la sagacité de M. Guimaraes, préparateur adjoint du laboratoire du Mu- sée, présent à l'une de ces expériences, la mystification fut découverte. Le nègre s'était fait mordre plusieurs fois par un jararacussu, après quoi il frottait les parties mordues avec une racine écrasée de Prestonia; le venin ne produi- sait aucun effet. M. Guimaraes, moins crédule que les autres assistants, acheta le serpent et, en lui examinant la bouche, il reconnut que les crochets avaient été arra- chés. Les expériences faites par nous au laboratoire du Musée, en injectant du venin mêlé à de l'eau provenant de la même racine, nous ont prouvé jusqu'à l'évidence qu'elle n'exerce aucune influence et ne neutralise en rien les effets du venin de serpent. Ce fait peut montrer qu'il ne faut donner aucun crédit aux assertions relatives aux prodigieux résultats obtenus par l'usage de certaines plantes, contre les morsures de serpents venimeux. Les faits invoqués par quelques écrivains en faveur du guaco, duquel Humboldt a parlé selon des informations qui lui avaient été données au Venezuela, prouvent 170 VENIN DES SERPENTS seulement que, dans certains cas, cette plante, ainsi que d'autres également employées contre les morsures de ser- pents venimeux, peut, en activant les fonctions élimina- trices, aider au rétablissement ou à la guérison du blessé. Mais, de là à considérer ces plantes comme antidotes, il y a loin. Nous doutons qu'aucune substance végétale soit capable de changer la nature du venin ; ce doute se fonde sur de nombreuses expériences faites au laboratoire du Musée avec différentes plantes du Brésil. La certitude acquise par les médecins et par les per- sonnes instruites que l'emploi des substances végétales, même de celles qui ont été le plus préconisées, n'offre au- cun résultat assuré, a encouragé l'esprit de recherche et a fait essayer d'autres agents, tirés, pour la plupart, du règne minéral. Il s'agissait sérieusement de trouver un antidote au venin de serpent, et les premières recherches dans cette voie ont été faites dans l'Inde par des médecins anglais. Toutefois, avant d'aller plus loin, il convient de bien fixer le sens du mot antidote. La science admet aujourd'hui deux espèces d'antido- tes: Y antidote chimique et V antidote physiologique. Le premier, comme l'indique son nom, agit chimiquement sur le venin ou le poison, en en changeant tout-à-fait la nature. Le second n'agit point sur le poison, mais sur l'organisme en rétablissant dans leurs conditions normales les éléments troublés par le poison. Or, il suffit d'envisager les effets DU BRÉSIL 171 produits par le venin de serpent pour reconnaître aussitôt que la recherche d'un antidote physiologique pour ce venin serait une utopie. Ainsi que nous l'avons montré ailleurs, le venin de ser- pent ne se borne pas à troubler, à la manière des vrais poisons, certaines fonctions; il attaque, il décompose et il dissout la propre substance de ces éléments. Quel serait l'agent capable de rétablir les fonctions d'un élément dé- truit ? Le simple bon sens en démontre l'impossibilité. Ce n'était donc pas dans ce sens que devaient con- verger les efforts des investigateurs. Trouver un agent ca- pable de changer la nature du venin dans l'organisme, sans que cet agent devînt nuisible par lui-même, tel était le desideratum. Le chirurgien anglais, Sir Joseph Fayrer, essaya, il y a une quinzaine d'années, un grand nombre d'agents chi- miques contre le venin du cobra-capello, et la conclusion de ses expériences fut que l'antidote de ce venin était encore à trouver. Cette conclusion négative devait ex- citer plutôt qu'éteindre la curiosité des investigateurs futurs. De son côté, le Dr. Halford, réalisait d'autres expérien- ces en Australie et concluait des faits observés par lui que les injections d ammoniaque constituaient un remède effi- cace contre les morsures de serpents. Toutefois, nos propres expériences nous ont démontré que l'ammoniaque ne 172 VENIN DES SERPENTS détruit pas chimiquement le venin ; il n'en est donc point l'antidote chimique. Il y a plus de deux ans que, voulant compléter nos étu- des sur les morsures des serpents venimeux du Brésil, nous avons été conduit à traiter avec soin cette question des antidotes. Durant une longue série d'expériences, nous essayâmes le perchlorure de fer, le tannin, l'azotate acide de mercure, le nitrate d'argent, l'alcool, l'acide phé- nique, le chloroforme, etc. ; tous les résultats obtenus à l'aide de ces diverses substances furent peu satisfai- sants. Les unes se montraient tout-à-fait inefficaces, les autres atténuaient à peine les effets sans les em- pêcher. Afin de connaître comment se comporte le venin de serpent en présence de certains gaz, qui jouissent de la propriété d'attaquer les matières organiques, nous avons procédé à quelques expériences avec l'oxigène naissant, le chlore et l'hydrogène. Si le venin dilué dans l'eau est soumis pendant quelque temps, à l'action d'un fort courant électrique, produit par quatorze éléments de Gaiffe, son activité est aussitôt di- minuée, mais elle ne se perd pas totalement. Les inocula- tions faites avec le venin ainsi traité par l'électricité, pro- duisent encore de légers phénomènes locaux. Dans ce cas, le venin a subi simultanément l'action de l'oxigène et de l'hydrogène, résultant de la décomposition de l'eau. DU BRÉSIL 173 Si le venin dilué est soumis isolément à l'action d'un courant d'oxigène naissant, durant unedemi-heure ou plus, il devient tout-à-fait inoffensif. Le même fait se produit lorsque au lieu d'oxigène on emploie du chlore. Le courant d'hydrogène ne paraît cependant exercer aucune modification dans l'activité du venin. On pourrait plutôt supposer, au contraire, en présence de résultats comparatifs, qu'il devient plus actif. Dans l'un des cas, le venin préalablement neutralisé par l'oxigène a paru réac- quérir une partie de son activité après avoir été soumis à l'hydrogène. Nous pensâmes alors à essayer le permanganate de po. tasse. Cet agent chimique doué d'une action oxydante très-forte, dont la présence altère presque toutes les subs- tances organiques et arrête la marche de la putréfaction, pouvait peut-être changer la composition moléculaire du venin et agir comme antidote chimique. Les résultats des premières expériences, faites sur des chiens, répondirent entièrement à notre expectative. Nous injectâmes dans le tissu cellulaire sous-cutané du venin, mélangé au préalable à une petite quantité de so- lution à Y100 cle permanganate de potasse, — les effets du venin furent absolument nuls. Cette expérience fré- quemment répétée et donnant toujours le même résultat, nous encouragea à injecter d'abord le venin dans les tissus, et cinq ou dix minutes après la solution de permanganate 174 VENIN DES SERPENTS de potasse. Dans ce cas encore, les effets du venin furent presque nuls. Parfois, il se manifestait à peine une légère tuméfaction autour de la piqûre faite par l'aiguille de la se- ringue de Pravaz; mais cette tuméfaction cédait rapide- ment. En présence d'un aussi brilhant résultat, nous pen- sâmes à tenter les injections intraveineuses. Dans la saphène découverte, nousinjections une certaine quantité de venin, suffisant pour produire de graves dé- sordres et même la mort; nous injections ensuite et tout d'un coup la solution de permanganate de potasse dans la même veine. Dans certains cas l'animal ne paraissait rien sentir, dans d'autres, les perturbations, limitées à une accé- lération des battements du cœur, cessaient promptement. Nous passâmes alors à n'injecter la solution de per- manganate de potasse que lorsque les perturbations occa- sionnées par le venin étaient bien accentuées. Dans ce cas encore, nous réussîmes à arrêter plus ou moins vite les premiers désordres. L'animal tombait quelquefois dans une léthargie profonde, mais, au bout de quinze ou vingt minutes, il se redressait, marchait, mangeait, comme si de rien n'était. Sur quelques animaux, nous avons répété la même expérience, avec un intervalle de peu de jours, et ils ont résisté à toutes ces épreuves. Plusieurs de ces expériences ont eu lieu en présence de S. M. l'Empereur D. Pedro d'Alcantara, de divers mem- bres du corps diplomatique, de sénateurs, du ministre DU BRÉSIL i75 de l'Agriculture, de médecins, d'avocats et de person- nes qui occupent une position élevée dans le commerce de Rio de Janeiro- Les résultats de nos expériences ont été résumées dans une note, présentée par M. de Quatrefages à l'Académie des Sciences de Paris 1. Un fait aussi important ne pouvait manquer d'appeler l'attention des savants et de la presse de tous les pays. Comme il est naturel, en pareil cas, des doutes surgirent aussitôt, on nous contesta et l'on en vînt même à nier notre droit de priorité. Bien que nous ayions déjà, par la voie des journaux et par des brochures 2, éclairci les doutes et réfuté les con- tradictions, nous pensons qu'il n'est pas hors de propos de dire ici quelques mots à ce sujet. En 1875 3, Sir Joseph Fayrer et le Dr. Lauder Brun- ton, dans leurs études sur l'action de divers agents chi- miques en contact avec le venin du serpent à lunettes ou cobra capello, essayèrent aussi du permanganate de po- tasse. A la suite des quatre expériences qu'ils firent avec cet agent chimique sur des cochons d'Inde, ils conclurent négativement. Cette conclusion négative ne doit être attri- buée, toutefois, qu'aux conditions défectueuses des expé- 1 Comptes-rendus de l'Académie des Sciences, Sept. 1881* 2 O veneno ophidico. Broch. 1882. 8 Proc. Roy. Society N. 179. 176 VENIN DES SERPENTS riences. Outre cela, si ces savants observateurs affirment que le permanganate de potasse ne neutralise pas le venin dans les tissus, comment peuvent-ils réclamer maintenant, pour eux, le droit de priorité. M. Vulpian, l'éminent physiologiste, peu de jours après la présentation de ma communication à l'Académie des Sciences, a lu, en présence de la même société savante, une note dans laquelle, en se basant sur quelques expé- riences faites afin de connaître l'action isolée du perman- ganate de potasse injecté, soit dans le tissu cellulaire, soit dans le sang, il met en doute les résultats que nous avons annoncés. Tout en admettant que le permanganate de potasse puisse être utile quand il est injecté aussitôt après l'inoculation du venin, l'illustre savant dit qu'il ne peut en comprendre l'efficacité dans les cas où l'injection est pratiquée plusieurs heures après la morsure. Mais, comme de nombreux faits cliniques, observés au Brésil, prouvaient le contraire, M. Vulpian fût porté à admettre que les serpents du Brésil ne sont doués que d'un venin peu actif. Il ne nous semble pas nécessaire d'accumuler des preuves contre cette supposition ; il suffit d'en appeler à la con- naissance et à l'appréciation de tous les Brésiliens et de tous les étrangers qui ont voyagé dans l'intérieur du Brésil. Nous doutons fort que les morsures du cobra-capello et de la vipère cornue soient absolument plus dangereuses que celles du surucucu ou de l'urutu. DU BRÉSIL 177 Quant aux doutes de M. Vulpian, ils naissent de deux faits : i° de la décomposition du permanganate de potasse au contact des tissus ; 20 de ses effets nuisibles quand il est injecté directement dans le sang. Sans nier le premier fait, nous croyons qu'on ne peut en inférer avec certitude l'inefficacité du permanganate de potasse. Il nous importe peu de savoir si c'est cet agent chimique en nature ou lorsqu'il est transformé qui agit dans ce cas ; des faits nombreux prouvent qu'il agit, c'est là tout ce qu'il faut. Quant au second motif d'objection, nous devons dire que nos expériences, qui ont eu pour témoins des per- sonnes compétentes et au dessus de toute suspicion, démontrent que les quantités de permanganate de potasse, nécessaires pour obtenir la neutralisation du venin, ne produisent pas, en apparence du moins, d'effets nuisibles sur l'organisme. M. le Dr. L. Couty, dans une communication adres- sée à l'Académie des Sciences de Paris, établit, comme conclusion de quelques expériences faites par lui au labo- ratoire de physiologie expérimentale du Musée de Rio de Janeiro, que le permanganate de potasse n'est pas un anti- dote physiologique du venin de^serpent. Dans cette ques- tion, notre illustre collègue et compagnon de travail est parti d'un point de vue erroné, c'est-à-dire qu'il s'est pro- posé de trouver un antidote physiologique du venin, ce qui est impossible. 13 i78 VENIN DES SERPENTS Il injectait successivement dans les veines d'un chien de petites quantités de venin et d'autres quantités de permanganate de potasse en dissolution dans de l'eau ; après une série d'injections, l'animal succombait aux effets du venin. Dans d'autres expériences, il injectait le venin dans la veine saphène d'un côté et la solution de perman- ganate de potasse dans la saphène de l'autre côté ; la mort s'en suivait. Les résultats défavorables de ces expériences ne pou- vaient donc point autoriser une conclusion négative ; d'abord, parce que les quantités de venin successivement accumulées dans le sang pouvaient n'avoir pas été totale- ment neutralisées ; ensuite, l'accumulation de doses répé- tées de permanganate de potasse dans le sang, devait à son tour produire des effets nuisibles. Outre cela, per- sonne ne dira que les conditions dans lesquelles ces expé- riences ont été faites, soient exactement celles qui se produisent dans les cas d'injections réclamées par les morsures faites chez l'homme. Parmi nos contradicteurs, nous trouvons encore M. le docteur Giuseppe Badaloni, médecin à San Léo, province de Pezaro, en Italie. Ses expériences sur des lapins et sur des rats, communiquées à l'Académie de Méde- cine de Paris, ont été faites dans des conditions si différentes des miennes que je ne m'arrêterai pas à les réfuter. DU BRÉSIL 179 Il n'en reste pas moins vrai, toutefois, que nos con- clusions ont rencontré une pleine confirmation dans les nombreuses expériences faites par M. le docteur Vincent Richards, qui a employé avec le plus grand succès le per- manganate de potasse contre les morsures du cobra- capello. Ces expériences, faites dans l'Inde, par l'un des membres de la commission chargée d'étudier les ques- tions relatives aux morsures de serpents venimeux, ont été résumées dans un article publié par le journal anglais Lancet du 7 Janvier 1882. Le même journal du 2 Septembre 1882 contient un autre article au sujet des expériences du docteur Vincent Richards dans l'Inde, à propos duquel il convient de faire quelques réflexions. L'auteur de l'article, après avoir déclaré que les ex- périences du docteur Richards n'ont point réfuté les miennes, ce qui est parfaitement exact ; après avoir re- connu que le permanganate de potasse est une substance de valeur considérable (of considérable value) contre les morsures des serpents venimeux, ce qui est également très vrai ; ajoute : « Toutefois, l'on ne peut encore consi- dérer cette substance comme un antidote ». Nous ne savons pas ce que l'auteur du dit article en- tend par le mot antidote. Il est vrai que dans son sens vulgaire et souvent même dans le sens où il est généra- lement employé par la science, ce mot a quelque chose de 180 VENIN DES SERPENTS conventionnel. Cependant, ce même écrivain cite une des expériences du docteur Richards, dans laquelle les injections de permanganate de potasse eurent lieu vingt- cinq minutes après l'inoculation d'une quantité mortelle de venin, le membre ayant été lié au préalable, et où les effets du venin furent complètement annulés. Or, l'on peut bien convenir qu'une substance capable de donner de semblables résultats mérite les honneurs du nom d'antidote. M. le docteur Driout, médecin major de ière classe dans l'armée française a obtenu, dans la régence de Tunis, des résultats très satisfaisants par l'emploi des injections de permanganate de potasse contre les morsures des vi- pères cornues. Il en est résulté pour lui la « conviction absolue que le permanganate de potasse est l'antidote du venin de la vipère cornue, et, a fortiori de la vipère de France, dont les morsures sont moins dangereuses ». Au Brésil, les preuves confirmatives sont très nom- breuses, et la conviction à ce sujet s'est répandue et bien établie par tout le pays. Malgré les doutes émis jusqu'à ce jour par quelques rares observateurs, nous avons l'intime conviction que les injections de permanganate de potasse seront, avant peu, universellement adoptées et employées comme le plus sûr moyen d'enrayer, de paralyser et de détruire les effets des morsures de serpents venimeux. DU BRÉSIL 181 Nous ne terminerons pas cette leçon sans dire quel- ques mots au sujet d'autres moyens ou d'autres substan- ces considérées comme efficaces. L'alcool et le chloral sont de ce nombre. Dans l'Inde, le rhum administré par la bouche, jus- qu'au point de produire les phénomènes de l'ivresse, est un moyen très en usage. Chez nous, les substances vé- gétales préconisées sont administrées dans de l'eau-de-vie. On cite des cas d'individus profondemment alcoolisés qui, ayant été mordus par un serpent à sonnettes, ont été exempts des effets du venin. Le chloral a été égale- ment employé au Brésil, avec succès, dit-on ; M. le doc- teur Lisbôa, médecin de la province de Minas Geraes, préconise particulièrement ce moyen. Cependant nos expériences ont prouvé que ni l'alcool ni le chloral ne dé- truisent le venin ; et, pendant quelque temps, nous nous sommes même servi du chloral pour conserver le venin. Des chiens, profondemment alcoolisés, auxquels nous avons injecté du venin, sont morts plus ou moins rapide- ment. Néanmoins, en faisant des expériences in vitro, afin d'étudier l'action du venin sur les chairs, en présence de l'alcool et du chloral, nous avons reconnu que l'action dissolvante du venin est comme empêchée en présence de ces deux agents. C'est à cette curieuse action, inhibi- toire de l'alcool et du chloral que l'on doit peut-être attri- 182 VENIN DES SERPENTS buer quelques bons résultats obtenus par l'emploi de ces substances dans les cas de morsures de serpents veni- meux. Nous ne nous arrêterons pas à discuter les absurdes assertions de quelques personnes sans instruction, qui prétendent avoir guéri les plus graves morsures de ser- pents en faisant ingérer au blessé de grandes quan- tités de substances grasses, ou en lui administrant de l'unicorne pulvérisé. Ces prétentions atteignent les limi- tes du ridicule et ne valent pas la peine qu'on s'en occupe. A l'égard des moyens mécaniques, tels que la succion opérée avec la bouche, avec une ventouse ou avec des substances plus ou moins poreuses appliquées sur les bles- sures, nous devons dire qu'ils ne peuvent être utiles qu'à l'instant même qui suit celui de la morsure, et que, même dans ce cas, leurs avantages sont très douteux. Lorsque le crochet du serpent pénètre fort avant dans les tissus, la succion, même très bien faite, ne parvient pas à ex- traire tout le venin. Quant à la ligature, pratiquée immédiatement au dessus de la morsure, c'est un moyen de première intui- tion, que l'on ne doit pas mépriser ; il embarrasse l'entrée du venin dans les veines et donne le temps nécessaire à se pourvoir des objets indispensables à la neutralisation du venin dans les tissus. LEÇON TREIZIÈME. Sommaire.— La connaissance de l'action neutralisante du perman- ganate de potasse sur le venin de serpent est une des plus précieuses conquêtes de la thérapeutique moderne.— Valeur des preuves qui démontrent cette action.—Expressions de gratitude publiées à ce sujet par la presse du Brésil.— Outillage pour les applications de l'antidote.— Les faits cliniques.— Il sont des plus éloquents et détruisent toute objection.— Quelques insuccès.— Comment ils s'expliquent.— Des règles à suivre pour l'appli- cation de l'antidote, afin que le succès soit assuré. Messieurs, Si les expériences faites sur des animaux, dans des conditions exactes et déterminées, ont prouvé que le per- manganate de potasse neutralise le venin de serpent dans les tissus, les expériences faites sur l'homme, victime de la morsure de ces reptiles, sont venues corroborer, par de très nombreux succès, la réalité de cette action du permanganate de potasse et prouver que la connaissance de cette bienfaisante propriété est une des plus heureu- ses et des plus positives conquêtes de la thérapeutique moderne. 184 VENIN DES SERPENTS Qui pourrait encore en douter après une exubérance de preuves qui atteint déjà les proportions d'une solide démonstration. De tous les points du Brésil, même de plus éloignés, la presse de la capitale de l'Empire reçoit presque journellement la communication de faits qui at- testent la puissante action de cet agent neutralisateur, et ces faits, la plupart observés par des médecins intelli- gents et instruits, sont revêtus d'un inattaquable caractère d'authenticité. Jusqu'à ces derniers temps, le médecin appelé à prê- ter les secours de son art à une personne mordue par un de nos serpents venimeux, demeurait perplexe, indécis, sur les moyens auxquels il devait recourir pour sauver la vie du blessé. C'est pour cela même que cette tâche était plutôt confiée aux guérisseurs, qui cherchaient à justifier par les plus futiles prétextes et les plus absurdes raisons l'insuccès de leurs herbes, impuissantes pour arrêter la marche progressive des effets du venin. Mais aujourd'hui, grâce à la vulgarisation de notre méthode de traitement, la confiance a gagné tous les esprits et personne ne craint maintenant de perdre la vie par suite de la morsure d'un de nos plus redoutables ophidiens. L'importance et l'étendue du service rendu par notre méthode de traitement se révèle dans les expressions de haute gratitude, dans les louanges qui accompagnent tou- DU BRESIL i85 tes les informations adressées à la presse. C'est dans la manifestation unanime de cette reconnaissance, de la part de nos compatriotes, que nous trouvons la plus digne récompense de nos longs et laborieux efforts. Afin de rendre facile pour tous, l'usage et le maniement du permanganate de potasse, plusieurs maisons de com- merce de Rio de Janeiro et diverses pharmacies de pro- vince ont fait venir d'Europe, de petites trousses conte- nant tout l'outillage nécessaire aux injections de ce puis- sant et précieux antidote. La presse, de son côté, a fait connaître notre méthode dans ses moindres détails, de manière que toute personne intelligente peut faire une bonne application du médicament. Les fazendeiros, les travailleurs ruraux, les voyageurs, les chasseurs, les in- génieurs et les explorateurs, qui sont de tous les habi- tants du Brésil les plus exposés aux morsures de serpents venimeux, tous sont à l'heure qu'il est munis de ces pe- tites trousses, et, grâce à cette précaution, un grand nombre de précieuses existences ont été épargnées de- puis un an. Les faits cliniques, ont été produits par la morsure de différentes espèces de serpents venimeux du Brésil : le serpent à sonnettes, le jararacussu, l'urutu, le jararaca, le surucucu. Personne entre nous ne doute de l'activité et de l'énergie du venin de la plupart de ces espèces, et pourtant, dans certains cas, les effets du permanganate de i86 VENIN DES SERPENTS potasse ont été vraiment admirables. Lorsque les appli- cations ont été immédiates et bien faites, l'action locale du venin a été aussitôt enrayée. Lorsqu'elles ont tardé, c'est- à-dire lorsqu'elles ont eu lieu après la manifestation de phénomènes graves, indicatifs de la pénétretion du venin dans le sang, la gravité a diminué rapidement et le réta- blissement s'est opéré en peu de jours. Il y a même eu des cas, dont la gravité était telle, que toute espérance paraissait perdue, et, au grand étonnement du médecin, appelé à donner ses soins au blessé, les injections de per- manganate de potasse, — sans nul autre moyen,—ont suffi pour rendre la santé à qui semblait prêt à perdre la vie. Ces preuves cliniques, les dernières surtout, sont des plus éloquentes et éloignent toute objection, même des plus incrédules esprits. Dernièrement, quelques revers dans la pratique des injections de permanganate de potasse sont parvenus à ma connaissance. Ces résultats négatifs, d'ailleurs en très petit nombre, ne peuvent, en aucune façon, ébranler la confiance basée sur une quantité assez considérable déjà de succès éclatants. Us s'expliquent, naturellement, par les conditions défectueuses dans lesquelles les injections de l'antidote ont été faites. Dans certains cas, le nombre d'injections a été très insuffisant pour la neutralisation complète d'une assez grande quantité de venin inoculé DU BRESIL 187 dans la blessure ; dans d'autres cas, les injections ont pu être faites d'une manière tellement imparfaite que le contact de l'antidote et du venin n'a pas eu lieu ; enfin, la solution de permanganate de potasse pouvait être vieille, altérée, décomposée; l'une de ces conditions suffit pour que le succès soit incertain. Nous allons indiquer les règles, dont l'exécution intel- ligente peut garantir le succès : i° Il faut se procurer le permanganate chimiquement pur; la solution ne doit en être préparée qu'au moment de s'en servir. 20 Les injections doivent tout d'abord être pratiquées au point même de la blessure, en suivant autant que pos- sible, le trajet parcouru par le crochet du serpent dans les tissus. 3° Les injections doivent être répétées, soit dans la blessure même, soit dans les diverses parties du membre tuméfié, à des intervalles plus ou moins rapprochés, jus- qu'à obtenir l'atténuation évidente des symptômes. 40 Les injections doivent être faites le plus tôt possible après la morsure. A ces conditions, nous pouvons assurer que le succès est infaillible. Il n'y a rien d'étonnant à ce que, même dans des cas d'empoisonnement déjà avancé, des succès aient été obte- nus par les injections de permanganate de potasse. L'ex- i88 VENIN DES SERPENTS plication de ces faits, d'ailleurs nombreux, se trouve dans les conditions d'absorption du venin, sujet dont il a été suffisamment parlé dans une des précédentes leçons. Le venin, avons-nous vu, n'est absorbé que par petites quan- tités, au fur et à mesure, de proche en proche, par une sorte de diffusion ou d'imbibition lente des tissus. L'indi- vidu mordu par un serpent, et à qui l'on ne porte secours qu'après la manifestation des symptômes de généralisation du venin, c'est-à-dire cinq, six heures ou plus après la morsure, a encore à ce moment une assez grande quantité de venin retenu et localisé dans le membre blessé. Si l'on ne détruit pas ce venin localement, au moyen d'injections répétées de permanganate de potasse,il passera tout entier dans le sang et ajoutera son action nuisible à celles des quantités déjà absorbées; la mort en sera le résultat. Si, au contraire, on vient à le neutraliser, la source tarit, et les quantités déjà entrées dans le sang étant éliminées, les symptômes d'empoisonnement tendront à disparaître. Telle est, à mon avis, l'interprétation de ces cas. LEÇON QUATORZIÈME. Sommaire.—Récapitulation des faits les plus importants signalés dans les leçons précédentes.— Le venin doit être classé parmi les zymases.—Différences entre les venins et les virus.— La ques- tion des virus et de la contagion est encore aujourd'hui très obscure.— Les clartés sont plus grandes en ce^qui a rapport à la question des venins.— On pourrait peut être établir des transitions entre les venins et les virus.— Le virus rabique.— Les alcaloïdes cadavériques.— Les propriétés toxiques de la salive humaine.—Les venins ne se régénèrent ni ne se repro- duisent dans l'orgainsme.—Ce caractère suffit pour les séparer des virus. Messieurs, Dans les leçons précédentes nous avons exposé des faits remarquables et très intéressants au sujet des pro- priétés physiologiques du venin de serpent et de la ma- nière dont il se comporte en présence des substances organisées et des tissus vivants. Nous y avons vu que le venin n'est autre chose qu'une humeur glandulaire très- analogue au suc pancréatique des animaux supérieurs ; qu'il dissout les chairs, émulsionne les graisses et coagule le lait, exactement comme le suc digestif, auquel nous l'avons assimilé. 190 VENIN DES SERPENTS Nous avons vu également que ce venin n'agit pas comme substance nuisible, lorsqu'il est mis en contact avec les muqueuses. Cette circonstance ne saurait être regardée comme de peu d'importance puisque d'autres sécrétions venimeuses, — telle que le venin du crapaud, par exemple,— sont mortelles quand on les introduit dans les voies digestives. Un autre fait, que nous avons considéré comme de grande conséquence,c'est que le venin de serpent s'absorbe difficilement. Il pénètre par diffusion dans les tissus et s'étend au loin en gagnant de proche en proche par une espèce d'imbibition des éléments. Contrairement à ce qui a lieu avec la plupart des poisons, il n'a pas besoin d'être transporté dans la circulation générale pour commencer à produire ses effets. Le venin de serpent n'agit pas électivement sur les tissus, c'est-à-dire qu'il ne choisit point les éléments qu'il doit attaquer ; il les modifie tous directement et indistinctement, dès qu'il se trouve en contact avec eux. Voilà donc un produit de la vie animale, dont l'énergie est parfois comparable à celle des plus violents poisons, tout en en différant par de nombreuses propriétés tout-à- fait caractéristiques. C'est à cause de ces propriétés que le venin de serpent doit être classé parmi les zymases ou ferments solubles. DU BRÉSIL 191 Nous ne savons si d'autres sécrétions animales, égale- ment regardées comme des venins, doivent aussi prendre rang parmi les zymases. Le venin de crapaud, par exem- ple, ne nous semble point se comporter à la façon d'un ferment soluble, et, du reste, il se sépare entièrement du venin de serpent au point de vue des propriétés chimi- ques et de l'action physiologique. Nous en pourrions dire autant au sujet du liquide venimeux sécrété par cer- tains insectes, tels que les abeilles, les guêpes, les myria- podes, etc., etc. On a cru dans le temps que les venins pouvaient être assimilés aux virus. Grâces aux progrès récents accomplis par la science dans le domaine des maladies virulentes, cette fausse idée s'est évanouie. La matière active des virus est formée par des microbes ou des corpuscules vivants qui se régénèrent et se reproduisent en donnant lieu à la contagion. Or, ainsi que nous l'avons démontré, l'action du venin s'épuise sur l'animal inoculé. Outre cela, l'intensité des effets du venin est en propor- tion directe de la quantité employée ; ce qui n'est pas, en général, le cas pour les virus. On voit donc qu'il y a des différences capitales entre ces deux ordres d'agents. Malgré les progrès immenses faits par nos connaissan- ces sur l'origine et la nature intime de certaines maladies virulentes et contagieuses, il faut avouer néanmoins qu'il règne encore de grandes obscurités dans la question des 192 VENIN DES SERPENTS virus et dans celle de la contagion. Il est vrai que, grâce aux persévérantes recherches de quelques savants émérites, l'on connaît aujourd'hui certains faits culminants, jalons d'une science qui commence ; mais, bien des années s'é- couleront, nous en avons la certitude, avant qu'il soit donné à l'homme de faire jaillir assez de lumière pour dissiper toutes les obscurités. Les clartés sont déjà plus grandes dans ce qui a rapport à la question des venins. Ils forment une classe à part, plus voisine de celle des poisons que de celle des virus proprement dits. Ces délimitations n'ont cependant rien de bien tranché, car dans les alcaloïdes cadavériques, dans les ptomaïnes, nous trouvons la transition entre le venin de serpent et les poisons organiques, en même temps que dans le virus rabiquel nous rencontrerons peut être le lien entre le venin de serpent et les virus. Il ne faut point toutefois attacher à ces vues de l'esprit une importance plus grande qu'elles ne méritent. Une des tâches synthé- tiques de la science, est de grouper, de réunir, de classer les faits, en y sachant reconnaître les analogies ou les dissemblances qu'ils ont entr'eux. Il y a là, il est vrai, un artifice qui ne correspond pas toujours à l'essence des * Malgré tous les efforts employés par M. Pasteur dans le but d'isoler le microbe de la rage,il n'a pas réussi jusqu'ici. Cet insuccès toutefois ne sert qu'à prouver les difficultés immenses de ces recher- ches sur les infiniment petits. A priori, l'on peut bien affirmer que la rage est une maladie microbienne. DU BRÉSIL 193 choses, mais cet artifice même facilite les recherches, en mettant un certain ordre dans les connaissances acquises. C'est uniquement pour donner satisfaction à ce besoin de méthode que nous avons présenté ici des transitions entre les venins, les poisons et les virus, tous agents nuisibles, mais dont l'origine et la façon de se comporter dans l'organisme sont souvent fort différentes. Les observations récentes de MM. Pasteur, Vulpian et Gautier sur les propriétés toxiques de la salive humaine sont venues démontrer, ce que l'on ignorait jusqu'à pré- sent, que notre salive peut, en certaines occasions, devenir venimeuse. Ce qui chez l'homme n'est qu'un état transi- toire et tout-à-fait accidentel, devient chez certains ani- maux, tels que les serpents, un état normal et permanent. D'un autre côté, nous avons prouvé, après MM. Béchamp et Baltus, que le ferment pancréatique des mammifères est, quand on l'injecte dans le sang, toxique au même degré que le venin de serpent. Ces faits s'accordent tous et tous concourent à prouver que les qualités nuisibles de certains produits de sécrétion animale ne constituent point un privilège accordé à quel- ques espèces, ainsi que le croyaient ceux qui ne voulaient voir dans le venin de serpent qu'une arme d'attaque et de défense. Somme toute, Messieurs, les venins sont des produits de sécrétion normale, agissant sur l'organisme d'une 194 VENIN DES SERPENTS façon comparable aux poisons, sans s'y régénérer ni s'y reproduire. Ce dernier caractère, pour n'en point citer d'autres, suffit à séparer les venins des virus. Quant au venin de serpent, son action fermentative va jusqu'à dé- composer et détruire les substances organisées. ^}W_GE&1 FIN. cC V ^AR^ y 2992 1 LEÇONS SUR LE VENIN DES SERPENTS DU BRÉSIL ET SUR LA MÉTHODE DE TRAITEMENT DES MORSURES VENIMEUSES PAR LE permanganate de pota PUBLIÉES PAR LE professeur Dr. j. b. de Lacerda Sous-Directeur du laboratoire de physiologie expérimentale du Musée National de Kio de Janeiro ; Commandeur de l'Ordre Impérial de la Rose ; Professeur honoraire de la Faculté de Médecine de Santiago du Chili ; Membre de l'Académie Impériale de Médecine de Kio de Janeiro; de la Société d'Hygiène de Paris ; de la Société d'Anthropologie de la même ville ; de la Société de Géographie de Lisbonne, etc., etc. Avec trois planches chromo -lithographiées OCTAVE DOIN\ Libraire-Éditeur 8, l'I.AGE DE L'ODÉON, PARIS 1884 ' :> ^> > > i a> > ■■■' >■> ~> *• = 3,\. >^ ^* .^'V .>:,„ ■:*■/>■ ':: i > » > "> ' * -* , > »> > s '■>' 3>> -J> 3 >_* .... ,► 3 >^> te» > ,Vs- > » -> ^ »jp* f >■> j> -i* > 3 ? > 5 jy 9 ». 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